Note de lecture


Crise ou changement de modèle ?
Élie Cohen (2013)

Dans Crise ou changement de modèle ? Élie Cohen veut faire le point de 40 ans de turbulences économiques, durant lesquelles le monde, et la France en particulier, ont toujours donné le sentiment de vivre en situation de crise. Or, comme il le souligne, une crise est traditionnellement considérée comme une période de rupture, celle du remplacement brutal d’un ordre ancien déclinant depuis un moment par un ordre nouveau ayant progressivement émergé. De ce point de vue, il est difficile de qualifier de “crise” la période qui s’étend de la fin des 30 Glorieuses à nos jours. L’idée qu’un chaos dû à la mondialisation et caractérisé par une moindre croissance, des inégalités croissantes, des revenus salariaux en berne, sur fond de crise environnementale, délires de la finance et autres déconvenues socio-économiques est exagérée et cache un autre versant, tout aussi pertinent du point de vue des faits : la croissance mondiale n’a pas cessé, des centaines de millions d’humains sont sortis de la pauvreté, notre bien-être matériel a globalement continué de croître, y compris en France. Et même la finance a contribué en partie à ces aspects positifs. L’objectif de cet ouvrage est de comprendre les mécanismes économiques et financiers qui ont provoqué non pas la crise, mais les crises des dernières décennies.
Le livre est rédigé sous forme d’entretien. Disons le tout net : à sa lecture, on se demande si cet entretien n’a pas eu lieu par mails… Mais peu importe, le ton est effectivement différent de celui d’un essai plus classique, avec un rythme plus enlevé. Au prix parfois, il faut également le reconnaître, de certains développements dans l’argumentation.

Dans le premier chapitre, Cohen revient sur l’un des grands casses tête intellectuels modernes : l’incapacité à dégager, peut-être plus que jamais, un modèle global de l’Histoire. Si nous vivons une grande transformation, aucun modèle général n’est en mesure d’expliquer l’ensemble des crises. La première thèse parfois avancée concerne la mondialisation. Or, seule, elle ne peut donner un guide définitif : à la fois source d’heurs et malheurs pour les uns et les autres, à des périodes différentes, elle ne peut être synonyme de crise. Ce pourrait alors être la crise énergétique qui expliquerait la fameuse crise. Dès les années 1970, la perspective du pic pétrolier mettrait fin à une période de croissance facile permise par une énergie bon marché. Pourtant, dès que le prix du pétrole reflue, cette thèse semble vite oubliée. Ne serait-ce alors pas la fin du progrès technique qui expliquerait la fameuse crise ? Là encore, il est difficile d’établir un diagnostic compatible avec cette thèse sur 40 ans. Si les années 1970 et 1980 sont celles de l’inquiétude, les années 1990 et une partie des années 2000 nous annoncent la nouvelle économie, aussitôt rattrapée par la crise de 2008. Sur leur lancée, les économistes débattent à nouveau du caractère durable du tassement des gains de productivité. Le dernier récit candidat à l’explication de la crise est celui qui porte sur la finance globalisée. Son développement incontrôlé après la fin de Bretton Woods serait à l’origine de tous les maux de la planète. Ce qui est une interprétation trop unilatérale, laissant de côté les aspects positifs de la globalisation, le fait que les crises financières ne sont pas apparues historiquement avec elle ou que la situation aurait pu être différente à bien des égards, tout en laissant la globalisation s’installer. Il n’y a pas eu une crise imputable à un seul phénomène, mais un ensemble de crises récurrentes, induites par de nombreuses transformations qui façonnent un nouveau monde. Et, je vous l’annonce d’emblée, Élie Cohen ne détermine pas le modèle en question à la fin du livre, se contenant, ce qui est déjà louable, de décrire les crises et de les mettre en relation avec ces fameux mécanismes qui changent l’ordre mondial.

