Twitter, Toulouse, Montauban et la sagesse des foules

En lisant les tweets qui évoquaient les massacres du sud ouest hier, j’ai été frappé (sans surprise) par leur fréquente bêtise, vacuité ou mièvrerie. Aujourd’hui, je me suis demandé si ce qui pouvait être une plateforme de sagesse des foules dans cette affaire était mal exploité.

Si vous n’avez pas envie de relire la note de lecture de l’ouvrage de James Surowiecki, résumons sa thèse. Les décisions les plus pertinentes émergent du jugement moyen d’individus nombreux. Quel rapport avec Toulouse et Montauban ? Actuellement, la question importante pour beaucoup est de savoir ce que va faire le tueur. L’activation du plan vigipirate, le renforcement de la surveillance de certains lieux mobilisent des ressources rares à usages alternatifs. Or, rien ne garantit qu’elles ne relèvent pas du théâtre sécuritaire (que nous réclamons en tant qu’opinion publique frappée par un évènement dramatique. Les tweetos pourraient-ils aider, en fournissant un jugement moyen sur ce que le tueur fera ?

Pour que la sagesse des foules opère, il faut néanmoins un certain nombre de conditions :

“En premier lieu, les individus composant le groupe doivent manifester une grande variété d’opinions. La profusion des points de vue rend possible la prise en compte d’alternatives diverses. Même si certaines sont fortement improbables, leur présence impose au groupe un regard non biaisé sur une situation de décision. C’est vrai dans les entreprises ou les lieux de décision publique, dans lesquels le conformisme des grilles d’analyse des experts (une façon formatée d’appréhender les problèmes) tend à réduire l’analyse à un point de vue unique.

Deuxièmement, ces opinions doivent être indépendantes, c’est-à-dire non influencées par le jugement des autres. La chose n’est pas aisée, dans la mesure où nous vivons tous dans un environnement social donné où l’avis et le regard des autres a des conséquences sur notre vie. On a évoqué le cas des gestionnaires de patrimoines ou celui du choix d’un restaurant.

Troisièmement, outre l’indépendance, les jugements doivent s’exercer dans un cadre décentralisé. Chaque individu doit être capable de se spécialiser sur une partie du problème et de baser ses décisions sur un savoir local. La décentralisation a l’avantage de favoriser indépendance et diversité d’opinion. Le fonctionnement de la communauté des logiciels libres (dont le système d’exploitation Linux est l’archétype) illustre les vertus de la décentralisation. Chaque développeur intervient à son niveau, sur un axe de travail que personne ne lui a imposé et qu’il retranscrit selon sa perception du problème et ses compétences propres. Est-ce à dire qu’il ignore ce qui se passe hors de sa sphère ? Non. Il sait à tout moment qu’il s’intègre dans un ensemble de développement plus vaste dans lequel sa production devra trouver sa place.

Enfin, sans coordination, la décentralisation est vaine. C’est pourquoi, il convient d’ajouter une dernière condition pour que l’intelligence collective se réalise. Il doit être possible d’agréger les différents choix, soit les coordonner ou en déduire une opinion moyenne. (Extrait d’un livre que vous connaissez tous… p227 ; pas pour la pub, juste parce que copier-coller, c’est plus rapide).

Avant de préciser dans quelles conditions on pourrait imaginer que Twitter soit exploitable par la police, peut-il réunir ces conditions ? Il y a probablement matière à débat. La variété d’opinions n’est certainement pas un acquis, contrairement à ce qu’on pourrait penser spontanément. Ceux qui tweetent ont sociologiquement des points communs qui peuvent biaiser leur jugement dans un sens commun. Néanmoins, dans le cas présent la part assez intime du point de vue sur l’affaire peut compenser. Les opinions peuvent-elles être indépendantes ? Difficile quand les comptes ne sont pas anonymes. Plus plausible, sinon. Créer un compte prend cinq minutes. Ce n’est donc pas l’obstacle le plus insurmontable. On peut a priori porter un jugement plutôt favorable sur les capacités de décentralisation. La compréhension de l’affaire peut faire focaliser les individus sur des aspects qu’ils perçoivent ou maîtrisent mieux, “localisant” ainsi le “savoir”. Quand à agréger, il me semble que l’usage des hashtags est adapté, moyennant un mécanisme de coordination simple les définissant, les développant et les classifiant. Dans l’ensemble, en première analyse, on doit être mitigé ou très mitigé. Il faudrait s’intéresser de plus près à la sociologie de Twitter.

Un certain Albert Camus disait que la peste est en chacun de nous. Dernièrement, j’ai vu par hasard un reportage sur un auteur de polar américain que je ne connaissais pas, Jim Thompson. J’ai été frappé par le décalage entre le portrait qu’en dressaient des gens l’ayant bien connu et les personnages de ses romans (la fiche Wikipédia mentionne des ouvrages en partie autobiographiques, mais ses personnages sont très éloignés de ce qu’il était). Normal, direz-vous. En un sens, oui. Mais Thompson, homme visiblement sain d’esprit, calme, père aimant, etc. a paraît-il écrit (je ne l’ai pas encore lu) des textes dans lesquels il décrivait des agissements d’une rare violence, avec une intensité et un réalisme saisissants. Se mettre dans la peau d’un monstre est probablement possible. Et si chacun envisage une facette, peut-être que le résultat global peut être utile aux professionnels de l’investigation. Voilà à quoi je songeais.

Reste deux points. Un, quel serait l’intérêt de participer à une telle coopération ? Dans les exemples que Surowiecki évoque dans son livre, chaque individu a un intérêt clair et impossible à détourner. Sur twitter, c’est moins évident. Trolls, communicants, prophètes, la liste est longue des parasites qui s’empareraient de la chose. Ensuite, tout ceci est-il digne ? Postuler une volonté spontanée de contribuer au bien public de la part de ceux qui émettraient des hypothèses sur un réseau social aussi vaste ne paraît pas raisonnable. On ne parle pas de paris sportifs. Alimenter un jeu tordu serait moralement douteux (j’espère qu’écrire ce texte n’y sera pas assimilé ; ce serait injuste mais plus rien ne m’étonne…). En réalité, twitter ne peut servir à une pareille démarche. Car s’il pouvait le faire, il l’aurait déjà fait. Or, les tweets qui m’ont donné l’idée de ce billet montrent clairement que ce n’est pas le cas…

PS : Je contrôlerai avec beaucoup de soin les commentaires avant de les publier et ne rendrai pas de compte sur d’éventuelles censures-modérations.

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