Asseoir la protection sociale sur la valeur ajoutée?

Dans un article roboratif sur la politique numérique de la France, Jules de Diner’s Room s’interroge sur l’effet potentiel pour les nouvelles technologies d’un basculement d’une part du financement de la protection sociale des salaires (les actuelles “charges sociales”) vers une cotisation accise sur la valeur ajoutée des entreprises. C’est l’occasion de se demander quel pourrait être l’impact plus général d’une telle mesure.

Jules cite un article de Libération qui peut faire un point de départ pour s’interroger sur l’effet d’un tel basculement. L’article se présente sous la forme d’un “pour-contre” avec un bref paragraphe sur le sujet d’Henri Sterdyniak (favorable) et de Michel Didier (défavorable).

Petite parenthèse au passage : la manie du “pour ou contre” chez les journalistes pour évoquer un sujet est particulièrement agaçante. Le Monde, dans son supplément économie du mardi, fait maintenant de cette détestable pratique une page systématique sur différents sujets (pour ou contre l’inflation par exemple). Je sais bien que dans une presse française indigente en informations, mais très riche en opinions, les opinions sont des faits et l’objectivité découle de la présentation de “machin a dit que, truc a dit le contraire”; mais pour expliquer un phénomène et ses effets, ce genre de présentation ne vaut rien, n’aboutissant qu’à créer la confusion dans l’esprit des lecteurs qui face à des arguments tous convaincants mais partiels, se demande bien ce qu’il faut conclure.

Mais revenons à nos moutons. Actuellement, le mode de financement de la protection sociale se fait sous la forme d’une taxe sur le travail (les cotisations sociales employeur et salarié). Ces taxes renchérissent l’emploi, ce qui réduit la demande de travail des entreprises; cela pénalise tout particulièrement les personnes peu qualifiées dont la productivité potentielle est inférieure au niveau actuel du coût du travail cotisations sociales comprises. D’où l’idée, en maintenant le niveau global des cotisations sociales, d’asseoir celles-ci partiellement sur la valeur ajoutée des entreprises, en créant un nouveau prélèvement et en réduisant les charges sociales.

On voit tout de suite que certains secteurs d’activité vont bénéficier de cette mesure – les secteurs à faible valeur ajoutée par travailleur – d’autres vont en pâtir – les secteurs à forte valeur ajoutée par travailleur. Au total donc, cette mesure va provoquer des destructions d’emploi dans les secteurs à forte valeur ajoutée, et des créations dans les secteurs à faible valeur ajoutée; comme les secteurs à faible valeur ajoutée utilisent plus intensivement du travail, on peut penser que l’effet total sur l’emploi sera globalement positif.

C’est en tout cas ce que pense Sterdyniak, qui indique que la simulation d’une version de la mesure dans laquelle 6 points de cotisations sociales seraient déplacés sur une taxe sur la valeur ajoutée créerait 200 000 emplois (on peut supposer qu’il s’agit d’une valeur approchée; mais un chiffre rond, ça fait plus joli). J’avoue mon scepticisme devant cette prévision. Tout d’abord, l’évaluation a posteriori de l’effet sur l’emploi des politiques publiques est déjà très difficile; Ne parlons donc même pas de l’anticipation de l’effet d’une politique de l’emploi avant même que celle-ci ne soit mise en oeuvre.

En particulier, cette prévision néglige probablement ce que les économistes ont toujours du mal à estimer, a fortiori donc à prévoir : les coûts de transition. Il faut bien voir qu’une telle mesure n’est pas un pur gain : elle va détruire des emplois et en créer d’autres. Cela suppose donc que la main d’oeuvre puisse se déplacer de secteur à secteur, ce qui en pratique risque de prendre du temps et de ne pas être très facile. Dans un pays avec marché du travail flexible et forte mobilité géographique, cela peut fonctionner; or c’est précisément ce genre de propriété qui fait défaut au marché du travail en France. Par ailleurs, ue se passera-t-il le jour ou un entrepreneur d’une riante région française racontera dans la version locale de Hersant Socpresse Dassault-Matin qu’il délocalise sa production en Europe de l’Est à cause de cette nouvelle taxe qui élève encore ses coûts de production?

Il risque de se passer – d’ailleurs, cela se passera dès qu’on commencera à discuter de la loi à l’Assemblée, sans doute même avant – ce qui se désormais passe de façon systématique pour les législations en matière fiscale : la multiplication des exceptions, l’application de règles incompréhensibles du commun des mortels (mais pas des inspecteurs des finances, c’est l’essentiel). Il est fort probable qu’au gré des fantaisies des députés et d’un président notoirement inconséquent, on exclurait du calcul de la valeur ajoutée des entreprises servant d’assiette à la taxe tel investissement “kikrédézemploi”, qui protège l’environnement, qui propulse la France dans le 22ème siècle en reproduisant un produit élaboré aux USA depuis des lustres, qui soutient l’exception culturelle, les économies d’énergie, l’emploi des handicapés, l’autosuffisance alimentaire, qui évite les délocalisations, qui soutient l’économie des DOM-TOM, et j’en passe. On a vu récemment ce qu’il en a été du plafonnement des déductions fiscales dans la dernière loi de finance, retoqué par le Conseil Constitutionnel pour cause de copie incompréhensible.

