Trois questions sur l’éducation
Rédacteur : Stéphane Ménia
Avertissement : ce texte a été rédigé fin 2009. Il est publié sans mise à jour. De nouvelles références ont pu apparaître entretemps, mais l’essentiel reste d’actualité à ce jour (8 mai 2012).
L’importance des études en matière de réussite professionnelle ne fait pas de doute. L’utilité de l’éducation en termes d’emploi et de revenus est réelle. L’inquiétude des parents est légitime et se traduit par un investissement massif dans des comportements stratégiques en matière de scolarisation des enfants[1]. Nous abordons ici trois questions relatives à la réussite scolaire : le rôle des enseignants, le choix entre école publique et école privée, ainsi que la scolarisation précoce des enfants en maternelle. Dans tous les cas, un constat s’impose : les parents d’élèves peuvent s’inquiéter de l’avenir de leurs enfants, mais la crainte de faire de mauvais choix n’est que peu justifiée.
Puis-je faire confiance aux enseignants ?
En 1966, aux États-Unis, le rapport Coleman, établissait que, tout comme l’établissement de scolarisation, les enseignants n’avaient qu’un faible rôle dans la réussite des élèves. Cette conclusion étonnante motiva des travaux tentant de préciser la portée de ces conclusions. Après plus de 40 ans de controverse, l’importance de la qualité des enseignants est réaffirmée. Pour l’économiste de l’éducation Eric Hanushek, améliorer la qualité des professeurs est même le meilleur moyen d’agir sur les performances des élèves. Selon lui, les politiques basées sur la mobilisation de moyens financiers ont montré leurs limites. Accroître le taux d’encadrement ou réduire la taille des classes présente une certaine efficacité, mais modeste rapportée au coût engendré. Améliorer le niveau d’éducation des enseignants ou compter sur leur expérience serait également vain. La qualité des enseignants se mesure par leur capacité à faire réussir leurs élèves, notion qui peut faire l’objet de diverses formes d’évaluation. Dans cette perspective, on peut introduire la théorie de l’agence (ou «modèle principal-agent») en économie de l’éducation.
Qu’est-ce que la théorie de l’agence ?
La théorie de l’agence est initialement due à Michael Jensen et William Meckling[2]. Elle s’applique aux situations où un individu (ou une organisation), qu’on appelle «principal», passe un contrat avec un autre individu, dénommé «agent», pour réaliser une mission pour son compte, dans un contexte où l’effort fourni par l’agent n’est pas directement observable et les objectifs de l’agent et du principal sont divergents. Il en résulte un problème de «hasard moral». L’agent peut adopter une attitude opportuniste. Une fois que le contrat avec le principal est signé, il peut adopter un comportement n’allant pas dans le sens de l’intérêt du principal, dans la mesure où son effort n’est pas observable. Ce schéma est assez courant. De nombreuses relations salariales sont, à des degrés divers, de cet ordre. Les relations entre assuré et assureur en relèvent également[3]. L’enjeu pour le principal est de trouver un mécanisme qui fasse converger les intérêts de l’agent et ceux du principal, afin que l’agent soit incité à fournir un effort maximal. La rémunération à la commission d’un commercial le pousse à réaliser un chiffre d’affaires important. Un système de stock-options pour les dirigeants d’entreprise est supposé les inciter à maximiser les bénéfices pour accroître la valeur de l’entreprise, ce qui bénéficie aux actionnaires et à eux-mêmes. Le système de franchise dans les contrats d’assurance doit conduire les assurés à éviter les sinistres pour ne pas supporter la franchise et réduit les indemnisations que doivent verser les assureurs.
Dans une relation salariale, la nature du contrat optimal dépend des caractéristiques de la tâche à accomplir. Dans une usine où des ouvriers fabriquent entièrement des produits peu complexes, les rémunérer à la pièce est un moyen simple d’accroître leur effort. Leur mission est unique et le résultat peut se mesurer individuellement, leur rémunération dépendant alors totalement de leur effort. Dans d’autres situations, les salariés sont amenés à réaliser des tâches complexes et multiples et participent à un travail d’équipe. Déterminer une mesure de la performance qui prenne en compte toutes les dimensions du travail et évaluer correctement l’effort individuel est plus difficile. Le travail des enseignants relève précisément de ce cas de figure.
Enseignement et problème d’agence
On peut concevoir un problème d’agence dans l’éducation en attribuant à l’État ou à un établissement (voire aux parents d’élèves) le rôle de principal, l’enseignant (ou l’établissement quand l’État est le principal) jouant le rôle d’agent.