Le deuxième chapitre est une longue chronique de la crise de 2007. Élie Cohen a beaucoup publié et communiqué sur le sujet. L’exposé est bien rodé. J’en retiendrai quelques points.Il considère que les grands pays et organisations internationales ont pris des décisions très efficaces dans les premiers temps de la crise. Au fond, si par la suite, il a été dans l’incapacité notoire de prolonger ces mesures, le G20 a bien évité le pire en promouvant des politiques de soutien de l’activité, en soutenant le système financier pour éviter le pire et en trouvant un consensus sur le refus du protectionnisme. La répétition de la crise de 1929 n’a pas eu lieu. La suite est moins rose : alors qu’il aurait fallu dans la foulée corriger drastiquement et de façon harmonisée les réglementations financières, cela ne s’est pas fait. L’auteur s’en explique plus loin. La crise dégénère en crise souveraine en Europe et débouche sur une récession économique d’ampleur. Le second point à relever est que tout le monde est coupable. Les marchés autorégulés, qui ont laissé se développer des pratiques hallucinantes. La théorie économique, qui a laissé la théorie de l’efficience aboutir précisément à appliquer l’autorégulation à un secteur bien incapable de l’appliquer avec parcimonie. Ce qui nous amène au troisième coupable : les réglementations nationales, plus ou moins mitées, laissant divers acteurs libres de leurs mouvements au delà du raisonnable (Cohen cite évidemment le shadow banking system, les modes de rémunération des traders, les conflits de compétences entre autorités de régulation, etc.). Cohen souligne également que parmi les raisons qui expliquent que la crise ait eu finalement un impact plus retentissant en Europe, le poids supérieur des banques dans le financement de l’économie a rendu leur fragilisation plus toxique que pour les États-Unis. Cohen insiste également sur le timing déplorable de la gestion de la crise grecque, affirmant que si elle avait été gérée plus rapidement, elle n’aurait pas dégénéré. L’idée que l’euro pouvait disparaîter ne serait pas apparue et on aurait évité les politiques d’austérité dont l’auteur considère qu’elles ont été d’autant plus préjudiciables que les modèles les sous-tendant étaient erronés (voir la querelle des mltiplicateurs). Ce qui le conduit à souligner les insuffisances institutionnelles de la zone euro et leurs regrettables conséquences. Paradoxalement, il ne mentionne qu’assez marginalement les questions de déséquilibres courants dans la zone euro. La problématique des zones monétaires optimales n’est pas abordée, alors qu’elle est souvent mise en avant ( y compris par l’auteur dans d’autres publications).

Dans le chapitre suivant, il est question des remèdes à la crise. Il revient sur les mesures de soutien à la liquidité, le sauvetage des établissements financiers et de certaines firmes de secteurs de l’économie réelle comme l’automobile. Tout ceci était nécessaire et a été bien exécuté. A ce stade du livre, on mesure qu’il contient un certain nombre de répétitions. L’auteur revient donc sur les défaillances de l’autorégulation ou les interventions du G20 pour coordonner le maintien du libre-échange. Même chose en ce qui concerne la réglementation et ses trous. Les piliers de la réglementation de Bâle II et Bâle III sont efficacement présentés et Cohen montre pourquoi les projets d’approfondissement de la réglementation dans des directions ambitieuses ont échoué. Trois problèmes se posaient : la priorité était de refaire fonctionner normalement le marché du crédit ; chaque pays qui aurait durci les conditions de la réglementation seul aurait pris le risque de voir sa place financière perdre en compétitivité vis-à-vis des autres ; enfin, une réglementation unique aurait eu des effets différents et plus ou moins désirables sur des systèmes financiers nationaux aux structures différentes. En d’autres termes, un pays comme la France a davantage a craindre (en termes d’accès au crédit) d’un durcissement de sa loi bancaire qu’un pays comme les États-Unis, les banques étant davantage impliquées dans le financement de l’économie. L’auteur offre ensuite un panorama rapide des réformes acquises (le Dodd Frank Act ou la réforme bancaire de 2013 en France, par exemple) et les pistes de réforme envisageables. Pistes qui, selon lui, sont pour beaucoup inexploitables depuis que l’on a passé la première phase de la crise.