Pour résumer, il y a de bonnes chances de craindre que cette loi ne fasse finalement que rajouter une couche supplémentaire de complexité à un système fiscal qui n’en a vraiment pas besoin, et que des exceptions diverses et variées n’en réduisent l’effet (déjà à mon avis largement surrévalué par Sterdyniak). Faut-il, y ajouter par ailleurs, comme le pense Michel Didier (toujours dans l’article de libération), que cette mesure aurait pour effet de faire fuir les capitaux, de nuire à l’investissement, particulièrement dans les nouvelles technologies, à un moment ou celui-ci diminue? Peut-être. Mais là encore, ces effets sont largement exagérés.

Premièrement, même si l’on observe un tassement de l’investissement en France cette année, il n’est pas certain que l’investissement diminue réellement. Il faut considérer en effet que le prix des biens d’investissement (notamment tout ce qui touche aux technologies de l’information) est en chute libre : une diminution constatée de la valeur des investissements peut donc signifier qu’en volume, les entreprises continuent d’investir à un bon rythme.

C’est surtout l’argument “ce sont les secteurs de haute technologie qui vont être pénalisés” qui est contestable. Au plan mondial, “haute valeur ajoutée” est devenu dans la novlangue des commentateurs synonyme de “haute technologie”. Peu de gens se sont avisés de se demander ce que signifie “valeur ajoutée” et ce qu’implique “haute valeur ajoutée par travailleur”. La valeur ajoutée d’une entreprise est la différence entre son chiffre d’affaires et le coût de ses achats. Une haute valeur ajoutée par travailleur signifie que chaque salarié de l’entreprise “génère” beaucoup d’argent. Ce qui signifie en clair qu’il s’agit d’une entreprise qui utilise pour produire beaucoup de machines et peu d’employés; en d’autres termes, il s’agit des secteurs industriels arrivés à maturité. Ceux qui ont envie de s’amuser avec Excel peuvent aller par exemple sur cette page de l’insee, pour y diviser la valeur ajoutée par branche par les effectifs des branches; ils y constateront que les secteurs dans lesquels la valeur ajoutée par travailleur est très élevée, qui seraient les plus pénalisés par la mesure, ne sont pas forcément les secteurs qu’on associe en général aux technologies de pointe. Il s’agit plutôt d’activités comme la production de combustibles-carburants, la parfumerie et les produits ménagers, la chimie, qui dépassent la recherche et développement (laquelle se trouve au milieu du classement, au même niveau que l’agro-alimentaire). Krugman, dans Pop-Internationalism, avait déjà fait remarquer que favoriser les secteurs à forte valeur ajoutée ne bénéficie pas forcément à l’économie nationale et que par ailleurs, ces secteurs ne sont pas forcément les activités industrielle de haute technologie auxquelles on peut penser.

Il faut ajouter un autre point. Beaucoup de syndicats de salariés sont favorables à cette mesure qui selon eux ferait contribuer les profits et les investissements (donc “le capital) à la protection sociale. Il s’agit là d’un mythe national, qui consiste à oublier que toutes les taxes, in fine, sont payées par les ménages. Et que les taxes qui fonctionnent sont celles qui portent sur ce qui est immobile, c’est à dire ce qui reste sur le territoire national (les consommateurs et les salariés). Les diverses tentatives pour “faire payer le capital” n’ont guère de chances de fonctionner dans un monde actuel ou les détenteurs de capitaux disposent de larges moyens pour préserver la rentabilité de ceux-ci. Ce type de tentative aboutit généralement au maintien de la rentabilité après impôts du capital, les salariés supportant le coût supplémentaire sous forme de salaires réduits ou d’une productivité accrue. On peut déplorer cette situation, mais pas faire comme si elle n’existait pas. Cet argument conduit à nuancer à la fois l’effet de cette mesure sur l’emploi et sur l’investissement.

Au total, il y a donc beaucoup de raisons d’être sceptique sur l’efficacité de cette mesure. Son effet sur l’emploi n’est probablement pas très grand, contrairement à ce que ses partisans annoncent; ses effets négatifs sont eux aussi surrévalués. On peut craindre par contre qu’il ne vienne encore compliquer la fiscalité des entreprises et amplifier des mouvements de main d’oeuvre qui sont déjà à l’oeuvre et ne sont pas sans coûts d’ajustement (le déplacement de la main d’oeuvre, sous l’effet du progrès technique, d’activités industrielles matures vers les services). Il y a une autre raison, plus générale, de ne pas être très convaincu par cette mesure : elle l’expression d’une autre manie nationale (et présidentielle! ah, la pauvreté dans le monde résolue par une taxe sur les billets d’avion…), l’idée selon laquelle il n’est pas de problème économique qu’une bonne taxe ne puisse résoudre. Il serait peut-être temps d’accepter qu’il n’y a pas de repas gratuit – et que la lutte contre le chômage ne fait pas exception à cette règle.

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Alexandre Delaigue

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