Economie des manèges pour enfants : état de la recherche – enfin, de la mienne – épisode 1 sur 3 ou 4

J’ai vécu une expérience d’économiste naturaliste au cours des deux dernières années. Je m’en vais vous la relater.

Depuis deux ans, je fréquente les manèges pour enfants, particulièrement à Marseille. Or, il m’avait semblé remarquer que dans de nombreux manèges[1], les jetons étaient identiques. Ce qui signifiait que l’on pouvait facilement aller dans un manège avec les jetons achetés ailleurs. J’ai échafaudé une explication aussi superbe que raffinée, qui s’est brutalement et partiellement écroulée hier. J’ai découvert que les jetons que je croyais identiques ne l’étaient pas totalement[2]… Après une longue hésitation pour savoir si je devais abandonner cette recherche, j’ai conclu que dans une perspective normative, le sujet devrait intéresser, quoi qu’il en soit, les nombreux forains qui lisent ce blog et que je serai peut-être le Black et Scholes du monde des manèges (un monde au moins aussi impitoyable que celui de la finance, rapport à la férocité des clients). Ce qui est une responsabilité énorme. Mais j’ai pas peur [3].

Posons donc les hypothèses :

0 – Les jetons sont identiques d’un manège à l’autre.
1 – Les manèges sont identiques (ou presque)
1bis – un enfant est aussi heureux sur le Mickey qui se balance que sur l’hélicoptère qui monte quand on appuie sur le bouton.
2 – Le prix du jeton est le même partout (ce qui vient d’un équilibre de marché, mais que je pose en préalable à ce stade pour comprendre le raisonnement, car il nécessite au moins l’hypothèse 3 pour tenir la route) : 2€[4].
3 – La probabilité pour un enfant de se retrouver 80% du temps à un manège et 20% du temps dans un autre est identique d’un enfant à l’autre. Les enfants sont distribués de la même façon dans les différents quartiers ou, en tout cas, ils se déplacent assez identiquement à partir de chez eux.

C’est là que les choses sérieuses commencent. La question initiale est : pourquoi les propriétaires de manèges pourraient ne pas prendre la peine de personnaliser leurs jetons ? En ayant tous les mêmes, ils risqueraient de se retrouver à accepter des gosses sur leur manège qui n’ont pas payé les jetons chez eux. En d’autres termes, le propriétaire du manège du Parc Borély bosse pour celui du Palais Longchamp ou du carrousel de la place Charles de Gaulle.

Et là, on a besoin de l’hypothèse 4 pour faire durer le suspens :

4 – Tous les manèges n’appartiennent pas au même propriétaire.

Sinon, évidemment, on comprend pourquoi le propriétaire ne s’embêterait pas, même si en termes de comptabilité analytique, c’est moyen.

L’hypothèse 3 nous donne une première réponse. Quand un enfant achète un jeton et l’utilise ailleurs, il y a de forte chance qu’un autre enfant fasse le trajet inverse. En conséquence, on n’a pas à craindre de détournement global du trafic d’enfants (note pour la version finale : essayer de modifier l’expression). Sachant qu’il n’existe pas de possibilité d’arbitrage[5], en raison des hypothèses 1 et 2, on ne devrait pas se soucier de ce problème.

C’est déjà une jolie explication. Assez triviale, du reste et soumise critiquement à l’hypothèse 3. Mais poussons le raisonnement plus en avant. Quel est le coût d’une fréquentation du manège par un enfant qui n’a pas acheté son jeton à ce manège ? Je dégaine une nouvelle hypothèse :

5 – un manège donné ne tourne jamais pour un unique enfant ayant acheté son jeton ailleurs.

Conséquence : à chaque tour, qu’il y ait un ou dix gamins dessus, du moment qu’il y en a au moins un qui a payé sa place, les coûts supportés sont approximativement fixes et il n’y a pas de raison de se livrer à un contrôle strict des jetons. Avec des resquilleurs ou non, le manège aurait tourné et les coûts seraient les mêmes. Mais pourquoi donc accepter de perdre des ventes et transformer le manège en un genre de bien public ? Si la non rivalité ne fait techniquement pas de doute (grâce un peu à l’hypothèse 1bis, cela dit), la non exclusion est la conséquence de l’existence de jetons identiques. Pour répondre, rappelons-nous pour commencer que l’on bénéficie du “croisement” des jetons (j’en perds un, j’en gagne un).

Mais ce n’est pas tout. Le manège est un bien à effet de réseau. Plus il y a de gosses dessus, plus les autres enfants, dans une logique dramatiquement grégaire, veulent y aller. De ce point de vue, l’existence de passagers clandestins est excellente pour l’activité, car il la stimule en attirant des clients payants, sans que le coût ne soit plus important. La discrimination tarifaire implicite (et extrême, puisque certains clients ne paient pas du tout) permet de jouer avec l’effet de réseau[6]. Je vous vois dubitatifs. Est-ce parce que vous songez à un manège le dimanche après-midi ? Oui,c’est un souci, mais j’ai mon hypothèse ad hoc :

6 – Les manèges ne sont jamais soumis à des effets de congestion.