A quoi rêvent les profs ? Dans la fonction d’utilité d’un enseignant typique, on trouve la rémunération, la reconnaissance sociale, des conditions de travail de qualité et l’espoir d’obtenir tout cela grâce à un effort limité. Dans sa version standard, le modèle principal-agent considère que l’enseignant cherche à maximiser la différence entre l’utilité attachée à sa rémunération et le coût de son effort[4]. Face au choix proposé de fournir plus d’efforts en échange d’une rémunération plus élevée, l’enseignant rationnel fixera son effort de telle sorte que l’utilité d’un euro supplémentaire perçu soit égale au désagrément supporté du fait de l’accroissement de l’effort nécessaire pour obtenir cet euro. L’utilité marginale du salaire est égale au coût marginal de l’effort (sa «désutilité marginale»). On suppose que plus on a d’euros, moins l’utilité d’un euro supplémentaire est importante. En revanche, l’effort supplémentaire est de plus en plus coûteux.
L’effort de l’enseignant n’est pas observable, créant un problème d’aléa moral. Mais il conditionne la réussite des élèves. En observant la réussite de l’élève, on en déduit l’effort. Il ne reste qu’à lier positivement la rémunération aux résultats obtenus. Par rapport à une rémunération dans laquelle les résultats n’interviennent pas, la rémunération au mérite modifie le choix de l’effort, puisque le salaire croît en fonction de l’effort. C’est un résultat assez trivial, mais auquel correspondent différents schémas d’incitations possibles. Par rapport à un univers où les intérêts de l’agent et du principal seraient identiques, la correction de cette distorsion par le biais d’un système d’incitations est coûteux (coût du dispositif incitatif et coût du contrôle). L’art d’inciter consiste à maximiser le bénéfice net du dispositif, c’est-à-dire l’écart entre les gains qu’on en tire et les coûts qu’il génère.
En matière de salaire, deux cas polaires sont imaginables. Dans le premier l’enseignant est payé au mérite, en fonction de la réussite des élèves (rémunération «à l’output»). Dans le second, il est rémunéré en fonction de son temps de travail (rémunération «à l’input»). En pratique, les enseignants sont le plus souvent rémunérés à l’input, comme c’est le cas en France. Peut-on faire mieux en introduisant le mérite ?
Comment évaluer au mérite ?
Les expériences d’évaluation au mérite privilégient une rémunération établie sur la base de tests. L’évaluation hiérarchique est une alternative. On la trouve par exemple en France sous deux formes. La première repose sur l’inspection. Elle pose plusieurs problèmes. Son caractère ponctuel, en premier lieu. Les inspections sont rares dans la carrière d’un enseignant (en moyenne, tous les 3 à 5 ans), traduisant le coût important de la supervision. Contrôler plus souvent les enseignants occasionnerait des dépenses considérables, sans que le résultat ne soit forcément probant. Seules des inspections très fréquentes pourraient produire les effets escomptés. Le coût du contrôle deviendrait exorbitant. Bien que pouvant occasionner des progressions de carrière sensiblement différentes, les promotions au mérite sont encadrées par des règles tendant à compresser les classements (pas de baisses des notes, hausses plafonnées). Ce qui réduit de facto le poids de l’évaluation et les incitations afférentes. L’autre mode d’évaluation courant repose sur la notation du chef d’établissement. Il est quasiment insignifiant dans la progression de carrière d’un enseignant, la compression des classements atteignant son paroxysme, compte tenu de péréquations appliquées à la notation. Si l’autonomie des établissements augmentait, c’est un mode d’évaluation qui serait certainement renforcé. Il pose d’autres difficultés. La principale, outre le risque de l’arbitraire, est la possibilité de générer des comportements de recherche de rente de la part des enseignants. Dans la mesure où l’effort est difficilement observable et l’information du superviseur incomplète, l’enseignant est incité à s’investir dans des activités de signal, donnant de son travail une image flatteuse. Il peut par exemple simuler une forte implication en effectuant des tâches administratives périphériques, tout en négligeant son effort d’enseignement. Les économistes Paul Milgrom et John Roberts[5] qualifient d’«activités d’influence» ces comportements, qui peuvent être contreproductifs pour l’organisation s’ils ne génèrent qu’un écran de fumée.
