Délocalisons les médécins

En vue d’obtenir un certain nombre de revendications, des médecins français ont décidé de “s’exiler” symboliquement en Espagne cette semaine. Quelles que soient leurs revendications, les médecins ne devraient pas utiliser ce type de moyens d’action, qui risquent de rappeler à leurs payeurs que les soins de santé constituent l’un des secteurs dans lequel on peut s’attendre, au cours des prochaines années, à une élévation importante du commerce international, avec l’essor considérable des importations de services médicaux des pays en développement vers les pays développés.

Quand j’explique que l’un des secteurs d’activité qui va connaître d’importantes délocalisations dans l’avenir est la médecine, mes interlocuteurs me regardent d’un oeil torve, et se disent que j’ai besoin de vacances (sur ce point, ils n’ont pas entièrement tort). Et il faut reconnaître qu’a priori, le secteur médical fait partie de ces activités de service qui exigent la présence simultanée du producteur et du consommateur, rendant donc assez improbable l’achat de services à l’étranger (si j’ai la grippe aujourd’hui, je ne vais pas prendre l’avion pour me faire soigner en Thailande, même si les médecins n’y coûtent pas cher). On me fait également parfois remarquer qu’une vénérable dame de 80 ans aura de nombreuses réticences pour aller se faire poser une prothèse de hanche dans un pays pauvre et surtout tropical.
Ces arguments sont sans doute justes, mais ils passent à côté de beaucoup de réalités. La première d’entre elles est de nature budgétaire : les soins médicaux sont très coûteux, et vont coûter de plus en plus cher. Robert Fogel, dans l’excellent “the escape from hunger and premature death” a calculé les élasticités-revenu de long terme pour divers types de biens et services; il a constaté que sur le long terme, ceux pour lesquels l’élasticité est la plus forte (c’est à dire que lorsque le revenu des gens augmente, la demande de ces biens augmente plus que proportionnellement) sont dans l’ordre les soins médicaux, l’éducation et les loisirs. Ce qui veut dire qu’au fur et à mesure de la croissance économique dans les pays riches, la part des soins médicaux dans le PIB ne fera qu’augmenter étant donnée la demande des consommateurs. A cela on peut ajouter le vieillissement des populations dans de nombreux pays développés européens, qui aura pour effet mécanique d’accroître la demande de soins médicaux.
Or dans le même temps la productivité dans toute une série d’activités médicales ne peut pas augmenter. Le progrès technologique fait de grandes choses : mais il ne peut pas grand chose contre le fait qu’une hospitalisation nécessite toute une série de services associés (lit, nettoyage, alimentation des malades, personnel médical) pour lesquels la productivité ne peut pas augmenter sans dégradation du service (on imagine mal de mettre deux malades dans un même lit d’hôpital pour en accroître la productivité, ou un médecin faire deux consultations en même temps). Si la demande de services médicaux augmente sans hausse équivalente de productivité, le prix des soins ne fera qu’augmenter.
Cette hausse du coût des soins médicaux a toute une série de conséquences : premièrement, dans l’essentiel des pays développés la médecine fait l’objet d’importants financements publics : les finances des Etats et des organismes sociaux sont donc soumis à rude épreuve. Dans le même temps, la différence de demande et de prix des soins médicaux entre les pays riches et les pays pauvres aboutit à un énorme mouvement de médecins en provenance des pays pauvres vers les pays riches. Comme le constate S. Mallaby dans un récent article du Washington Post, chaque année, le Ghana forme 150 médecins : 5 ans après leur diplôme, 80% d’entre eux ont quitté le pays et exercent en Grande-Bretagne ou aux USA; les proportions sont de 40% pour les pharmaciens et 75% des infirmières. Ce phénomène tend actuellement à s’accroître : en 1970 il y avait plus d’infirmières originaires des Philippines aux USA que dans leur propre pays; aujourd’hui, il y en a trois fois plus aux USA.
Pour les pays pauvres, cette situation est à la fois un avantage et un inconvénient. Un avantage parce que ces citoyens qualifiés qui travaillent et gagnent beaucoup d’argent dans les pays riches rapatrient cet argent auprès de leur famille restée au pays, apport en capitaux qui se monte pour les pays pauvres au double du montant de l’aide au développement. Mais aussi un grave inconvénient, qui est de priver les pays pauvres d’un personnel médical dont ils ont terriblement besoin. Il y a 1.4 médecins pour mille habitants en Afrique, dix fois plus dans les pays développés.
Il y a donc dans les pays pauvres le besoin de conserver du personnel médical sur place : dans les pays développés, le besoin d’offrir des soins médicaux à des coûts raisonnables. C’est la configuration idéale pour l’apparition d’échanges commerciaux. Quelle forme cela peut-il prendre? on a déjà présenté l’une d’entre elles, les migrations de personnel médical des pays pauvres vers les pays riches. Mais il y en a d’autres qui sont en train de se développer.
– la fourniture transfrontalière de services. Récemment, je suis allé passer une radio. Une partie du service devait être faite sur place : l’infirmière qui a pris les clichés devait être sur place. Mais ensuite? Lorsque les radios ont été développées, un radiologue m’a fait un diagnostic en une minute, puis l’a dicté à toute vitesse à une assistance. Avec les technologies de communication actuelles, il aurait été très simple d’envoyer les radios à un radiologue thailandais qui aurait pu fournir exactement le même service. Il est à noter que ce genre de télédiagnostic existe déjà.
– une autre consiste à aller acheter des services médicaux dans des pays étrangers. Par exemple, vous avez besoin d’un pontage coronarien : vous allez le faire en Inde pour un prix très inférieur au prix des pays européens (et pour le dixième du prix de cette opération aux USA…), puis vous profitez de l’économie réalisée pour vous offrir une convalescence sur la plage. Illusion? Mais ce commerce existe déjà et se développe à toute vitesse. De nombreuses célébrités françaises sont par exemple allées s’offrir une opération de chirurgie esthétique à Cuba, ce qui présentait le triple avantage de coûter bien moins cher qu’à Paris pour une qualité de service excellente (Castro a fait de la médecine l’une des priorités du développement de Cuba), d’être plus discret, et d’offrir une multiplicité d’hôtel-clubs pour se remettre de l’opération. Dans un autre registre, le Point de cette semaine cite l’exemple de l’Inde, dans laquelle se construisent des cliniques ultra-modernes dans lesquelles des occidentaux vont faire faire leurs opérations de cardiologie. L’article cite également l’exemple de la dentisterie Hongroise, qui attire de nombreux autrichiens soucieux de se faire faire un bridge pour trois fois moins cher que dans leur pays. Actuellement, l’Inde, Cuba, le Brésil et la Thailande sont des pays en pointe pour fournir ce genre de service, sur un marché en pleine expansion. Un récent rapport conjoint de l’OMC et de l’OMS a mis en évidence le rôle de la libéralisation des services (dans le cadre du GATS) dans ce mécanisme; l’OMS s’est intéressée au commerce mondial des services médicaux. L’OCDE s’y intéresse également dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’économie des soins médicaux.

