Note de lecture


Le Mystère du Capital
Hernando de Soto (2005)

Pourquoi les pays pauvres sont-ils pauvres ? Voilà probablement une des questions les plus importantes qu’un économiste est amené à se poser. Un grand nombre de réponses se trouvent dans les théories de la croissance, qu’elle soit exogène (Solow, Ramsey) ou Endogène (un paquet de monde, dont Romer, Lucas, Barro, Aghion & Howitt, Grossman & Helpman, etc.). Selon toutes ces théories, il faut, pour s’enrichir, accumuler quelque chose : du capital physique, du capital humain, des connaissances, ou des biens publics productifs. Ces théories ont donc une réponse simple à apporter à la question de la pauvreté : les pays pauvres sont pauvres parce qu’ils n’accumulent pas assez. Ils n’épargnent pas assez, ils n’investissent pas assez, ils ne s’éduquent pas assez, etc. Les seules explications que donnent ces modèles à ce manque sont une forte préférence pour le présent et/ou une faible élasticité de substitution intertemporelle, qui font que les pauvres sont trop impatients pour investir dans l’avenir et/ou désireux d’égaliser leurs consommations présente et future, ce qui a le même effet.

Ces explications ne sont pas satisfaisantes. Qui peut penser que les pays pauvres puissent être impatients au point de se priver de développement économique ? Par ailleurs, comment expliquer que des capitaux étrangers ne viennent pas s’investir massivement dans les pays pauvres, dans lesquels ils devraient être mieux rémunérés qu’ailleurs, si l’on en croit la loi des rendements marginaux décroissants ? La réponse apportée par Hernando de Soto dans “Le Mystère du Capital” est que l’accumulation de capital n’est pas qu’une affaire de volonté, c’est aussi un problème d’institution.

Cet économiste péruvien aime à se présenter comme un économiste de terrain. La réflexion qu’il propose dans ce livre a été abondamment alimentée par de longues années d’observations de la vie économique des pauvres du tiers-monde. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les pauvres épargnent. Ils accumulent des biens. Mais selon De Soto, les biens qu’ils accumulent ne sont pas du capital. La différence entre des biens possédés par un individu et du capital, c’est la fongibilité. Et le meilleur moyen de rendre fongibles des biens, c’est la légalité. Nous vivons, en occident, dans un monde où il est si simple de vivre dans la légalité que pratiquement tout le monde le fait, et qu’on ne parvient pas à réaliser ce que seraient nos vies économiques sans cette légalité. Nos logements et nos terres sont répertoriés dans des cadastres, nous avons des titres de propriété. Notre épargne a été prêtée par des intermédiaires en qui nous avons confiance à des entreprises que nous ne connaissons pas. Des entreprises qui ne nous connaissent pas nous livrent l’eau courante, l’électricité, le téléphone, en étant à peu près sûres que nous les paierons.

Les cadastres, les registres du commerce, les adresses légales, etc., sont des institutions auxquelles nous sommes tellement habités que nous peinons à croire qu’elles puissent avoir une telle importance. De telles institutions existent, dans les pays pauvres. Mais, selon De Soto, elles sont inaccessibles aux pauvres. La multitude des démarches, leur cherté, le niveau d’instruction qu’elles requièrent, font que les pauvres n’accèdent pas à ces passeports pour la vie légale. En conséquence, De Soto estime entre 50% et 80% la part de la population active des pays pauvres qui vit dans l’extra-légalité. Seule une élite instruite évolue dans ce qu’il appelle la “cloche de verre” de la légalité.

L’extra-légalité ne veut pas dire l’anarchie. Des institutions existent hors de la cloche de verre. Les relations économiques y sont régies par des règles non écrites, par des relations de confiance, familiales ou communautaires. Des mafias jouent, dans ce monde clandestin, mutatis mutandis, le rôle que joue l’état dans le secteur légal. Elles font respecter les règles. Comme l’État, elles ont besoin de financements. Et comme l’État, elles ne s’en remettent pas à la bonne volonté des administrés pour se financer. Mais elles ne sont pas l’État. Elles n’offrent pas les garanties d’un Etat de Droit.