Face à ces insuffisances, l’évaluation basée sur des performances mesurables par un observateur extérieur suscite l’intérêt. Dans cette optique, les résultats des élèves à des tests standardisés, tels que ceux de PISA[6], doivent mesurer la performance. Edward Lazear, spécialiste de l’économie des ressources humaines (Personal Economics), a consacré plusieurs recherches au personnel enseignant. Il souligne qu’il existe un lien significatif entre les résultats obtenus aux tests et les revenus ultérieurs des élèves[7]. Si l’on considère qu’un but important de l’école est de positionner les individus sur le marché du travail, obtenir de bons scores aux tests doit être un objectif privilégié par l’enseignant. Le schéma d’incitation peut prendre en compte les résultats dans l’absolu ou les comparer à ceux d’autres enseignants. C’est en Israël que la première étude économique, publiée en 2002, recense une expérience de ce type. Victor Lavy, montre que l’attribution d’un budget destiné à payer des primes aux enseignants des trois écoles (sur 62) ayant obtenu la progression des résultats la plus importante pour leurs élèves a conduit à des progrès significatifs parmi les écoles participantes.
Les limites du mérite
L’évaluation aux résultats n’est pas une panacée. Elle se heurte à plusieurs critiques. La première a trait à la pertinence des tests en termes de niveau atteint. Mesurent-ils vraiment les connaissances ou sont-ils simplement des éléments de signal et de positionnement des élèves par rapport aux autres, dans la perspective du débat entre théories du capital humain et du signal[8]? S’ils relèvent de la logique du signal, alors en se centrant sur les tests, l’enseignant passe beaucoup de temps à œuvrer pour produire des classements, sans que les élèves ne progressent, délaissant au passage des activités utiles. La deuxième critique repose sur l’idée que, même en admettant que les tests soient une mesure correcte du niveau atteint, inciter le maître à centrer son effort sur les scores peut s’avérer dommageable. Les activités scolaires visant à développer la socialisation des enfants produisent des effets positifs sur l’ensemble de la société. Elles réduisent les coûts liés aux comportements déviants, stimulent la créativité et, plus généralement, sont propices au développement du capital social, tel que défini par le sociologue Robert Putnam (la «valeur collective de tous les “réseaux sociaux” et les inclinations qui résultent de ces réseaux pour faire des choses l’un pour l’autre»). On peut ajouter que la litanie des tests standardisés n’est probablement pas ce que l’on fait de mieux en matière d’épanouissement personnel. L’évaluation par les tests serait en fait favorisée parce qu’il est difficile de quantifier les effets positifs des autres objectifs. Une troisième remise en cause de la rémunération aux tests résulte de la nature collective du travail des enseignants. Celle-ci a une incidence importante en ce qui concerne les missions de socialisation. Mais elle n’est pas neutre non plus pour ce qui touche aux acquis purement scolaires (le travail du prof de français a une influence sur la qualité des prestations en histoire). En individualisant une rémunération qui s’appuie sur un travail d’équipe, on prend le risque de réduire l’effort, en raison de la crainte de ne pas le voir récompensé à sa juste valeur. Des rémunérations collectives au mérite sont donc parfois préconisées. Elles peuvent néanmoins se heurter à un autre obstacle : lorsque la taille d’un groupe est relativement importante, la contribution de chacun est diluée, incitant à des comportements de «passager clandestin». On compte sur les autres pour «faire le boulot», en estimant qu’un faible effort de sa part ne réduira que peu la production globale et la rémunération qui en découle. Or, si tout les membres du groupe tiennent le même raisonnement, l’output global peut être fortement réduit.
Enfin, anecdote ou pas, Brian Jacob et Steven Levitt[9] ont montré que l’introduction de la rémunération au mérite sur la base des résultats aux tests ont vraisemblablement conduit des enseignants à falsifier les résultats des examens. A partir d’une analyse d’un échantillon de copies, ils estiment que chaque année, dans les écoles primaires de Chicago, 3 à 5 % des classes étaient le théâtre de triches aux examens. Une fraude orchestrée par des enseignants, répondant à leur façon au système d’incitations en vigueur.
