La semaine dernière, j’étais pour raisons professionnelles à Athènes. Le soir, il m’a fallu trouver un restaurant pour dîner. Mon hôtel était situé dans le quartier de l’Acropole, je suis donc parti à la recherche d’un établissement correct. Une épreuve redoutable.
Après deux soirs à échouer dans des gargotes épouvantables, à manger des produits d’une fraîcheur douteuse accompagnés d’atroces vins à 14,5° tout justes bons à nettoyer les sanitaires, en subissant le vacarme fait par des “artistes” massacrant allègrement la bande originale du film “Zorba le grec”, j’ai commencé à me poser des questions.
La cuisine grecque était-elle en cause? Certainement pas. Le midi, avec mes interlocuteurs locaux, je déjeunais toujours très bien. Mais eux connaissaient de bonnes adresses, car ils étaient là depuis longtemps. L’information semblant être un facteur important, j’ai eu la chance de dénicher, au bar de mon hôtel, un exemplaire d’un guide touristique récent recommandant des adresses de restaurants. Nanti d’une adresse, je me rendis donc à l’endroit indiqué. J’ai eu bien du mal à le dénicher : dans une rue bourrée de restaurants à touristes, il fallait entrer emprunter un petit escalier lugubre, pour se retrouver dans une cave éclairée par quelques néons, dans laquelle j’ai, enfin, pu bénéficier d’un excellent dîner.
Jusque là, il n’y a rien de bien surprenant dans cette histoire, me direz-vous : chacun sait qu’il y a partout de bons et de mauvais restaurants, et que disposer d’informations sous forme de guides touristiques ou de conversations avec des gens qui vivent sur place permet de faire la différence. Mais il reste quand même un mystère dans cette histoire. Pourquoi y a t’il si peu de bons restaurants dans les quartiers situés sous l’Acropole? On peut comprendre que les mauvais restaurants aillent se placer dans cette zone. Après tout, ces restaurants, pour survivre, doivent viser la clientèle des touristes qui viennent une journée et ne reviendront plus. Ce qui est plus étonnant, c’est que les zones touristiques ne contiennent pratiquement QUE des mauvais restaurants. Comment se fait-il que la concurrence ne conduise pas à réduire le nombre de mauvais restaurants au profit des bons?
Certains me diront que c’est parce que les coûts de production dans les mauvais restaurants sont plus faibles (et c’est pour cela qu’ils sont mauvais); ce qui leur permet d’évincer les bons restaurants des zones touristiques. Cette explication est fort douteuse. D’abord parce que cette différence de coût ne saute pas aux yeux. Les mauvais restaurants dans les zones touristiques attirent les clients par toute une série de pratiques commerciales : les musiciens qui massacrent Zorba le grec, des rabatteurs… Ces pratiques, que les bons restaurants n’ont pas besoin d’utiliser (puisqu’ils sont cités dans des guides touristiques et bénéficient de leur bonne réputation), génèrent des coûts importants.
Par ailleurs, même en faisant abstraction de cet aspect, la qualité de la nourriture fournie ne constitue qu’une part infime des coûts d’un restaurant, qui sont des frais de personnel et le prix de la location des bâtiments dans lesquels ils se trouvent. Lorsque j’ai mangé dans un bon restaurant, j’ai payé le même prix que dans les établissements voisins et mauvais. Le menu était similaire : seule comptait la qualité de la cuisine. Or, pour un cuisinier, faire une mauvaise salade grecque consomme autant de ressources qu’en faire une bonne.
Il y a donc là dessous un phénomène plus compliqué. Mais c’est là que l’économie vient apporter la réponse. Lorsqu’un marché est caractérisé par des prix élevés, et des produits de qualité médiocre, cela rappelle immanquablement un problème d’asymétrie d’informations et de sélection adverse, tel que modélisé par George Akerlof dans son célèbre article “the market for lemons” consacré aux voitures d’occasion. Supposons qu’il existe deux sortes de restaurants : les bons et les mauvais. Imaginons qu’au départ, dans la zone située au pied de l’Acropole, il y a autant de bons que de mauvais restaurants. Un afflux de touristes survient, ce qui incite des gens à créer de nouveaux restaurants, boutiques de souvenirs, etc, dans cette zone. De ce fait, les loyers s’élèvent. Quelle est la conséquence de cette hausse des loyers sur la qualité moyenne des restaurants dans la zone?
