Je devrai passer demain matin sur BFM, à l’émission “les grands débats“, sur le thème “les élites françaises et l’économie”. Les autres invités sont le député J.M. Fourgous (UMP) et N. Tenzer, auteur d’un récent rapport sur la France et l’expertise internationale, rapport que je n’ai pas trouvé en ligne pour le moment, mais dont vous aurez une idée du contenu dans cet entretien. Si j’ai bien compris le principe de l’émission, il faut être un peu vindicatif.
EDIT : petit debriefing.
Vous pouvez aller écouter l’émission ici=94|fr]. Il faut naviguer un peu, mais on trouve. Le rythme ne facilite pas l’expression, amenant le présentateur à vouloir partir dans beaucoup de directions différentes, et imposant d’aller vite à l’essentiel, parfois au risque de devenir un peu schématique. L’ensemble n’a pas été facilité par le fait qu’il y avait deux discussions : l’une portant sur le (très intéressant, au passage) rapport de Tenzer, et une discussion sur les élites et les questions économiques. J.M. Fourgous était très désireux de passer un message, très hostile aux énarques et aux élites administratives, assimilant “connaissance de l’économie” et “connaissance de l’entreprise”.
Pour ma part, mon point de vue sur le sujet est le suivant. Le traitement des questions économiques en France est pollué par l’absence de distinction entre expertise et politique. Le rôle normal du politique est d’avoir un programme fondé sur des idées, qu’on peut approuver ou non sur la base de jugements de valeur. Face à cela, le rôle de l’expertise économique est d’éclairer les choix, en identifiant des contradictions, en explicitant les conséquences des choix. Cela n’empêche pas les jugements différents entre économistes; simplement, les critères de qualité en matière de débat économique relèvent du jugement de fait. La spécificité française en la matière, c’est l’absence de distinction entre faits et opinions : en France, c’est l’opinion qui s’exprime le plus bruyamment, de la façon la plus persuasive, qui a raison; peu importent les réalités. Cette confusion pollue les débats de deux façons : premièrement en sortant la réalité des discours; deuxièmement, en conférant à des opinions et des jugements de valeur le statut de faits.
Dans cette perspective, le débat sur l’ISF devient un débat sur le statut – gentils ou méchants – des “riches”. D’un côté, ce sont des créateurs brimés par une fiscalité punitive, de l’autre, des détenteurs de bien mal acquis à qui il faut faire rendre gorge. La réalité dans tout cela, est absente. On ne verra jamais d’analyse des effets concrets de l’ISF sur les inégalités de revenu, ou d’approche coût-bénéfice qui permettrait d’en évaluer la pertinence par rapport à un système de valeur donné; simplement un débat entre les gentils et les méchants. Même chose pour les 35 heures : aucun bilan complet et sérieux n’en a été fait, et de toute façon, cela n’intéresse pas grand monde. Progrès social d’un côté – donc inattaquable – atteinte irrémédiable à la compétitivité de l’autre – donc à supprimer; voilà tout.
Ce n’est pas une spécificité nationale, le débat économique par ailleurs n’est souvent guère meilleur. Il reste néanmoins une spécificité nationale, l’idée que cet état des choses n’est pas un problème, parce que l’économie “académique” n’a rien à dire. Quand Hillary Clinton propose une mesure démagogique sur le prix de l’essence, elle reçoit une bronca générale; quand elle réplique que ses critiques sont des gens dans leur tour d’ivoire qui ne comprennent rien à la réalité, elle perd dans la foulée deux primaires. En France, l’actuel président peut déclarer en campagne que l’économie, ce n’est que de la théorie, qu’il n’y comprend rien et qu’il n’est donc pas nécessaire de s’en préoccuper, il est applaudi. Cette attitude est présente chez les politiques, mais très largement dans l’administration, sous l’effet d’une formation – sciences po puis ENA – qui pendant très longtemps a cultivé ce genre d’approche. Nous sommes tellement intelligents, nous sommes capables de transcender les arbitrages inéluctables et de trouver LA bonne façon d’agir : le fléau du managérialisme.
Pour autant, je me méfie de la facilité consistant à accabler les énarques et la haute administration. Elle a ses défauts, son organisation et sa façon de travailler poussent au conservatisme et au refus généralisé de prendre des décisions, son arrogance; il n’en reste pas moins que c’est chez les énarques que l’on trouve les critiques les plus virulents de ce système. Par ailleurs, le conservatisme en tant que tel est une valeur neutre : il conduit à maintenir ce qui est, que cela fonctionne ou pas. Il faudrait noter aussi que l’administration française, pour tous ses défauts, est globalement honnête – ce n’est pas une qualité si répandue de par le monde.