La rémunération au mérite basée sur les résultats obtenus par les élèves à des tests standardisés est susceptible d’engendrer des comportements allant à l’encontre de l’effet attendu. Sur ce point, cependant, Edward Lazear relève qu’au delà de l’incitation à bien faire, elle peut avoir une autre conséquence sur le système scolaire, qualifiée appelé «effet d’auto-sélection». En conditionnant la rémunération à la réussite aux tests, on inciterait d’une part les candidats à l’enseignement les moins doués pour ce profil à renoncer à entrer dans la carrière ; d’autre part, les plus aptes s’y dirigeraient plus volontiers. Au fil des renouvellements de générations, la qualité des enseignants, mesurées à l’aune des performances aux tests, s’en trouverait améliorée. Ce mécanisme serait de nature à contribuer à résoudre un autre problème, celui de la qualité du recrutement. Estimer a priori la qualité d’un enseignant n’est pas aisé, comme le montrent un certain nombre d’études. Il existe un mécanisme de sélection adverse. Les économistes Robert Gordon, Thomas Kane et Douglas Staiger ont pu récemment mesurer cette difficulté en Californie. Suite à une mesure légale de réduction de la taille des classes, il a fallu tripler les effectifs de professeurs des écoles. On pouvait supposer que les meilleurs professeurs étaient déjà en place. Les nouvelles recrues devaient être moins bonnes. Un fléchissement des résultats des élèves aurait dû se produire. Ce qui n’arriva pas.
Des alternatives : l’évaluation par les usagers et le carreer concern
Au Salvador, le dispositif EDUCO (Education with Participation of the Community) instauré dans les écoles primaires depuis 1991 implique les parents d’élève dans la gestion des écoles. Regroupés en association communautaire d’éducation (ACE), ils gèrent les fonds alloués par le ministère de l’éducation. Ils sont en charge de la gestion du recrutement au paiement des enseignants. «Chaque fin de mois, les enseignants, qui ont des contrats d’un an, remplissent une fiche horaire, avant que la direction de l’ACE leur verse leur salaire […]. En fin d’année, la direction de l’ACE évalue le travail de chaque enseignant et décide de renouveler ou non son contrat pour l’année suivante.»[10]. Ce dispositif a attiré l’attention dans la mesure où les élèves de ces écoles, enfants de paysans et d’ouvriers, réussissent aussi bien à l’école que des enfants issus de familles plus favorisées. La transposition du modèle n’est pas envisageable dans un pays comme la France, pour diverses raisons, dont le contexte de fin de guerre civile qui l’a vu naître et la difficulté à imaginer une implication aussi poussée des parents d’élèves. Néanmoins, il montre que si le principal traditionnel, l’État, est relayé sur place par un auxiliaire en la personne des parents, le dispositif d’incitation de l’agent enseignant n’a pas à reposer sur la rémunération au mérite. Une supervision, consistant à mesurer plus finement l’effort observable, peut s’y substituer.
Enfin, le métier d’enseignants se caractérise par des carrières relativement longues. De ce point de vue, les compétences peuvent se développer et se révéler au cours du temps. Un enseignant qui souhaite s’assurer une bonne carrière a tout intérêt à fournir des efforts conséquents. Des incitations implicites, basées sur les perspectives de carrière à long terme, pourraient s’avérer plus efficaces qu’une rémunération au mérite. C’est la conclusion à laquelle Michael Hansen arrive en étudiant le comportement d’absentéisme des enseignants dans 13 écoles de caroline du Nord[11].
Les enfants réussissent-ils mieux dans les écoles privées que dans les écoles publiques ?
Dans la plupart des pays, l’école primaire et secondaire (l’«enseignement scolaire») est avant tout le fait du secteur public. Une part non négligeable des élèves scolarisés fréquente cependant des établissements privés. C’est le cas pour 15% des élèves français, soit un chiffre similaire à la moyenne européenne (les taux de fréquentation des établissements privés oscillant globalement entre 10 et 20%).
Il n’existe pas de système idéal
Si les écoles privées ont du succès, ce n’est pas par hasard. Il existe des motifs idéologiques, religieux ou culturels expliquant qu’un certain nombre de familles y trouvent des conditions de scolarisation pour leurs enfants correspondant davantage à leurs attentes. Le principe d’une offre d’éducation variée peut aller de pair, comme pour d’autres biens, avec une meilleure satisfaction des besoins. Poussant cette logique plus en avant, on peut se demander pourquoi un secteur public de l’éducation subsiste, une organisation privée généralisée étant susceptible d’élargir la variété de l’offre à l’infini. Des raisons d’efficacité et de justice sociale militent pour un financement public de l’éducation, au moins jusqu’au supérieur et sont communément admises[12]. Mais la production du service d’éducation elle-même doit elle être confiée à l’État ? Le reproche généralement adressé à l’école publique repose sur un arrière-plan théorique de type principal-agent. L’absence de concurrence dans le secteur public et les difficultés de contrôle de l’État sur les établissements et les enseignants seraient à l’origine d’une productivité réduite. Mais, d’une part, la concurrence sur un marché de l’éducation où les écoles privées sont subventionnées n’est pas parfaite. Il existe là aussi un problème d’agence : comment l’État peut-il contrôler la qualité de service assurée par les écoles privées, à qui il donne pour mission d’utiliser les subsides publics dans le cadre d’objectifs pédagogiques précis ? D’autre part, une production d’éducation intégrée au niveau du public peut générer des économies d’échelle et répondre à des objectifs plus larges de socialisation. On peut ainsi douter de l’existence d’une structure idéale, ce qui justifie la cohabitation entre système public et établissements privés.