Les bons restaurateurs vont se dire qu’ils ont intérêt à aller s’installer plus loin, pour payer des loyers moins importants. En effet, leur clientèle est constituée de locaux et de gens informés qui cherchent la bonne cuisine : ces gens-là seront disposés à se déplacer de quelques rues pour continuer à bien manger.
Les mauvais restaurants, par contre, n’ont aucun intérêt à se déplacer. S’ils partent loin des zones de passage des touristes, ils vont perdre toute leur clientèle, car les habitués ne se déplaceront pas pour aller chez eux, et les touristes mal informés sont dans la zone touristique. Ils vont donc rester. La hausse des loyers, provoquée par l’afflux touristique, aura donc pour effet d’abaisser la qualité moyenne des restaurants sur place. Les mauvais restaurants de la zone seront alors amenés à élever leurs prix de vente (pour suivre la hausse des loyers) et chercheront à attirer les touristes à toute force, à l’aide d’une course aux armements de mécanisme commerciaux visibles (rabatteurs, musique tonitruante, terrasse chauffée en hiver, etc). Ils ne recourront pas à la cuisine de qualité, puisque les touristes de passage n’ont aucun moyen a priori de faire la différence; celle-ci ne constitue pas un argument de vente. C’est donc l’asymétrie d’information qui produit cette concentration de mauvais restaurants dans la zone.
Et ce mécanisme est autorenforçant : dès lors que la proportion de mauvais restaurants dans un quartier augmente, les consommateurs avertis (ceux qui lisent des guides touristiques ou les locaux) vont fuir cette zone, incitant les bons restaurants qui étaient restés à partir à leur tour, pour suivre leurs clients. Très rapidement, le quartier touristique ne comprendra que d’abominables restaurants, très chers (à cause des loyers élevés et du prix de la politique commerciale à mener pour attirer les clients), alors que quelques rues plus loin (ou au fond des caves, bien dissimulés) se trouvent d’excellents établissements.
Pourquoi une telle situation perdure-t-elle? M. Spence, qui a obtenu le prix Nobel d’économie en même temps qu’Akerlof, a étudié divers mécanismes par lesquels offreurs et demandeurs sur un marché vont chercher à dépasser les problèmes posés par l’asymétrie d’information. Comment les bons vendeurs peuvent-ils se faire connaître, comment les acheteurs peuvent-ils les déterminer? Spence a mis en évidence plusieurs moyens, qui ont tous un point commun : ils sont coûteux. Le développement de l’industrie touristique a par exemple conduit à la multiplication des guides touristiques indiquant de bonnes adresses pour manger. Mais le prix d’un bon guide est de l’ordre de 15 ou 20 euros. Je m’étais interrogé, avant de partir, sur l’opportunité d’acheter un guide touristique. Je savais néanmoins que je n’aurais que peu d’occasions de faire du tourisme et que j’allais rester peu de temps. Mes repas m’ont coûté environ 20 euros chaque soir, quelle que soit leur qualité. Acheter un guide m’aurait conduit à payer au bout du compte 30% de plus par repas pour bien manger. Le jeu en valait-il la chandelle? A posteriori, je suis content d’avoir pu bénéficier gratuitement de la lecture d’un bon guide touristique. Mais je n’en aurais probablement pas acheté.
Ce calcul, c’est celui que fait la majorité des touristes qui visitent la Grèce, qui passent 48 heures à Athènes à visiter des monuments, pour ensuite se ruer dans les îles de la mer Egée. Pour la majorité d’entre eux, acheter un guide touristique pour Athènes n’est pas rentable (surtout d’ailleurs que certains guides touristiques, comme le guide du routard (c) (merci Oli), fournissent des informations d’une qualité excécrable). Le résultat, c’est qu’il est bien difficile de faire un dîner correct dans les quartiers situés sous l’Acropole. Ce raisonnement peut probablement être généralisé à toutes les zones envahies par les touristes qui ne restent pas très longtemps. Cela a néanmoins un intérêt : permettre de vérifier empiriquement les théories économiques.
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Oui enfin, tester des théories économiques ne mérite pas de risquer un procès pour dénigrement des guides du routard… http://www.lemonde.fr/web/articl...
