La peine de mort est-elle vraiment morale?

Reprenant une argumentation déjà présentée sur son blog commun avec Richard Posner, Gary Becker expose aujourd’hui (via project syndicate) la morale de la peine de mort. Selon lui, cette morale n’est pas à chercher dans une logique de la rétribution, mais dans un calcul coût-bénéfice : la peine de mort ayant pour effet de dissuader des meurtres, elle constitue une forme nécessaire de sanction, pour les meurtriers. Cette argumentation est pourtant bien contestable.

On peut résumer l’argumentation de Becker de la façon suivante : la peine de mort ne saurait être justifiée par la vengeance. Par contre, elle peut l’être par la logique de la dissuasion. Si l’existence de la peine de mort dissuade les meurtres, elle peut être justifiée. Becker présente alors le débat économétrique sur le sujet, pour constater ensuite que même en l’absence de preuves formelles de cet effet dissuasif, son existence est plausible : personne, même un meurtrier potentiel, n’a envie de mourir. Dans ces conditions, même si une exécution sauve une seule vie, elle est à recommander, dès lors que cette vie est “meilleure” que celle du meurtrier. Becker justifie ensuite cette comparaison, et justifie le fait de réserver la peine de mort aux seuls meurtres par le principe de la peine marginale. Cet article est destiné à choquer les braves européens qui le liront, et cet objectif sera probablement atteint. Néanmoins, même en admettant les éléments de base du raisonnement de Becker, quelques objections subsistent.

Premièrement, Becker constate que les effets dissuasifs de la peine de mort, lorsqu’on cherche à les mesurer, n’apparaissent pas nettement. Depuis l’étude originale sur le sujet d’Isaac Ehrlich qui considérait qu’une exécution capitale évitait en moyenne 7 meurtres, d’autres études ont été menées (on les trouvera dans les commentaires de ce post de Grom); certaines ont aussi conclu à un effet, parfois supérieur à celui qu’Ehrlich avait mesuré; l’essentiel des études, cependant, aboutissent à une absence d’effet mesurable. Les études les plus récentes tendent à montrer que le faible nombre d’exécutions capitales aux USA par rapport au nombre total d’homicides fait que les évaluations économétriques ne pourront jamais être déterminantes; Comme le dit le proverbe économètre, garbage in, garbage out.

Malgré cela, Becker reste “persuadé” que la peur de la mort est effectivement dissuasive; il explique alors que le calcul des vies va dans le sens d’une légitimation de la peine de mort, dès lors que celle-ci évite des meurtres, ne fût-ce qu’un seul. Ce qui est étrange, c’est qu’après avoir rejeté la logique de la rétribution, Becker revient à celle-ci, en expliquant que la vie du meurtrier “vaut moins” que celle de sa victime. Or un tel jugement relève de la logique rétributive : il signifie que le condamné mérite la peine de mort. Il est bien difficile de sortir de la logique rétributive en pratique.

On peut le comprendre avec l’exemple suivant : pourquoi s’arrêter au meurtrier? il est tout à fait possible d’imaginer que des peines touchant ses proches seraient également dissuasives. Supposons que l’on constate que si en plus d’exécuter le meurtrier, on exécute ses parents et sa famille, on obtient un effet dissuasif encore plus fort (et ce serait, pour reprendre l’argument de Becker, tout à fait plausible), comme par exemple 50 meurtres évités : faudrait-il pour autant se livrer à ces exécutions? Après tout, même, pourquoi s’arrêter au meurtrier? Imaginons qu’à chaque fois qu’un meurtre est commis dans un quartier, on décide d’exécuter une personne au hasard dans ce quartier; on peut imaginer que cela inciterait les gens à surveiller leur voisinage, et que cela aurait un puissant effet contre les meurtres. Si on découvrait qu’un effet dissuasif est obtenu avec ce genre de mesure, faudrait-il pour autant les mettre en place?

Je pense que tout le monde répondra non aux deux questions. L’idée d’exécuter des innocents, même pour éviter un grand nombre de meurtres, nous paraît absurde et épouvantable. Ce qui veut dire qu’avant de se poser la question de la dissuasion, nous ne pouvons pas nous passer d’une décision sur la rétribution : nous devons affirmer qu’il existe un certain nombre de châtiments peuvent s’exercer sur des personnes, parce que ces personnes sont coupables. Mais la nature de ces châtiments dépend d’un jugement moral, et ce jugement moral précède le calcul utilitariste.