Les enseignants du privé sont-ils meilleurs que ceux du public ?
Le travail d’enseignant est identique dans le privé et le public. L’effort effectif est une variable cachée pour le principal. Dans le public, les enseignants sont fonctionnaires. Ceci ne les protège-t-il pas ? La logique du career concern peut répondre à l’argument. Dans le privé, les enseignants sont recrutés par les établissements, peuvent être licenciés, etc. Ce qui créerait une forte incitation à l’effort. Cette vision de l’école privée est un peu idyllique. Il n’est pas si simple de renvoyer un enseignant du privé, généralement payé par le rectorat. Juridiquement, c’est complexe, mais c’est surtout techniquement que l’affaire n’est pas simple. Les effectifs disponibles sur le marché ne sont pas pléthoriques, notamment parce que les enseignants doivent être qualifiés par un concours. La seule différence notable réside dans l’implication de la communauté des parents d’élèves, un peu à la manière des écoles EDUCO.
Que disent les faits ?
Les statistiques sont formelles, la réussite est plus importante dans le privé. Mais si les résultats sont meilleurs, ils ne sont pas incroyablement meilleurs. Jean-Paul Caillé évalue par exemple en 2004, dans une étude réalisée pour l’Éducation nationale, que 70% des élèves ayant suivi la totalité de leur scolarité dans le privé obtiennent le baccalauréat, contre 60% dans public. Il montre aussi que le paramètre déterminant est le fait d’avoir suivi toute sa scolarité au lycée dans le privé.
Si le choix de scolarité, privée ou publique, était tiré aléatoirement, dans toutes les familles, pour chaque enfant à la naissance, on pourrait en conclure que l’école privée est meilleure que l’école publique. Ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Il existe un biais de sélection dans le choix des écoles. L’hypothèse est que c’est parce que les meilleurs élèves fréquentent les écoles privées que leurs résultats sont meilleurs. Les «meilleurs élèves» sont en premier lieu ceux issus des milieux favorisés. En 2006, dans l’enseignement secondaire, 27% des élèves fréquentant le privé étaient issus des milieux très favorisés, contre 18% dans le public. 29% des élèves du privé étaient issus des milieux très défavorisés, contre 41% dans le public.
On pourrait être surpris du chiffre élevé de 29% d’élèves issus des milieux très défavorisés dans les écoles privées. Il est seulement une autre facette de l’écrémage opéré par les écoles privées. Pour s’attirer les meilleurs élèves, celles-ci pratiquent souvent une discrimination tarifaire basée sur les revenus des parents. En d’autres termes, elles sont en mesure d’attirer les enfants de familles plutôt favorisées (qui paient «plein pot») et ont la possibilité, en réduisant les frais d’inscription des autres, de sélectionner les plus doués dans les milieux modestes[13]. Une des leçons à en tirer est d’ailleurs que l’école privée n’est pas inabordable pour une famille modeste. Les meilleures écoles privées appliquent généralement une politique de redistribution. Mais alors que l’école publique doit accueillir tous les élèves, l’école privée peut sélectionner ses élèves dans des conditions optimales (toutes les écoles privées ne pratiquent cependant pas une sélection au mérite ; certaines se spécialisent – volontairement ou pas – dans l’accueil d’élèves en difficulté). Par ailleurs, Caillé souligne que si l’on observe les trajectoires d’élèves ayant navigué entre privé et public, on constate que les chances de réussite sont nettement plus faibles que pour les parcours fidèles à l’une ou l’autre des institutions. Ce qui montre que scolariser son enfant dans une école privée à un moment de sa formation n’est pas un gage de réussite, la cohérence du parcours prévaut.
