Quels sont les principes de traitement des abus de position dominante par les politiques de la concurrence ?
Rédacteur : Stéphane Ménia
Dès lors que la vision de la concurrence de l’école de Chicago est prise en compte, une firme qui domine son marché ne saurait être inquiétée par principe pour cela. Néanmoins, l’avantage acquis par le jeu de la concurrence ne doit pas être employé pour restreindre la concurrence. Les autorités de la concurrence doivent donc évaluer ce qui relève d’un avantage acquis par la compétence de ce qui est imputable à des pratiques anticoncurrentielles.
Position dominante et abus de position dominante
La position dominante
De façon générale, le fait d’occuper une position dominante traduit une position de force sur un marché, un pouvoir de marché marqué. Il n’existe pas de définition formelle ou exclusive de la position dominante dans les textes. La mesure de la position dominante relève de l’accumulation d’indices de diverses nature. On peut distinguer trois types de critères :
– des critères structurels : la structure du marché induit l’existence probable d’une position dominante. Une part de marché absolue élevée, une part de marché relativement élevée ou l’existence de barrières à l’entrée peuvent laisser présager de l’existence d’une position dominante.
– des critères de comportement : certaines initiatives ne peuvent a priori être prises que par une entreprise en position dominante. Il en va ainsi pour la capacité à imposer des ententes aux distributeurs, à fixer des rabais de fidélité ou à être en position de force vis-à-vis des fournisseurs.
– des critères de performance : niveau des prix et des profits.
En pratique, les critères structurels sont souvent privilégiés, en particulier la part de marché. Exemple : les autorités européennes considèrent généralement qu’une part de marché inférieure à 25% ne peut aller de pair avec une position dominante, alors qu’une part supérieure à 50% laisse présager son existence.
L’abus de position dominante
Pour incriminer une firme en position dominante, il faut prouver l’existence d’un abus ( rendu possible par l’existence de la position dominante).
Il n’existe pas de définition parfaite de l’abus. Néanmoins, pour les autorités antitrust, il se caractérise par des comportements de la firme dominante qui visent à empêcher le maintien de la concurrence ou son intensification. En pratique, la qualification d’abus de position dominante relève d’une méthodologie au cas par cas.
La notion de marché pertinent
Pour conclure à l’existence d’une position dominante et à un abus, il est nécessaire d’estimer de quel marché on parle. Le risque dans sa détermination est double. Il est en premier lieu d’inclure plusieurs marchés, ne formant en apparence qu’un seul. La firme incriminée pourrait alors se voir attribuer injustement une position dominante. Le second risque est, à l’inverse, de considérer que deux marchés sont indépendants alors que les biens ou services concernés ne peuvent se penser séparément. Il faut donc définir un « marché pertinent », tâche souvent complexe. La démarche est rétrospective. Il s’agit d’étudier dans le passé les biens qui participent à un même marché [1].
Les autorités de la concurrence utilisent des indices qualitatifs et quantitatifs pour estimer le marché pertinent. On reprend ici la liste établie par Emmanuel Combes, pour ce qui relève des indices qualitatifs :
– Les caractéristiques de la demande : Les habitudes de consommation, la taille des acheteurs, etc. crée des marchés distincts pour un même bien.
– Les caractéristiques des produits : des produits similaires peuvent correspondre à des usages différents alors que des produits physiquement différents peuvent satisfaire le même besoin. Dans le premier cas, le marché pertinent n’inclut pas les biens considérés, alors qu’on inclura les biens différents dans le second.
– Les écarts de prix : des biens fortement substituables, susceptibles d’appartenir au même marché peuvent difficilement connaître des écarts de prix importants et durables.
– Les coûts de transport et les flux internationaux : même s’ils appartiennent naturellement au même marché, des biens pour lesquels les coûts de transport sont élevés par rapport à la valeur du bien sont peu substituables et déterminent des marchés pertinents différents. Lorsque les coûts de transport sont faibles et que les prix sont fortement disparates, une faible ampleur des échanges internationaux traduit une segmentation géographique et des marchés différents.
– Les canaux de distribution : des biens similaires distribués sur différents canaux de distribution voient leur substituabilité réduite et forment des marchés différents.