Exact. J’ajoute donc un (c) pour ne pas me faire accuser de contrefaçon. On n’est jamais trop prudent.
Le choix des guides est aussi un problème d’asymétrie d’information ,le choix des critiques des guides, … "stack overflow" :).
Mes contacts dans le milieu de l’hotellerie restauration m’ont deja fait part des prix pour un bonne revue dans certains guides, donc il y a matière à nuancer.
Sur le surcout, je pense qu’il faut inclure les frais de voyage et d’hotel, et rapporter le surcout du guide (ou du temps de recherche sur le net des bonnes adresses) a ce total plutot qu’aux seuls restaurants.
Ceci dit, l’internet change un peu la donne sur le sujet de l’information commerciale. Le principal obstacle venant d’ailleurs des proces abusif sur les opinions sur le net (sur des details, sur le droit des marques, diffamation, …), les entrepreneurs beneficiant de l’asymetrie ont tres bien compris le risque de ce nouveau média :). Les guides d’entrepreneur sur le net ne manquent pas de rappeller le cout bien plus grand d’un consomateur mécontent sur internet.
Quand j’ai commencé à étudier l’économie, j’ai cru que ça me permettrait d’éviter de me faire arnaquer. Si j’avais su que ça servait surtout à comprendre après coup pourquoi on s’est fait arnaqué, j’aurais peut être fait psycho 🙂
A part ça, l’une des dernières fois que j’ai voyagé, je me suis aussi posé une question d’économie, mais que je n’ai pas résolue : pourquoi le prix d’une nuit dans un hotel classe reservé sur internet par un site de voyage en ligne est-il si dérisoire, par rapport au prix payé en s’adressant dirrectement à l’hotel ?
J’ai eu un début de réponse d’une amie qui bosse dans l’hotelerie : "le prix normal, c’est le prix pas cher sur internet. Mais il y a toujours des gens paumés qui s’y prennent à la dernière minute et qui sont prêts à payer très cher pour une nuit dans le premier hotel qu’ils trouvent. C’est pour eux qu’on affiche des prix exorbitants"
Je ne sais pas si en raisonnant à l’équilibre on obtient bien ce résultat, mais c’est un argument intéressant, à rapprocher des théories des monopoles discriminants.
petites questions par rapport à l’argumentation :
* si les loyers s’élèvent autour de l’Acropole, rien n’empêche l’ensemble des restaurateurs d’augmenter leurs prix, pour répercuter la hausse?
* en collant à Akerlof, ne suffit-il pas de dire que i) faire de la bonne cuisine, quand même, ca coûte un peu plus cher, ii) les gens ne savent pas discriminer entre bonne et mauvaise cuisine, donc ne sont prêts à payer qu’un prix intermédiaire, iii) ce qui chasse les bons restaurants de l’Acropole, qui ne peuvent être rentables
Personnellement, je proposerai bien une autre théorie :
La population peut être divisée en 2 catégories :
*les "bidochons", d’un côté, qui veulent prendre 2 ou 3 photos de l’Acropole puis s’affaler dans un resto le plus proche possible avec tous les apparats du local (musique débile, costumes locaux, etc…).
* les "bobos", de l’autre côté, pour qui le tourisme c’est beaucoup de marche, c’est forcément là où les autres ne vont pas, etc…
On comprend donc que des restau pas bon et ringards s’installent près de l’Acropole pour satisfaire les premiers, et des restau meilleurs (mais surtout loin de l’Acropole, sinon ca la fait pas!) s’installent plus loin. Ca permet de comprendre que les bons restaurants ne soient pas à côté des mauvais, car ca ferait en quelque sorte une externalité négative. Dit autrement, leur localisation excentrée est un signal de qualité.
N’y a-t-il pas, en économie quelquechose qui ressemblerait à une L.M.E. (Loi du Moindre Effort)?
Ces restaurants disposant d’une clientèle captive ( ou diposant d’une rente de position géographique, c’est kif kif ici, non?) n’ont pas BESOIN de faire de la bonne cuisine pour faire tourner la boutique.
Pourquoi se fatiguer ?
Ayant habité nombres d’endroits touristiques j’ai eu la possibilité de méditer sur les différents aspects de cette grave question… Mais il y a clairement une spécificité grecque. Quelques astuces supplémentaires pour bien bouffer en Grèce (à l’exception des trucs de luxe):
– Non seulement éviter comme la peste les endroits jolis, mais également tous ceux a peu près présentables. L’idéal est une terrasse pourrave donnant sur une route surchargée de mobs et camionnettes puantes.