Les États-Unis ont connu deux types d’expérience permettant de tester l’impact du scolarité dans le privé. La première est la mise en place d’un système de «chèque éducation» offert à des familles modestes choisies au hasard, afin que leurs enfants s’inscrivent dans des écoles privées de leur choix. En 2002 et 2003, William Howell et Paul Peterson d’une part, Alan Krueger et Pei Zhu d’autre part, ont évalué l’effet de ce dispositif. Le caractère aléatoire du tirage au sort permet d’éliminer le biais de sélection, puisque rien ne différencie a priori les enfants tirés au sort des autres (dans leurs capacités individuelles ou leur volonté de réussir). En suivant par la suite les résultats scolaires des «élus» et des «recalés», on peut avoir une idée de l’effet isolé d’une fréquentation de l’école privée sur les résultats scolaires. Howell et Peterson trouvent un effet significatif, alors que Krueger et Zhu considèrent pour leur part qu’il est insignifiant. Avant ces travaux, une autre étude à laquelle avaient notamment participé Joshua Angrist et Michael Kremer étudiait un programme similaire en Colombie[14]. Ils ne trouvaient aucune différence significative avec le groupe de contrôle, formé des élèves non éligibles au programme.
Le deuxième type d’expérimentations a porté sur le programme charters schools. Il s’agit de permettre l’ouverture d’écoles privées, financées sur fonds publics, en fonction des effectifs inscrits. Ces écoles disposent de plus d’autonomie que les écoles publiques, y compris en matière de programmes. Les charters schools sont-elles un progrès ? Le diagnostic d’Eric Maurin, dans sa nouvelle question scolaire[15] est prudent. Il écrit : «L’apparition de charter schools dans un district scolaire améliore-t-elle la qualité des scolarités dans ce district ? Il s’agit d’une question extrêmement difficile, et aucun consensus ne s’est encore dégagé sur ce point. Tout dépend du type de concurrence que les charters schools imposent aux autres écoles, du public particulier qu’elles parviennent à attirer dans leurs murs et de l’impact que peuvent avoir sur les élèves les changements dans les enseignements et dans la composition des classes qui accompagnent l’apparition de ces établissements». En d’autres termes, le caractère privé ou public n’a pas d’influence sur la réussite des élèves et sur le niveau moyen atteint par les élèves d’une zone où s’ouvrent des écoles de ce type.
Globalement, une fois isolé l’effet du biais de sélection des élèves, comme le conclue Marc Gurgand dans son ouvrage Économie de l’éducation[16], «cet ensemble de résultats donne à penser que la qualité de l’enseignement privé n’est pas, en moyenne, très supérieure à celle de l’enseignement public». Ces éléments permettent aussi de relativiser l’efficacité des mesures d’autonomie et de mise en concurrence des écoles. L’expérience californienne de recrutements d’instituteurs évoquée plus haut montre que l’autonomie de recrutement ne garantit pas une meilleure qualité des enseignants. Au Chili, dans les années 1980, le gouvernement d’Augusto Pinochet décida de libéraliser totalement le système scolaire, en accordant aux écoles privées des subventions proportionnées au nombre d’élèves accueillis. Chang-Tai Hsieh et Miguel Urquiola[17] constatent que le niveau absolu des élèves chiliens n’a pas changé, de même que le classement international occupé par le pays.
L’école maternelle est-elle utile pour les tout petits ?
En juillet 2008, Xavier Darcos, alors ministre de l’Education nationale déclarait : «Est-ce qu’il est vraiment logique, alors que nous sommes si soucieux de la bonne utilisation des crédits délégués par l’État, que nous fassions passer des concours bac +5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches?». La fonction de l’école maternelle ainsi résumée avait de quoi heurter les professeurs des écoles. A double titre : en premier lieu, les enfants admis à la maternelle ne portent plus de couches, la propreté étant une obligation pour y entrer. En second lieu, l’argument n’était guère étayé. Et pour cause : juger de l’efficacité des dispositifs scolaires pré-élementaires est complexe. Au surplus le raisonnement comptable du ministre était faux. Comme le site d’information Rue89.com le signala à l’époque, «La Cour des comptes souligne qu’en raison du désengagement déjà effectif du ministère de l’Education nationale, “le taux de scolarisation des 2-3 ans a diminué de 27% entre 2003 et 2007” et qu’à “la rentrée 2005, 5000 enfants étaient en attente de scolarisation en maternelle”, alors que le taux de fécondité ne cesse de croître en France. Avant d’asséner un commentaire en forme de désaveu pour le ministre:
“Cette évolution apparaît peu cohérente au regard de la bonne utilisation de l’argent public: le coût par enfant est moindre s’il est accueilli en maternelle plutôt qu’en EAJE [Etablissements d’accueil de jeunes enfants, c’est-à-dire les modes de garde collectifs alternatifs] (13 368 € en 2006 en EAJE, contre 4 570 € en maternelle, hors périscolaire).”»