Il est vrai qu’en pratique, nos sociétés font ce type de calcul utilitariste, et que chacun de nous le fait, pour des opérations parfaitement triviales. Je prends ma voiture pour aller travailler chaque matin, ce qui signifie que pour gagner ma pitance, je me livre à une opération susceptible de provoquer la mort d’un grand nombre de personnes en cas d’accident. Si nous n’étions pas prêts à faire des calculs utilitaristes implicites, en sacralisant la vie humaine, nous ne ferions rien de nos vies, ce qui serait parfaitement absurde.

Néanmoins, nous ne mettons pas sur le même plan la vie d’une personne réelle, visible, et des vies sauvées virtuelles. On peut le comprendre avec l’exemple suivant : nous constatons que nous sommes prêts à dépenser des ressources considérables pour sauver, par exemple, un petit groupe de spéléologues coincés dans une grotte. Ces mêmes ressources pourraient être utilisées pour sauver beaucoup plus de vies, pour un coût équivalent : par exemple, en équipant de détecteurs de fumée toutes les maisons. Mais placés face à un tel choix : laisser mourir les spéléologues réels, vivants, en contrepartie d’un très grand nombre de vies sauvées non identifiées, nous décidons sans hésiter de sauver les spéléologues. Le film “il faut sauver le soldat Ryan” repose sur cette interrogation : est-il logique de risquer de provoquer la mort de plusieurs personnes pour en sauver une seule? Lorsque la vie d’une personne concrète est mise face à un risque, même si ce risque est élevé, néanmoins, nous choisissons souvent la vie de la personne concrète.

Et au bout du compte, c’est la question que pose la peine de mort vue comme dissuasive : est-on prêt à accepter de tuer un individu (fût-il criminel) pour en sauver d’autres? Pour répondre “oui” à cette question, nous sommes obligés de considérer qu’il existe des raisons pour que cet individu meure. Mais cela, c’est la logique de la rétribution, pour laquelle le calcul rationnel est parfaitement inopérant.

Et quand bien même : Becker oublie un élément important dans son raisonnement. Pour légitimer la peine de mort à l’aide d’un calcul sur la dissuasion, il faut non seulement démontrer que son application réduit les crimes; mais il faut aussi montrer qu’il n’existe aucun autre moyen, moins coûteux, d’obtenir le même résultat. Or la peine de mort, dans un pays démocratique, est nécessairement coûteuse, parce qu’on souhaite éviter au maximum le risque d’exécuter des innocents. Cela signifie – et Becker le constate à juste titre – que cela implique des procédures très longues et complexes. Dans ces conditions, on peut se demander s’il n’existe pas des méthodes moins coûteuses d’obtenir la même réduction de la criminalité. Or, les études économétriques montrent que de tels moyens existent (voir cet article et celui-là).

Sur ce, je pars en vacances une semaine.

Alexandre Delaigue

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10 Commentaires

  1. Pour moi qui fut influencé par la lecture précoce de "Réflexions sur la peine capitale" de Camus et Koestler, qui me semble encore d’actualité, je ne peux que souscrire à ta remarque : "la peine de mort, dans un pays démocratique, est nécessairement coûteuse, parce qu’on souhaite éviter au maximum le risque d’exécuter des innocents".
    L’argument dual étant que la peur de la peine de mort ne fonctionne que dans un cadre de rationalité avérée. Ce que la lecture de quelques bouquins sur les tueurs en série suffira à relativiser.
    Pour moi, mais ce n’est qu’un point de vue vulgaire, prendre au pied de la lettre les théories économiques sur la peine de mort est le signe d’un impérialisme économique injustifié. Mais attention, ça ne veut pas dire qu’elles sont inutiles. Ca veut simplement dire qu’il faut être attentif plus que dans d’autres cas à la validité des hypothèses.
    C’est tout l’intérêt des études que tu cites et, peut-être plus encore, des précisions que tu donnes quant au contenu philosophique du calcul des peines et plaisirs dans cette affaire.
    Bravo donc pour ce billet !