– Eviter toutes les tavernes présentent dans un guide quelconque. La cuisine va TRES vite se dégrader.
– Faire attention à l’ambiance musicale. Fuir ce qui vous semble être du grec "typique"qui vous dit quelque chose. A la limite préférer du BOUM BOUM assourdissant local à la Despoina Vandi (Ahh Despoina) ou Kaiti Garbi.
– Faire un tour dans les chiottes. Fuir si ils sont propres. Un patron qui nettoie trop bien ses toilettes cherche à attirer de la clientèle par de faux argument. C’est du temps perdu qu’il aurait mieux fait de consacrer à préparer à bouffer. Et on est jamais certain qu’il se soit lavé les mains entre les deux opérations.
– Parler grec, bruyamment si possible, en ayant l’air extrêmement mal élévé. Etre odieux, hautain avec le personnel ( si votre pratique de la langue est suffisamment bonne, sinon ça comporte quelques risques). Non seulement cela vous permettra in fine d’infirmer la théorie le mode de propulsion aléatoire cher au guide du routard galactique, mais cela changera le contenu de votre assiette. Dolmadakia fraîche versus en boite. De même beaucoup de resto ont deux cartes, une pour les touristes, l’autre pour les vraies gens.
C’est super bon la gastronomie grecque, plus encore des Cyclades, plus encore crétoise 🙂
ps : Je me souviens avec émotion de la crise de la dioxine du poulet belge. Le ministre de je-ne-sais-plus-quoi était venue expliquer doctement à la télé que, certes, la Grèce importait des tonnes de poulet belge, mais qu’il n’y avait aucun motif d’inquiétude, c’était dans un circuit commercial séparé, réservé aux touristes :-))))
Très d’accord avec notre Evivakis sur les indices permettant de détecter une taverne correcte.
Mais espérer bien manger près de l’Acropole, est-ce raisonnable ? penser au grec qui cherche un bistro typique place du Tertre…
Les guides touristiques – et spécialement le routard – ne pourront de plus jamais suivre les ouvertures/fermetures ni la qualité de cette ruche à pseudo-tavernes que supporte Plaka.
Par contre j’ai bien mangé d’excellentes côtes d’agneau grillées – servies au kilo comme souvent en Grèce – au steki tou iliou, à 2 rues au-dessus du métro thisssion, et c’était dans le routard.
Sans être forécment en mesure de parler grec bruyamment, il faut
@ Olivier :
*la politique commerciale consistant à déménager dans un endroit moins voyant et moins cher paraît plausible pour les bons restaurants. Et il suffit qu’un petit nombre d’entre eux se déplace pour provoquer un mécanisme auto-entretenu.
*ce qui me génait pour présenter les choses de cette façon, c’est l’arsenal de politiques commerciales agressives des mauvais restaurants (qui sont infiniment plus coûteuses que l’écart entre bonne et mauvaise cuisine)et le décalage constaté, dans la même rue, entre le boui-boui au fond d’une cave qui sert de la bonne cuisine, et les restaurants effroyables et tape à l’oeil.
Concernant l’opposition bobos-bidochons, je crois que c’est Solow qui dit que toute bonne discussion sur un problème économique doit se terminer par un peu de sociologie amateur ;-). Je me risque donc dans le domaine à mon tour, pour douter du goût réel du bobo pour la bonne cuisine. Qu’ils cherchent à se différencier, soit; mais il n’est pas certain que cette différenciation passe par aller dans un boui-boui ou l’on mange bien. Il peut fort bien préférer un endroit snob et à la mode, soit une troisième catégorie d’établissements.
@ Bernouilly : effectivement, ils n’en ont pas forcément besoin. Mais de la même façon qu’il n’y a pas "besoin" d’hypermarché dans une ville dans laquelle il y a déjà une épicerie. Si un bon restaurant s’installe dans cette zone très peuplée en clients potentiels, pourquoi ne va-t-il pas récupérer tous les clients? Si avoir de la clientèle est si facile, pourquoi tant de mauvais restaurants ont-ils recours à des politiques commerciales coûteuses (terrasses chauffées, rabatteurs, musique…)?