Que font les pauvres de leur épargne ? Ils fabriquent de petites maisons dans des bidon-villes, ils montent de petits ateliers clandestins, de petits commerces, de petites entreprises de services. Mais rien de tout ça n’est du capital. Leurs maisons n’ont pas d’existence légale. Ils ne peuvent les louer, ou les hypothéquer en échange d’un emprunt. Leurs mini-entreprises ne sont inscrites dans aucun registre du commerce. Quelle que soit leur productivité ou leur perspective d’avenir, ils ne peuvent émettre d’actions ou d’obligations pour s’étendre, pour investir, car qui leur ferait confiance ? Et quand bien même ils auraient les moyens, pourraient-ils vraiment s’agrandir ? Difficile de gérer plusieurs unités en même temps, quand on n’a de droit légal sur aucune d’entre elles ! Comment contrôler ce qui se passe en plusieurs endroits différents ?

Les grandes capitales du tiers-monde ont à faire face à un afflux de population en provenance des campagnes, qui s’entasse dans des quartiers sordides. Les autorités locales ont tendance à voir cet afflux comme un fléau qu’il faudrait combattre. Le livre de De Soto nous invite à voir les choses autrement. Ces migrants, souvent dynamiques et ambitieux, sont un potentiel qui ne demande qu’à s’exprimer. Si l’accès à la légalité leur était facilité, ils pourraient bénéficier de services tels que l’électricité ou l’eau courante. S’ils étaient officiellement propriétaires de leurs logements, ils auraient une incitation évidente à les entretenir. Et leur petits trafics clandestins deviendraient des commerces normaux s’ils pouvaient avoir une existence juridiquement reconnue. Les autorités locales commettent une autre erreur en pensant que c’est la volonté d’échapper à l’impôt qui pousse tant de gens dans l’illégalité. De Soto rappelle à quelle point est coûteuse l’illégalité, et que, l’un dans l’autre, il serait bien plus rentable d’avoir une existence légale et de payer des impôts, que de subir les risques et les rackets des mafias qui sont le lot des clandestins.

Un chapitre passionnant de ce livre est celui consacré à… l’histoire des USA. Un argument fort avancé par Hernando de Soto est que les institutions défaillantes du tiers monde sont en fait très proches des institutions occidentales d’il y a quelques siècles. Les pionniers qui, outre-atlantique, sont partis à la conquête de l’Ouest font partie du mythe américain. Pourtant, à l’époque, ces aventuriers, ces bâtisseurs, étaient considérés comme des squatters et des bandits par les autorités. C’est avec le temps que leurs arrangements extra-légaux ont fini par être intégrés au système légal de propriété.

Cette évolution contient un message d’espoir. La légalisation du système extra-légal s’est produite en occident. Elle peut se produire partout ailleurs. C’est le sens du “combat” de De Soto, qui est très actif pour influencer les dirigeants du tiers monde dans ce sens-là : rendre le monde de la légalité accessible aux pauvres ; leur ouvrir la cloche de verre. Le dernier chapitre est consacrée à cette question du “que faire” et, évidemment, la question n’est pas simple. Il s’agit de créer une relation de confiance avec des gens qui pour l’instant, ont de bonnes raisons d’être méfiants à l’égard des institutions légales. Il faut également convaincre les privilégiés qui sont déjà dans la cloche de verre que leur position ne serait pas altérée si l’on intégrait plus de monde dans la cloche. Les pays touchés par la corruption de leur administration savent que la volonté des dirigeants est loin d’être suffisante pour lutter contre elle. Des pistes intéressantes sont proposées pour tenter de réaliser cette alchimie.

Quand j’ai commandé ce livre sur internet, j’avais une vague idée de ce qu’étaient les travaux de De Soto. Dans “Théorie de la Croissance Endogène“, Charles Jones évoquait son expérience consistant à ouvrir légalement une petite fabrique de textile dans la banlieue de Lima. Les démarches administratives lui avaient coûté 300 jours à temps plein. Je m’attendais donc à trouver en ce livre une sorte de monographie des institutions du tiers-monde, une validation empirique des thèses de Douglass North sur l’importance des institutions dans le développement économique. Au bout du compte, il constitue peut-être, au contraire, le début d’une nouvelle piste de réflexion sur la notion même de capital. On pourra toujours lui reprocher de tomber dans le piège de la mono-idée, de vouloir ramener un problème complexe à une solution unique, vendeuse, mais trop simple. Mais cette critique doit être tempérée par le constat que la question institutionnelle a longtemps été la grande oubliée dans les théories orthodoxes de la croissance. Quoi qu’il en soit, je ne saurais trop vous recommander la lecture de ce “Mystère du Capital”, il devrait changer, au moins partiellement, le regard que vous portez sur la pauvreté.

Antoine Belgodere
26/04/2005

Hernando de Soto, Le Mystère du Capital. , Flammarion, 2005 (19,95 €)

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