C’est-à-dire ? Ben, simplement, quand un gamin veut faire un tour, moyennant un temps d’attente raisonnable, il peut. Je ne suis pas certain que cette hypothèse soit absolument indispensable pour aboutir, mais la poser, au moins momentanément, nous permet d’éviter la situation où plein de “resquilleurs” tourneraient pendant que des clients payants seraient contraints de rentrer chez eux.

Bon, à partir de là, on a bouclé. Il suffit de rajouter que quand des parents hésitent à acheter plusieurs jetons, la perspective de les utiliser ailleurs les incite à le faire et on comprend que la solution coopérative entre les propriétaires de manèges, consistant à une sorte de mutualisation des jetons, est optimale. Pas de surcoût, pas de perte de CA, une hausse au contraire. Elle est pas belle la vie ?

Dans les épisodes suivants, je me livrerai à l’étude de la formation des prix, supposés donnés ici, comme en concurrence, ce qui est un peu étrange compte tenu de la dimension spatiale indéniable du problème. Puis, ce sera l’étude empirique, avec une triple perspective. D’abord, jusqu’à quel point l’hypothèse 0 est-elle valide ? J’ai dit en introduction mes doutes sur son degré de véracité, restant confiant quant à la possibilité qu’un nombre non négligeable de manèges partagent les mêmes jetons ou n’y fassent guère attention. Je peux déjà vous dire qu’il existe deux manèges où les jetons sont différenciés, alors même qu’ils sont situés à quelques centaines de mètres l’un de l’autre dans le même parc[7]. Mais j’ai une explication limpide : l’hypothèse 1 n’est pas valide. Un des manèges est vachement plus complexe (avec des montées et des descentes, un vrai circuit, quoi). La deuxième partie sera plus coton : il faudra que j’aille interroger les tenanciers pour leur demander s’ils ont déjà réfléchi au sujet. J’ai un peu peur de les déranger. Pour terminer, il faudra que j’aille voir ailleurs comment ça se passe. De ce point de vue, comme la recherche n’est pas un acte solitaire, je demande à toutes les bonnes volontés de m’apporter leur témoignage concernant les manèges de leur ville.

Et puisque j’y suis, je voudrais faire passer un message aux propriétaires du manège d’Annecy qui est devant un centre commercial du centre-ville, celui où il y a un restaurant juste à gauche à l’entrée : faire payer le tour au parent qui vient simplement s’assurer que le minot ne se pétera pas la gueule en tournant, c’est très minable. En plus, on sait jamais sur qui on tombe…

Notes

[1] Pas toujours, mais assez souvent pour attirer mon attention.

[2] Il semblerait qu’y ait des trucs pas pareils écrits au dessus de la tête de Mickey.

[3] je crains dégun, comme on dit autour des manèges que j’observe en général.

[4] Pour être tout à fait exact, il me semble qu’un des manèges marseillais fait du 2,30€.

[5] J’achète mon jeton moins cher ailleurs et je l’utilise en bas de chez moi

[6] Notons que cette discrimination est ici asexuée, ce qui ne sera plus le cas lorsque nos bambins iront en boîte de nuit et que seules les filles se verront offrir l’entrée pour attirer les hordes de bourrins payants encore déterminés à décrocher le pompon. Notons aussi, au passage, qu’on ne voit presque plus de pompons dans les manèges et c’est bien dommage.

[7] C’est mon beau-père qui s’en est rendu compte. Il s’est fait clairement pointer

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8 Commentaires

  1. Est-ce que le même raisonnement pourrait s’appliquer à la monnaie? Toutes les pièces sont identiques dans un pays donné, quel que soit le commerçant.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Monnaie et jeton sont différents. La monnaie est un équivalent universel, dès lors qu’elle a cours. Or, ici, vous pouvez certes utiliser les jetons dans plusieurs manèges, mais pas chez votre boucher. Si vous les échangez avec votre boucher (qui peut accepter pour amener ses enfants au manège) c’est du troc (vous échangez ledroità un tour de manège contre de la viande). En plus, la vraie monnaie a servi à acheter les jetons. Les jetons seraient de la monnaie s’ils se mettaient à circuler en échange d’autre chose que des tours de manège. Prenez le cas par exemple du propriétaire qui a une dizaine de jetons en excédent, parce qu’un marmot est venu les dépenser chez lui en les ayant acheté ailleurs. Que peut-il en faire ? Rien, à part les donner à son enfant pour aller faire des tours de manège chez les concurrents. Inutile de se dire qu’il va les revendre, puisqu’ils sont en éxcédent par rapport à ce qu’il vend normalement (et ne coûtent rien à produire ; ce qui coûte, c’est le tour de manège). Néanmoins, il y a un point commun avec la monnaie : à l’intérieur du monde des manèges, les jetons fluidifient les transactions (voir le cas où les parents achètent en se disant qu’ils pourront l’utiliser ailleurs). Plus intuitivement, la meilleure preuve que les jetons ne sont pas de la monnaie est qu’ils ne sont pas indispensables pour faire des tours. Il suffirait d’avoir deux euros dans la poche et de les donner à la place du jeton. Je m’arrête là, parce qu’on pourrait développer encore les similitudes, mais sans que cela fasse des jetons une monnaie.