En d’autres termes, il y a au moins un point sur lequel la maternelle semble utile, celui de l’argent public. Mais doit-on craindre que son enfant n’entre pas à la maternelle à 2 ans, si on lui espère le destin d’un Prix Nobel ? La réponse est apparemment négative, car le nombre d’études sur le sujet n’est pas conséquent et, surtout, l’existant tend à conclure que la scolarisation précoce des enfants est sans effet significatif sur leur devenir. En France, comme sur d’autres sujets majeurs en économie de l’éducation, ce sont Éric Maurin et ses co-auteurs qui s’y sont collé[18].
Edwin Leveun et Éric Maurin, dans un document de 2007, relèvent tout d’abord que, d’après une enquête du ministère, les enfants entrés entre 2 et 3 ans à la maternelle réussissent mieux à l’école primaire que les autres. Ce n’est pourtant pas suffisant pour conclure à l’efficacité du dispositif. Il peut exister un biais de sélection. La scolarisation entre 2 et 3 ans est réservée à un quart des enfants de cette tranche d’âge. Il se peut que ces enfants soient ceux dont les parents sont les plus attentifs à leur scolarité et donc issus de milieux plutôt favorisés. Or, ce sont également ceux qui ont été les mieux préparés à réussir à l’école. On retrouve alors dès la maternelle le phénomène évoqué précédemment : les meilleurs élèves le sont, maternelle anticipée ou pas. Pour isoler l’effet de l’école maternelle sur la réussite des élèves, Leveun et Maurin observent que la file d’attente pour la scolarisation précoce repose sur le mois de naissance (les plus vieux entrent prioritairement, tant qu’il y a des places). Entre un enfant né début février et un enfant né fin janvier, la différence de niveau atteint à l’école primaire est due en principe à une différence d’âge (et donc de maturité), mais probablement surtout à une année de scolarisation de plus ou de moins, du fait de la règle implicite de sélection des inscrits. En revanche, un enfant né en janvier au début du mois doit avoir un parcours scolaire identique à celui né en fin de mois de janvier. Si l’on compare les enfants nés fin janvier et début février d’une part ; fin janvier et début janvier d’autre part, les écarts de niveau devraient être plus élevés dans le premier cas, si l’école maternelle a une importance. Or, les auteurs trouvent justement l’inverse. Il est difficile d’attribuer une efficacité réelle à la scolarisation anticipée des tout petits. Dominique Goux et Eric Maurin reprennent cette question dans une recherche de 2008, avec une méthode similaire. Leurs conclusions sont identiques. Il n’y a pas d’effet notable de la scolarisation anticipée sur le niveau ultérieur des élèves. Ils élargissent leur réflexion à l’impact de la préscolarisation sur la participation des mères au marché du travail. Il n’y a pas non plus d’effet sur le taux de participation des femmes au marché du travail, sauf dans le cas des familles monoparentales. Et ce d’autant plus que les mères isolées vivent dans une région où les dispositifs d’accueil de la petite enfance sont limités. La littérature internationale ne présente pas non plus de conclusions tranchées. Les études penchent tantôt en faveur de l’hypothèse d’une amélioration des compétences lorsque la durée de scolarisation est allongée, tantôt dans le sens de l’absence d’effet notable. Un fait récurrent se manifeste toutefois : les enfants issus de milieux défavorisés semblent profiter davantage d’un allongement de la scolarité. Comme la cour des comptes le soutenait, Goux et Maurin confirment que si la maternelle n’a guère d’intérêt pour le niveau atteint par les enfants qui la fréquentent précocement (rappelons aussi qu’ils font deux fois la même année de petite section), le coût de la garde à l’école est réduit de 2 600 € par an et par enfant (auxquels les auteurs ajoutent 1 200€ liés à la participation marginale des femmes au marché du travail ; soit au total 3 800€). Xavier Darcos (qui ne sait pas appliquer une règle de trois au pied levé[19]) avait-il mesuré cet aspect des choses ?
En définitive, même si l’intérêt intrinsèque de la démarche n’apparaît pas clairement, une chose est certaine, il n’y a pas à rougir de faire le pied de grue devant l’école maternelle de son quartier : au pire, cela fait économiser de l’argent à son foyer et à la société. Mais il n’y a pas de crainte à avoir : un enfant qui entre en maternelle à 3 ans réussira une belle scolarité, toutes choses égales par ailleurs.
Conclusion : du plaisir ?