Le chapitre 4 porte sur la France. La France a mieux résisté à la crise car les stabilisateurs de l’État-Providence ont joué pour soutenir l’activité (et que le gouvernement a fait quelques efforts en anticipant le déclenchement une myriade de chantiers d’infrastructures). Elle a aussi été moins frappée, en raison d’une ouverture relativement modeste au commerce international, d’une spécialisation favorable en cas de choc négatif (qui frappe en premier lieu l’industrie), d’une moindre bulle immobilière et d’un système financier et bancaire moins important dans l’économie que dans des pays comparables tels que la Grande Bretagne et structurellement moins exposés au risque (cas des banques universelles et faible taux d’endettement des ménages). Concernant la spécialisation française, le passage suivant permet de préciser le point de vue de l’auteur (et d’autres…) : “la France est un pays au portefeuille d’activités particulièrement diversifié. Ce n’est pas un grand pays industriel, mais c’est un pays industriel. C’est un grand pays agricole avec une industrie agroalimentaire importante, mais l’agro-alimentaire est une activité parmi d’autres. La France dispose d’une industrie du luxe développée, qui est moins sensible aux effets de l’effondrement du commerce international courant. Son secteur énergétique propre est conséquent avec une industrie nucléaire forte et des opérateurs énergétiques importants dans le pétrole, le gaz, l’électricité, etc. C’est un pays qui connaît une très grande activité touristique : la France est la première destination touristique dans le monde. C’est le point de passage obligé pour les transactions commerciales qui s’effectuent au niveau européen. Les avantages liés à sa géographie en font une grande plate-forme logistique multimodale avec des aéroports importants et de grandes infrastructures de transports. La France a développé une spécialité dans les services aux collectivités locales, notamment en matière d’eau, de déchets, avec des leaders mondiaux comme Veolia, etc.” Néanmoins, lorsque la reprise arrive, la faible rentabilité des firmes françaises, leurs difficultés de financement et la hausse des impôts nécessaire pour stabiliser les déficits et les caractéristiques structurelles qui ont amorti la récession empêcheraient la France de redémarrer aussi vite que ses partenaires, tels que l’Allemagne, dont l’industrie est vite repartie avec la reprise mondiale dès 2010. Le chapitre sa’chève sur un certain nombre de considérations plus ou moins globales (le cas de Dexia est expliqué en deux pages, par exemple), en particulier sur les questions de finances publiques sur lesquelles l’auteur retient que si le gouvernement a du mal à concilier souci de compétitivité des entreprises et relance dans une période de récession forte, deux objectifs pourtant impératifs, c’est en raison de l’accumulation des déficits au cours des 40 dernières années.

Le cinquième et dernier chapitre se veut une mise en perspective du problème posé initialement : y a-t-il changement de modèle ? Il nous y explique que le monde a connu plusieurs changements majeurs. La mondialisation, d’abord. Celle-ci ne met pas fin aux variétés de capitalisme. Pour l’occasion, Élie Cohen nous offre sa typologie : un modèle anglo-saxon libéral régulé, un modèle chinois autoritaire et un modèle européen, assis sur l’économie de marché mais redistributeur, soucieux d’environnement (même si ça ne sert à rien, si je veux résumer ce qu’en dit l’auteur) et convaincu que l’utopie d’un monde économique mondial négocié, pacifié et régulé est à défendre. Le deuxième changement majeur serait la financiarisation des économies et la multiplication des crises. La troisième évolution majeure est la troisième révolution industrielle, dont on se sait pas si elle a eu ou aura un impact remarquable, comparée aux précédentes (c’est la thèse de Robert Gordon). Enfin, le dernier volet de changement est la prise en compte de la finitude des ressources naturelles. Prise en compte théorique, cependant, puisque la plupart des pays du monde ne font pas grand chose à ce sujet. Pour plusieurs raisons, selon l’auteur. La première est que les débats du GIEC ayant été médiatisés, les limites de ses capacités de prévision auraient discrédité le message et ouvert un boulevard aux climato-sceptiques. L’argument me semble un peu léger, au final. Les opinions publiques semblent s’être rangées (à raison) du côté des conclusions du GIEC. En revanche, Élie Cohen se place d’emblée dans le camp de ceux qui abordent le problème comme Nicholas Stern, plutôt que d’un William Nordhaus. En résumé, les deux reconnaissent le réchauffement climatique, mais le premier considère que c’est aux générations actuelles de supporter la totalité (ou presque) du coût de la lutte contre le réchauffement climatique, alors que le second estime que c’est infaisable et qu’il est plus sensé de le répartir davantage dans le temps. Le second argument qui expliquerait la difficulté à lutter contre le réchauffement climatique est le coût important de la transition énergétique. Problème d’autant plus aigu que les finances publiques sous tension ne permettent pas de subventionner massivement l’adoption de nouvelles sources d’énergie. Enfin, dans la mesure où ce sont les pays émergents qui produiront l’essentiel des émissions des gaz à effet de serre dans les décennies à venir, on voit mal pourquoi il faudrait lutter chèrement pour réduire, de façon anecdotique à l’échelle mondiale, les émissions dans un pays comme la France… L’auteur termine le chapitre en expliquant que le modèle en cours d’émergence sera un modèle multipolaire, la conversation prenant un tournant géopolitique qu’on pourra trouver quelque peu parachuté… En matière de régulation Élie Cohen achève l’ouvrage en concluant, pour le dire à ma façon, que, de toute façon, comme les hommes politiques n’ont qu’un souci, c’est d’être réélu, il faut rarement s’attendre à un gouvernement, national ou mondial, fait d’anticipation et de rationalité. Seules les catastrophes imminentes pouvant donner lieu à des actions déterminées.