La capacité d’autocritique, par contre, est remarquablement absente du monde politique. On trouve bien peu d’élus pour condamner le clientélisme généralisé et la démagogie qui président à l’élaboration des lois – et parmi ceux qui critique, on en trouve encore moins pour mettre l’action en cohérence avec les discours. Personne ne se demande pourquoi, alors que le poids relatif de l’Etat au sens strict n’a pas changé, que le poids de la protection sociale a évolué de manière cohérente avec les évolutions techniques et démographiques, le poids des administrations public locales a lui explosé, pour représenter aujourd’hui 4 points de PIB. Personne ne questionne l’efficacité de ce système, pour se demander si ce que l’on affuble du grand mot de “décentralisation” est autre chose qu’une façon de distribuer des prébendes et de constituer un fief. C’est du dehors de la classe politique que l’on trouve la critique des lois particulières et clientélistes; de l’autre côté, on produit sans cesse loi sur loi, sans la moindre évaluation.
L’une des idées de base de l’analyse économique, c’est que les gens ont beaucoup moins d’importance que les incitations qu’ils rencontrent, et les institutions dans lesquelles ils agissent. C’est le sens de la célèbre phrase de Smith sur la bonté du boucher ou du brasseur : leurs motifs ne sont pas déterminants. C’est pour cela que le fait que les élites françaises soient “formées à l’économie”, ou, si l’on suit J.M. Fourgous, “au fait de la réalité de l’entreprise” n’a pas grand intérêt. Bien au contraire, cette idée participe au problème plus qu’à la solution : l’idée qu’il suffit de choisir les “bons dirigeants” pour arriver par miracle aux bons résultats. Les personnes les mieux formées ne changeront rien au fait que dans le système étatiste et corporatiste français, les incitations à la démagogie et à la médiocrité sont considérables. On continuera donc, au gré des alternances électorales, à accumuler les petits cadeaux faits aux uns et aux autres, baptisés sous le nom pompeux de “grande politique stratégique”. Cela n’a pas empêché la société française d’évoluer, à l’économie française de croître, en dépit de sa classe dirigeante.
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Cà va saigner ?!!
Le présentateur de l’émission était particulièrement énervant. A vouloir trop faire concis, ça fini par partir dans tous les sens. Quant au député de l’UMP… une vraie caricature dans le genre. Sa critique de l’ENA et des élites a du bon mais il est excessif et fini par raconter n’importe quoi. Au passage on a eu le droit à une prévisible sortie sur l’enseignement de l’économie. Les propos de Tenzer étaient plus mesurés et intéressants. Au final, le vrai problème sur lequel vous mettez le doigt n’a été qu’effleuré : les incitations liées au contexte institutionnel français et qui poussent les "élites" à faire dans le clientèlisme, la démagogie et le n’importe-quoi-économique sans que cela fasse broncher qui que ce soit… ou presque.
Réponse de Alexandre Delaigue
Franchement, ce n’est pas facile. Le présentateur a réussi à ne pas sombrer dans l’écueil de la bagarre de bac à sable, et de fournir à chaque intervenant l’occasion de s’exprimer. Après, évidemment, c’est un peu court, surtout quand on traite de deux sujets distincts.
"on produit sans cesse loi sur loi, sans la moindre évaluation."
Qu’est-ce que interdit aux économistes de procéder à ces évaluations sans nécessairement attendre l’ordre (qui ne viendra jamais) des politiques pour ce faire ? N’existe-t-il pas un cadre juridique suffisant pour promouvoir une recherche financièrement indépendante de la technostructure ?
J’ai l’insigne honneur d’avoir JM Fourgous comme député. Je vous plain d’avoir passé ne serais-ce que quelques instants avec cet odieux personnage, tout en dénonciation et en recherche permanente de bouc émissaire…
Réponse de Alexandre Delaigue
Je ne tiens pas à personnaliser la question. Et je n’ai pas passé un moment déplaisant.
Fourgous est mythique, il ramène le débat à ses intérêts personnels vaguement masqués. Ce qui le gêne c’est que la Direction de la Législation Fiscale essaie de bloquer les niches fiscales que lui et ses collègues tentent de caser dans chaque amendement.
La haute administration française est bien plus diverse que ce qu’il en disent. A l’ENA on retrouve des HEC, ENS, Polytechnique…Et hors ENA l’administration a encore des corps d’ingénieurs: Mines, Ponts…
En somme ce n’est pas l’expertise honnête qui manque mais bien souvent le courage politique. D’ailleurs dans l’élite ce cher Fourgous n’inclut jamais les hommmes politiques que ces énarques tant décriés empêchent de gaspiller l’argent public (cf.les rapports cour des comptes et surtout des chambres régionales des comptes…).