Les systèmes possibles d’incitation des enseignants sont multiples et, en définitive, il est mal aisé de dire lequel est le plus pertinent. On peut simplement constater que dans une scolarité, on rencontre des maîtres plus ou moins pédagogues, qui nous font plus ou moins progresser. L’école privée n’est pas un gage de réussite scolaire. Transformer sa fréquentation en succès n’est pas automatique. L’école maternelle entre deux et trois ans n’est pas une obligation pour faire de belles études. Tout au plus, elle permet de côtoyer des enfants dont les parents sont très concernés par leur insertion scolaire. Les rencontrer une année plus tard ne semble pas changer la donne…
Pour envoyer son enfant à Polytechnique, acheter un logement coûteux dans un quartier chic pour l’y scolariser dans le privé, dès le plus jeune âge, est un choix défendable. Mais rien ne garantit que cette stratégie sera gagnante. Et si c’est le cas, il sera bien difficile de prouver que son destin aurait été différent sans cela. A la limite, entre le désintérêt complet et l’obsession de la bonne école, la bonne attitude n’est pas forcément celle qu’on croit. A force de considérer uniquement l’école comme un investissement pour l’emploi, ou même un moyen de constituer des repères de sociabilité, on oublie parfois qu’elle est aussi un lieu de où l’on consomme un service de transmission de savoir qui peut avoir une utilité en soi, indépendamment de ce que l’on deviendra plus tard. Cet aspect n’est pas abordé par la théorie économique. On peut pourtant se demander s’il n’est pas un input essentiel de ce que l’on appelle la réussite scolaire. Un «facteur de production joint», car produit en même temps qu’une autre qui mériterait de remplacer l’anxieté dans la production des parcours éducatifs.
[1] Voir, dans Dans notre livre Sexe, drogue… et économie le chapitre consacré à l’éducation, ainsi que l’analyse d’Eric Maurin, «La peur du déclassement», Le seuil, 2009.
[2] M.C. Jensen, and W.H. Meckling, «Theory of the firm: managerial behavior, agency costs and ownership structure», Journal of Financial Economics, 1976.
[3] Voir également le chapitre consacré à la santé dans Nos phobies économiques
[4] Voir par exemple F.Larré et J.M.Plassard, «Quelle place pour les incitations dans la gestion du personnel enseignant ?», Notes du LIHRE, 2007. Ce qui suit s’inspire en partie de leur présentation.
[5] «Économie, organisation et management», de Boeck, 1997.
[6] PISA (Program For International Student Assessment) est un dispositif d’évaluation des performances scolaires conduit par l’OCDE dans le domaine de la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique. Il évalue tous les 3 ans l’acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire.
[7] Edward P. Lazear, «Teachers Incentives», Swedish Economic Policy Review, 10, 2003.
[8] Pour une présentation de cette controverse, voir Sexe, drogue… et économie.
[9] Brian A. Jacob and Steven D. Levitt, «Rotten Apples: An Investigation of the Prevalence and Predictors of Teacher Cheating», Quarterly Journal of Economics, 118(3), 2003.
[10] Carlos Mario Márquez, «Salvador : des parents directeurs d’école», Courrier de l’UNESCO, mars 2000.
[11] Michael Hansen, «Career Concern Incentives and Teacher Effort», document de travail, 2009.
[12] Voir Sexe, drogue… et économie.
[13] Certaines pratiques sont régulièrement dénoncées au sujet des écoles privées, concernant la manipulation des taux de réussite par l’inscription en «candidat libre» d’élèves jugés incapables d’obtenir l’examen à quelques mois de l’échéance. A notre connaissance, il n’existe pas de données fiables sur le sujet.
[14] J.Angrist, E.Bettinger, E.Bloom, E.King, M.Kremer,«Vouchers for Private Schooling in Colombia: Evidence from a Randomized Natural Experiment», American Economic Review, vol. 92(5), 2002.
[15] Le seuil, 2007.
[16] La découverte, 2004.
[17] Chang-Tai Hsieh & Miguel Urquiola, «When Schools Compete, How Do They Compete ? An Assessment of Chile’s Nationwide School Voucher Program», NBER Working Papers 10008, 2003.
[18] On se demande d’ailleurs pourquoi il existe une direction de l’évaluation et de la prospective à l’Education nationale pour que des questions aussi essentielles soient traitées par des chercheurs externes.
[19] Voir cet extrait d’une émission de télévision populaire :
http://www.dailymotion.com/video/x5918i_la-regle-de-trois-monsieur-darcos_news