– Le rôle des marques : la différenciation verticale liée à l’image de marque crée des marchés différents.
– Les barrières juridiques : Les obstacles juridiques peuvent créer des marchés différents pou des biens similaires.
– La stratégie marketing des firmes : le comportement de ciblage de certains produits en matière de marketing révèle une segmentation des marchés.
Les indices quantitatifs usuels sont les suivants :
– Les tests de corrélation de prix : une forte corrélation des variations de prix (après élimination des facteurs extérieurs de variation communs) témoigne d’une substituabilité importante et d’un marché pertinent commun.
– Les tests de stationnarité : si le rapport des prix suit un processus stationnaire, on peut supposer un marché pertinent identique.
– Les élasticités prix-croisées : si elles sont fortes, la substituabilité est forte et laisse présager un marché pertinent identique.
– Les élasticités prix directes : si elles sont fortes dans les deux cas, on en infère des biens de même nature.
– Les crash tests : un choc non anticipé sur le prix d’un des biens doit avoir un effet inverse sur le marché de l’autre.
Formes de l’abus de position dominante
La vente liée
La vente liée consiste à vendre plusieurs produits en même temps. Cette pratique peut servir le consommateur en réduisant les prix. Mais elle peut servir de base à une réduction de la concurrence. Une entreprise disposant d’une position dominante sur le marché d’un bien (1) peut compromettre la concurrence sur un marché connexe (2) en offrant un package comprenant les deux biens à un prix très intéressant. De sorte que le client ne s’approvisionnera jamais chez un concurrent (pour le bien 2).
Les remises et rabais
Sont visés les rabais « de fidélité » qui bloquent à long terme les clients sur un fournisseur, en rendant coûteux à court terme un changement de fournisseur. Dans la grande distribution, les remises « de gamme » sont considérées comme suspectes, en ce sens qu’elles tendent à limiter l’espace linéaire disponibles pour les concurrents.
Clauses d’exclusivité
Déjà évoqué dans la question-réponse sur les ententes verticales. Une entreprise en position dominante n’aura pas de mal à « vendre » une clause d’exclusivité à de nombreux distributeurs, limitant ainsi les possibilités des concurrents.
Le dénigrement
Une firme dominante peut utiliser sa réputation pour dénigrer un nouveau concurrent dont l’image de marque est moins assise.
Refus d’accès
Une firme présente à plusieurs stades du processus de production contrôle une ressource rare à l’un de ces stades. Elle peut être tentée d’empêcher l’approvisionnement des concurrents par une absence de livraison ou par la pratique de prix prohibitifs.
Les autorités de la concurrence imposent alors la restauration de l’accès lorsque la ressource est complexe à reproduire, essentielle pour mettre un nouveau produit sur le marché et que le refus ne se justifie objectivement pas.
Exemple : le cas des « facilités essentielles » dans les industries de réseau (télécoms, gaz, électricité…) ou des brevets et droits d’auteur incontournables.
Prix prédateurs
Voir cette question-réponse pour le principe et les limites. le statut de firme dominante ne favorise pas systématiquement une stratégie de prix prédateurs.Elle est plus coûteuse puisque le CA est plus élevé. Le résultat est de toute façon incertain.Néanmoins, si la firme dispose de profits confortables sur d’autres marchés, le coût est plus facilement supporté. Si le marché comprend de fortes barrières à l’entrée, l’exclusion d’un concurrent peut donner un avantage durable sur celui-ci. Les pratiquer avant l’entrée est une façon de s’arroger le marché. Les prix prédateurs peuvent également être utilisés comme une menace vis-à-vis des entrants potentiels. Il s’agit de créer une réputation de firme « dure ».
Ciseaux tarifaires
La pratique du ciseau tarifaire consiste pour une firme dominante en amont d’un marché et présente sur le marché à tarifer en amont à un prix élevé aux concurrents de l’aval et à vendre à bas prix en aval. Ce qui pénalise lourdement les concurrents.
[1] La notion de marché pertinent est également essentielle dans le cas du contrôle des concentrations (voir la question-réponse sur ce sujet). Mais dans ce cas, il s’agira d’anticiper le marché pertinent, suite à la concentration et d’en inférer des risques pour la concurrence.