  2. a) Si les jetons étaient identiques, ils seraient d’aspect prévisibles : donc, il y aurait de "faux jetons" en circulation.

    b) Il n’est pas exclus qu’une cartelisation des manèges existe : on sait qu’un enfant veut essayer différents manèges : donc, on veille à tirer le profit maximum de cette caractéristique saillante de la clientèle.

    c) Il est probable que l’organisation capitalistique de l’exploitation des manèges varie selon les fêtes foraines. A certains endroits, les exploitants sont probablement salariés ou assujettis à une solidarité familiale. Dans d’autres, ce sont des entrepreneurs à leur compte. Dans le premier cas, ni tirant pas directement bénéfice du chiffre d’affaires du manège, les effets de cartel ou les faux jetons leur importent peu : au contraire : le premier indicateur de leur performance est la fréquentation du manège, indépendamment du chiffre d’affaires.

    Réponse de Stéphane Ménia
    a) Bof. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Ils sont d’aspect prévisibles, même quand ils sont différents. Seul une inscription change dans la plupart des cas.
    b) C’est imaginable, en effet. Dans une situation de concurrence, le jeton pourrait coûter moins cher. Je n’ai pas encore étudié le marché, mais la différenciation spatiale me fait penser que ce n’est pas forcément l’hypothèse la plus plausible.
    c) Allez voir chez Comprendre ou Une heure de peine si j’y suis 😉

  3. Petit complément. Très souvent, le regrettable manque d’autorité des parents permet à beaucoup de marmots tyranniques de quémander plusieurs tours (sous prétexte d’essayer le navion, et le nélicoptère, etc…). Les parents sont donc souvent amenés à payer des jetons en plus au tenancier, quite à utiliser leur reste de monnaie initialement prévue pour se prendre une bière.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Oui, c’est un souci,je le reconnais. Je ne sais pas comment intégrer cela dans le modèle, mais je condamne fermement ce dictatorial. Ensuite, soyons clairs : c’est une question de préférences. Ma fille pourra monter et redescendre 50 fois du grand Mickey en hurlant, si j’ai budgétisé un pastis, elle n’aura rien de plus.

  4. Et apres cela vous refusez votre titre d’économiste?

    Réponse de Stéphane Ménia
    Eh eh eh… C’est vrai que certains le revendiquent pour moins que ça. 🙂

  5. Et bah, ils ont du temps à l’éducation nationale…! (je plaisante hein !)

    Hypothèse 7 : il n’y a pas de monopole dans la production de jetons pour manège

    Le monde est en train d’être révolutionné par Stéphane !!! A quand le Nobel ?

  6. 1-Les jetons sont-ils utilisables commes jetons de Caddies ?

    2-Pourrait-il y avoir un monopole de fait de fabrication du récepteur à jetons ? Tous les constructeurs de manèges se fourniraient dans le modèle basique.

    En tous cas, bravo au prof, aborder l’économie par ce type de problème la rends plus ludique.

  7. De l’interopérabilité…
    Ce billet rejoint un problème célèbre dans le monde informatique, remis au goût du jour par les divagations de nos élus sur la DADVSI ou la loi Création et Internet: avoir des jetons utilisables sur tous les manèges, c’est de l’interopérabilité.

    C’est la même question que celle de mon CD Totoshop acheté pour Vinedaube et que je ne peux pas utiliser sur mon LiTux, ou de mes chansons achetées en WMA que je ne peux pas lire sur iTunes, et même à la limite de mes disques noirs sur lesquels j’ai payé ma quote-part aux auteurs et que je suis obligé de racheter en format CD pour écouter sur mon autoradio.

    Le résultat net de la non-interopérabilité c’est que le piratage est plus facile et pratique que l’achat, donc que croyez-vous qu’il arriva? La même chose que la diminution du saut de tourniquets depuis que le Navigo a rendu l’honnêteté plus pratique que la resquille.

    et voilà pourquoi il y a des facs de droit ET d’économie, dans un monde meilleur on peut même rêver que les enseignants ou les étudiants d’un domaine causent à ceux de l’autre.

  8. Sébastien : Pour l’anecdote, quelques semaines avant l’élection présidentielle mexicaine de 1988, la banque centrale mexicaine avait choisi de mettre en circulation des billets marqués d’un coup de tampon noir. A cette époque, vous changiez vos dollars US contre des sachets scellés de billets mexicains, contenant évidemment un pourcentage variable et supposé aléatoire (allant en pratique de 70 à 90%) de billets marqués.

    Bien entendu, le touriste heureux propriétaire de ces billets avait toutes les peines du monde à rémunérer qui que ce soit avec, y compris pour acheter des tickets de métro. Les taxis, plus aventureux, demandaient généralement une surcharge de 50%.

    J’ai quitté trop tôt le Mexique pour savoir ce qu’étaient devenus ces billets, après l’élection.

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