Enfin pour ce qui est strictement de l’économie, la Direction Générale du Trésor et de la Politique Economique produit d’excellentes analyses et regorge d’économistes particulièrement compétents mais peu écoutés.
Réponse de Alexandre Delaigue
La question n’est pas celle de la diversité de la haute fonction publique, mais son organisation, et son idéologie managérialiste. Par ailleurs, produire des analyses, c’est bien, mais qu’en fait-on? Le fonctionnement de la fonction publique, comme le rappelle Tenzer, c’est l’urgence permanente, l’absence de temps pour la réflexion et l’incapacité à décider.
@Passant : il ne s’agit pas tant de financement que d’obtention des données nécessaires à l’évaluation d’une mesure. Si la mise ne place de la mesure n’a pas dès le début prévu le recueil des éléments nécessaires à son évaluation, ces éléments sont le plus souvent impossibles à obtenir (parce qu’on ne connaît pas l’identité ni les caractéristiques des bénéficiaires, par exemple).
à A.D. : Le rôle d’un fonctionnaire est-il de décider ? Un haut fonctionnaire n’est-il pas simplement un conseiller, un analyste au service du décideur qui lui est… un politique démocratiquement élu. Pour en revenir à l’émission, je crains que face à un politique et à un ex-homme de cabinet votre propos ait été un peu trop « technique ». En habitués des médias, ils ont privilégié des messages simples et directs avec un final pro Sarkozy qui est, hélas, je le crains, tout ce que les auditeurs auront retenu de ce débat…
Mathieu P.: Ce que vous dites est vrai dans le cas général. Le secteur concurrentiel, qui n’a pas moyen d’imposer à la société de prélever, stocker, et traiter des données, ainsi que les organismes internationaux qui n’ont que très rarement accès aux données brutes, contournent généralement ce problème par sondage, quitte à s’appuyer sur l’expertise de sociétés spécialisées pour mieux connaître la marge d’erreur du procédé et disposer d’une caution méthodologique sur le résultat obtenu.
Ton argumentation, si je la comprends correctement, se construit en deux points :
1- reprise de l’analyse de Weber entre savant et politique. L’un fait des choix, l’autre l’éclaire dans les conséquences objectives de ces choix.
2- Reprise de la critique sur la diffusion d’un "esprit gestionnaire" (A. Ogien) qui transforme le politique en science, déniant la nature même du politique : faire des choix, fondés sur des valeurs. En prétendant que ces choix sont objectifs, répondent à ce qui est nécessaire objectivement, cela permet de les légitimer (au passage, on a tendance à faire remonter cette idéologie à une 20aines d’années. C’est exact dans sa forme managériale. Mais la structure du discours est bien plus ancienne, voir par exemple Habermas "La science et la technique comme idéologie", qui date de 1968).
Mon problème est le suivant : tu surestimes, à mon avis, grandement le contenu objectif des éventuelles évaluations des économistes. Il est de règle que plus l’on va vers les questions engageant des choix de politiques publiques, plus le dissensus entre économistes est la règle. Bref : un économiste ne peut pas éclairer un politique comme un ingénieur peut le faire. Au mieux peut-il lui faire comprendre la façon dont se pose le problème et l’espace des analyses possibles. S’il fait autre chose, on retombe dans une forme sophistiqué de discours où l’idéologie se cache sous une forme scientifique : à la forme managériale, on subsitue la forme économiste.
Moi, j’ai trouvé Fourgous pas mal, peut-être parce que je partage sa critique de nos élites politiques.
Mais bien entendu, le meilleur, c’était notre hôte 🙂
Assez d’accord avec le sentiment d’Alexandre sur le déroulement de l’emission. Il se trouve que j’y ai participé il y’a quelques semaines. C’était aussi avec ce cher monsieur Fourgous, dont les propos sur un tout autre sujet (l’offre valable d’emploi) traduisaient déjà un dogmatisme certain…
Sur le fond, je me retrouve parfaitement dans l’analyse selon laquelle on se saurait exonérer le politique de ses responsabilités. A titre secondaire, je pense toutefois que l’on peut placer quelqu’espoir dans les réformes récentes de l’enseignement d’économie à Sciences Po, qui introduisent dès les premières années des éléments de formalisation et une initiation aux principes de l’évaluation. Peut-être ceci permettra-t-il que ces brillants sujets, une fois rendus dans les cabinets ministeriels, soient plus sensibles aux suggestions qui leurs seront faites par les chercheurs. L’espoir fait vivre.
Bravo pour le blog.
Très intéressante votre analyse, je suis un simple citoyen qui voit au quotidien les effets du clientélisme. Quid des démarches d’abus de position dominante, sont-elles mobilisées ?
Votre conclusion fait penser que le système fonctionne finalement malgré ces comportements néfastes, est-ce une façon de ne pas désespérer de l’avenir ?