Un certain nombre de choses ne m’ont pas convenu dans cet ouvrage. En premier lieu, il promettait bien plus en matière de problématique que ce qu’il n’apporte. Je n’ai pas vraiment vu se dessiner le changement de modèle annoncé, ni entrevu les contours qu’il pourrait prendre. Peut-être ai-je raté quelque chose ? Ensuite, certains développements manquent de détails. J’en retiendrai un parmi les plus gênants. En fin de chapitre 4, l’auteur explique la problématique de la courbe de Laffer et avance qu’il se pourrait bien qu’un effet Laffer soit à l’oeuvre en France à l’heure actuelle. On tourne la page attentif et… on passe au chapitre suivant. Ce n’est pas sérieux. C’est un thème suffisamment glissant pour donner quelques précisions quand on envoie à la cantonade ce genre d’affirmation. Dans l’intérêt de l’auteur, du reste. Il ne me semble pas très recommandable de voir une telle phrase non étayée citée par les uns ou les autres. J’imagine bien que la petite taille de l’ouvrage nécessite quelques sacrifices, cela ne fait pas de doute. Néanmoins, l’ouvrage regorge de répétitions, qu’on aurait pu facilement sacrifier pour d’autres développements. Pour finir au rayon des critiques, la formule d’entretien ne fait pas ses preuves. On y perd en structuration sans vraiment gagner en convivialité. Je peux me tromper, mais j’ai vraiment le sentiment qu’il n’y a pas eu de réelle discussion (aucun nom d’interviewer n’est d’ailleurs donné…).

Et c’est dommage. A mi-chemin entre critique et louange, le livre est largement axé sur la crise actuelle, même si, en définitive, c’est un panorama intéressant des dernières décennies qu’il donne. Or, ce n’était pas supposé être le centre de l’ouvrage. Mais passons. Le livre n’est pas à jeter pour autant. Il sera instructif, utile ou agréable à lire pour un certain nombre de lecteurs. Ceux qui ne savent pas grand chose sur le sujet, pour commencer. Élie Cohen le connaît bien – le sujet. Et ses explications sont claires et accessibles, moyennant , probablement, pour le néophyte, un détour par Wikipédia (ou éconoclaste, évidemment…). En oubliant le reproche concernant la structuration de l’ouvrage, c’est une synthèse dense qui leur est offerte. Pour ceux qui en savent un peu plus, l’auteur met l’accent sur certains aspects que d’autres auteurs traitant de la crise actuelle ne mettent pas toujours autant en exergue. A l’instar de Jean Pisani-Ferry ou de Michel Aglietta, Élie Cohen fait des constats communs et porte un regard plus “personnel” sur le sujet. Une lecture qu’on peut donc conseiller, en tenant compte des critiques que j’ai pu formuler.

Stéphane Ménia
21/01/2014

Élie Cohen, Crise ou changement de modèle ?. , La documentation française, 2013 (7,51 €)

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