Quel est l’effet à attendre de ces évolutions? La théorie économique prévoit que le commerce des services médicaux doit avoir pour effet d’en accroître le prix dans les pays pauvres qui produisent ces services (il y aura moins de médecins disponibles pour la population) mais que le gain en revenu lié à cet achat fait plus que compenser ce surcoût (celui-ci n’est donc qu’un problème de distribution, qui peut être compensé par exemple par la fourniture publique de soins); Mais ce désavantage ne surviendra pas forcément, dans la mesure ou cela peut créer un cercle vertueux : si les médecins nationaux savent qu’ils peuvent gagner de l’argent en exerçant dans leur pays et en soignant une clientèle issue des pays riches, cela leur évite de partir et permet de développer parallèlement des soins pour les habitants du pays.
dans les pays riches, cela aura l’effet bienvenu de réduire le coût des soins médicaux. A condition que ceux qui gèrent les systèmes de santé dans les pays développés se rendent compte des opportunités que le commerce international offre, et ne soient pas victimes du lobbying des médecins qui ne manqueront pas de hurler contre cette concurrence déloyale (et, on peut le parier, expliqueront qu’ils crèent des emplois…). Cela implique, au moins pour la France, un changement de mentalité tant l’hostilité xénophobe au commerce international a pris des proportions importantes. Le commerce international des services comme moyen de réduire les déficits des organismes sociaux aura-t-il plus de succès?

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Alexandre Delaigue

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