  2. La peine capitale est considérée par Becker comme une peine dissuasive. Mais on peut aussi alors considérer qu’une peine d’emprisonnement à vie est tout aussi dissuasive : aux USA, ce type de condamnation ne débouche sur aucune libération.
    Or, des meurtres sont commis : ce qui signifie que la condamnation à la prison à vie n’empêche pas les individus de passer à l’acte. Pourquoi? En fait, lorsqu’un individu commet un meurtre, il pense ne pas être arrêté et condamné. Ce n’est donc pas l’ampleur de la peine qui dissuade cet individu de commettre un crime, c’est le risque, plus ou moins élevé, de se faire attraper. Si tout meurtre aboutissait à coup sûr à une condamnation à perpétuité, l’effet serait dissuasif.
    Cette réflexion triviale est peut-être prise en compte dans le raisonnement de Becker?

  3. Becker raisonne en termes d’utilité espérée, donc il prend bien en compte le risque, puisque l’utilité d’une personne qui passe à l’acte est constituée par les utilités associées à une capture et une non capture, pondérées par la proba de se faire avoir. Dans le cas de la capture, la perte est donc pondérée par le risque. En principe, dès que la perte est suffisamment élevée, cette importance compense même une très faible probabilité d’être attrapé et les coûts dépassent les gains. Avec la peine de mort, on est face à une perte infinie qui, en principe, doit créer une incitation à ne pas commettre de crime, même si la probabilité de se faire avoir est faible. C’est le principe de l’utilité espérée, qui peut être discuté. En matière de téléchargement, par exemple, la loi DADVSI est par exemple une plaisanterie en termes de dissuasion, puisque non seulement le risque de se faire avoir semble faible et, en plus, la sanction est faible aussi. En toute rigueur, il faudrait la peine de mort pour le téléchargement illégal ppour être efficace… :o)

  4. “En principe, dès que la perte est suffisamment élevée, cette importance compense même une très faible probabilité d’être attrapé et les coûts dépassent les gains.” (SM paraphrasant Becker)

    C’est à mon avis sur ce point où le raisonnement purement économique pèche par excès : aucun être normalement constitué ne raisonne de cette manière, hormis dans certaines situations expérimentales.

    À moins qu’un criminel s’apprêtant à attaquer une station-service soit capable de calculer Pr(Flics | Hold-up) = Pr(Flics | Hold-Up) * Pr(Flics) / Pr(Hold-up) de tête.

  5. “aucun être normalement constitué ne raisonne de cette manière, hormis dans certaines situations expérimentales.”
    Hum… Vite dit, à mon sens. Je pense que, justement, si on est normalement constitué, on fait quelque chose qui va y ressembler. Mais, de mon point de vue, c’est justement la présence de gens qui pour une raison ou une autre ne sont pas “normalement constitués” qui fout le bazar.
    “À moins qu’un criminel s’apprêtant à attaquer une station-service soit capable de calculer Pr(Flics | Hold-up) = Pr(Flics | Hold-Up) * Pr(Flics) / Pr(Hold-up) de tête.”

    Souviens toi de la parabole du joueur de billard de Friedman. La question n’est pas tellement de savoir si ce calcul est fait de la façon que tu décris, mais s’il est fait d’une quelconque façon, intuitive, et donne des résultats sur le comportement des criminels potentiels.

  6. "À moins qu’un criminel s’apprêtant à attaquer une station-service soit capable de calculer Pr(Flics | Hold-up) = Pr(Flics | Hold-Up) * Pr(Flics) / Pr(Hold-up) de tête."

    Tiens, ça me rappelle cette excellente blague d’économiste, pêché dans le non moins innérarable Jokec (netec.mcc.ac.uk/JokEc.htm… )

    Two policemen are considering the problem of catching the bandit. One of them starts to calculate the optimal mixed strategy for the chase. The other policeman protests.
    ‘While we’re doodling,’ he points out, ‘he is making his getaway.’
    ‘Relax,’ says the game-theorist policeman. ‘He’s got to figure it out too, don’t he?’"

  7. @SM : Évidemment, l’idée qu’une peine infinie entraîne une utilité infinie pour toute probabilité non-nulle de capture repose sur une désutilité marginale non-nulle. Or, j’imagine qu’on pourrait légitimement se demander si entre l’emprisonnement à vie et la peine de mort, on n’est pas dans une zone de désutilité marginale nulle.

  8. leconomiste : comment postuler cette désutilité marginale nulle ? Je ne sais pas trop. C’est vrai que la prison à vie est déjà une sanction forte et que de ce point de vue, on doit comparer les deux. Mais, en même temps… Non, décidemment, ces applications économiques me posent toujours un problème… Le principe général est toujours défendable, mais les détails sont forcément litigieux. Et pourtant, ça reste très intéressant.

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