Les nuits sans lumière

L’hiver dernier, j’ai constaté à deux reprises, des jours différents (mais toujours un vendredi soir), alors que l’éclairage du port de Marseille était en panne, qu’une agitation sensible et inhabituelle régnait dans la rue. On pouvait constater des comportements plus expansifs, mais dans une optique qu’on pourrait qualifier de plus agressive. N’étant pas franchement sujet à la peur de l’obscurité citadine, j’ai réfléchi et ai éliminé l’hypothèse d’un biais personnel qui me ferait prendre des comportements habituels pour inédits. Je me suis donc demandé si l’absence d’éclairage pouvait expliquer ces attitudes atypiques. Je me suis bien gardé d’en conclure quoi que ce soit, tout un tas d’autres éléments que l’éclairage, et inconnus de moi, pouvant expliquer cela.

C’est cette question, ce dilemme en fait, que relève cet article qui se demande si l’on doit éteindre les lumières la nuit. La problématique est en gros : quels gains énergétiques pour quel coût d’insécurité ? L’article d’Audrey Garric relève que l’insécurité n’a pas crû dans la ville citée dans l’article (Ballancourt, dans l’Essonne) depuis le début de l’expérimentation, certains délits étant même en baisse sur la période. Fort logiquement (et bravo à elle de faire partie des journalistes qui ont quelques notions de stats), elle relève que statistiquement cela ne prouve rien à ce jour. Le sentiment d’insécurité, lui, a augmenté. C’est en soi un coût, mais si l’idée que le noir ne favorise pas la délinquance devenait commune, alors il pourrait disparaître. Pour conclure sur l’insécurité réelle, il faudra attendre un peu. De fait, il faut plus de recul. Je ne peux pas prétendre suffisamment connaître le sujet pour m’avancer. Mais il existe de longue date des études sur ce thème, dont les conclusions sont diverses. Dans cette revue de la littérature de 2002, la synthèse relève un effet notable de l’éclairage public sur le crime. Mais beaucoup d’autres n’en trouvent pas. Toutes sont unanimes pour dire que la peur d’une insécurité accrue est en revanche réelle. Deux billets sur un blog britannique que je ne connaissais pas (le premier, le second) contiennent un certain nombre de références. Une recherche sur Google montre que les exemples et contre exemples foisonnent. En bref, c’est pas évident.

Cela n’est guère étonnant. Comment isoler systématiquement l’effet de l’éclairage des autres facteurs qui favorisent ou limitent le crime ? Il existe sans aucun doute des facteurs complémentaires et d’autres substituables. La hauteur des immeubles est souvent considérée comme un facteur d’insécurité, par exemple, en raison de la distance qu’elle crée entre les habitants des immeubles et les passants. Y ajouter l’obscurité aura probablement un effet amplificateur. A vue de nez, ce qui est bon en matière d’éclairage public dans une commune donnée risque de ne pas l’être dans une autre, voire dans un quartier par rapport à un autre. Sujet très intéressant (sur lequel j’aurais dû me pencher plus tôt, la littérature étant déjà assez fournie). Il faut espérer que des faits divers ne viendront pas couper court à toute réflexion. Accessoirement, il faut surtout espérer que réflexion il y aura vraiment et que des lubies écologiques, de simples préoccupations comptables ou des peurs incontrôlées ne limiteront pas le débat.

PS : ça me fait penser que je suis un idiot et que j’ai laissé de côté par manque de temps la lecture de The Triumph of The City de Ed. Glaeser.

7 Commentaires

  1. On peut profiter des vacances pour prendre un peu de recul sur ce sujet en lisant le livre de l’excellent historien Alain Cabantous, dans lequel il aborde notamment la question de la mise en place d’un éclairage public au XVIIIe siècle comme remède supposé à la criminalité nocturne :

    http://www.babelio.com/livres/Ca...

    Bonnes vacances !

  2. Il est évident que l’éclairage public fait augmenter le crime car c’est sous les réverbères que que les dangereux économistes sortent la nuit pour chercher leur trousseau de clés.

    ( econo.free.fr/index.php?o…
    pour ceux qui ne saisiraient pas)

    Réponse de Stéphane Ménia
    Bon, y en a qui suivent, ça fait plaisir !

  3. Je pense qu’il faut faire la lumière sur l’impact de l’éclairage dans les populations urbaines.De grandes zones d’ombre subsistent encore.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Rooohhh…. 🙂

  4. Il paraît que l’abscence d’éclairage public la nuit n’a aucune incidence sur la criminalité exercé par les aveugles.

  5. Concernant le sentiment d’insécurité, il faudrait aussi savoir ce qui est une construction sociétale susceptible de disparaitre et la part d’inné. Je ne serais pas du tout étonné que ça joue un rôle prépondérant dans le phénomène.

  6. L’augmentation du sentiment d’insécurité suite à la baisse de l’éclairage public pourrait bien être une condition de la baisse de la délinquance. Les gens sortent moins, s’équipent en système de sécurité, font plus attention etc…Un sentiment d’insécurité inchangé par contre pourrait engendrer une hausse de la criminalité, suivant le même raisonnement. Je serai assez curieux de connaître l’élasticité du sentiment d’insécurité à l’éclairage public dans les zones où la délinquance a augmenté et dans les zones ou elle a baissé.
    Qu’en pensez-vous ?

    Réponse de Stéphane Ménia
    C’est une hypothèse très raisonnable en effet.

  7. Je me demande combien de lecteurs de ce blog ont fait l’expérience de l’obscurité totale dans un espace habité mal connu. Les nuits ne sont pas toutes étoilées et l’imagination cavale vite.

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