The Company of Strangers
Paul Seabright (2004) ▼
Attention, chef-d’œuvre. Rarement un livre d’économie n’a atteint un tel niveau de qualité, d’originalité, de clarté et d’intelligence. Pourtant, ce qui y est écrit n’est pas difficile à comprendre, ni même extraordinairement sophistiqué: mais c’est ce qui fait tout l’intérêt de ce livre qui a pour ambition, rien de moins, que d’expliquer le fonctionnement économique de l’humanité depuis ses origines, en utilisant l’histoire, la biologie évolutionniste, l’économie, la psychologie, la littérature.
La caractéristique du comportement humain qui distingue l’homme de toutes les autres espèces animales sans exception est le fait de dépendre pour la totalité de ses activités des autres hommes – la vie humaine est impossible sans la «compagnie des étrangers», ces humains qui n’appartiennent pas à notre famille même éloignée (nous avons plus de proximité génétique avec nos ancêtres du paléolithique qu’avec l’individu qui nous rend la monnaie quand nous achetons notre journal), et que le plus souvent nous n’avons jamais rencontré, ou que nous ne rencontrerons jamais plus. Or ce phénomène de division du travail entre étrangers est unique dans le règne animal: les espèces animales peuvent coopérer, mais seulement entre individus tenus par des liens de parenté, par le partage du patrimoine génétique comme certains «insectes sociaux», ou parfois des formes de coopération ponctuelle entre espèces non concurrentes pour des ressources. Des animaux de la même espèce, en compétition sexuelle ou pour des ressources ne coopèrent pas naturellement.
Expliquer comment l’évolution naturelle a permis «la grande expérience» – une espèce animale craintive, violente, dont les membres en viennent à pousser à un degré inégalé la division du travail et la coopération est l’objet de ce livre. Comment la vie sociale est-elle possible? Comment une telle organisation du travail, faisant dépendre de façon cruciale la vie de chacun d’étrangers distants, peut-elle fonctionner? L’auteur nous convie donc à une histoire naturelle de la coopération humaine qui fait la vie économique et la spécificité de notre espèce.
Un premier chapitre expose l’une des idées centrales du livre: que la société fonctionne parce que ses membres sont dotés d’une «vision tunnel» qui leur permet de se focaliser sur une petite part d’activité, aboutissant (par la coordination d’un système de marchés) à la réalisation de tâches d’une complexité qui dépasserait les capacités d’un individu seul. Cette vision rétrécie est ce qui permet la spécialisation; mais, comme la langue d’Esope qui est à la fois la pire et la meilleure des choses, elle est aussi ce qui nous conduit à négliger les conséquences de nos actes, conduisant donc à la fois aux plus grandes réalisations humaines et au pire.
La seconde partie du livre expose la façon dont l’homme est passé du singe meurtrier à l’individu coopératif moderne. Le style de l’auteur apparaît alors clairement: il consiste, au travers de chapitres thématiques, à dessiner un portrait général de l’évolution humaine. Il montre que deux capacités biologiques ont été nécessaires à l’apparition de la coopération, permettant la division du travail: la capacité de calcul rationnel, et la réciprocité (la capacité de répondre à la coopération par la coopération, et à la brutalité par la brutalité). Séparément, aucune de ces deux capacités ne permet la coopération (toute personne ayant étudié un peu de théorie des jeux sait par exemple que le calcul rationnel seul conduit souvent au comportement opportuniste); mais prises ensemble, elles la rendent possible. Décrivant des travaux du type de l’analyse de l’évolution par le biologiste John Maynard Smith, ou les travaux d’un Axelrod, l’auteur nous montre alors dans un panorama saisissant comment ces deux capacités, que ce soit pour l’homme du paléolithique ou l’homme contemporain, sont apparues et ont conduit à la coopération. Mais cette coopération n’aurait pas non plus été possible sans institutions; il montre aussi quelles sont ces institutions, marchés, monnaie… L’auteur montre au travers de multiples exemples comment nous en sommes arrivés à considérer nos semblables, même lorsqu’ils n’appartiennent pas à nos familles, comme des amis honorables.
Après avoir montré ce qu’est le miracle du fonctionnement de la vie humaine, mondialisée, avec sa productivité spectaculaire, l’auteur cependant ne sombre pas dans l’admiration béate. Ces mêmes qualités qui ont fait le miracle de l’expérience de l’humanité créent aussi défauts de coordination (ce que les économistes appellent des externalités) qui nécessitent à leur tour d’autres institutions pour être résolues. La faculté de se coordonner et de diviser le travail a pu aussi être mise à l’usage de l’agressivité humaine, faisant de l’exercice de la violence contre nos semblables du clan voisin (que nous avons en commun avec les grands singes) un art suprêmement efficace et meurtrier. Ces éléments sont ce qui met en évidence la fragilité de l’expérience humaine: externalités, démagogues qui utilisent nos capacités pour la destruction sont des menaces permanentes, toujours plus grandes.
Entre Charles Darwin et Adam Smith, entre analyse économique et biologie de l’évolution, l’auteur nous décrit tout simplement ce que nous sommes et ce qu’est la vie économique et le destin de l’humanité. Il y a un petit nombre de livres qui changent la vision que l’on a du monde: celui-ci en fait certainement partie. Seabright accomplit l’exploit de sortir l’économie de son petit milieu, de la faire converser avec toutes les autres sciences, et de la placer ainsi au centre des débats intellectuels contemporains. Aucune chronique ne pourra totalement rendre justice à ce livre admirable: quoi que vous soyez en train de lire en ce moment, mettez-le temporairement de côté, et lisez «the company of strangers». Vous ne le regretterez pas.
La caractéristique du comportement humain qui distingue l’homme de toutes les autres espèces animales sans exception est le fait de dépendre pour la totalité de ses activités des autres hommes – la vie humaine est impossible sans la «compagnie des étrangers», ces humains qui n’appartiennent pas à notre famille même éloignée (nous avons plus de proximité génétique avec nos ancêtres du paléolithique qu’avec l’individu qui nous rend la monnaie quand nous achetons notre journal), et que le plus souvent nous n’avons jamais rencontré, ou que nous ne rencontrerons jamais plus. Or ce phénomène de division du travail entre étrangers est unique dans le règne animal: les espèces animales peuvent coopérer, mais seulement entre individus tenus par des liens de parenté, par le partage du patrimoine génétique comme certains «insectes sociaux», ou parfois des formes de coopération ponctuelle entre espèces non concurrentes pour des ressources. Des animaux de la même espèce, en compétition sexuelle ou pour des ressources ne coopèrent pas naturellement.
Expliquer comment l’évolution naturelle a permis «la grande expérience» – une espèce animale craintive, violente, dont les membres en viennent à pousser à un degré inégalé la division du travail et la coopération est l’objet de ce livre. Comment la vie sociale est-elle possible? Comment une telle organisation du travail, faisant dépendre de façon cruciale la vie de chacun d’étrangers distants, peut-elle fonctionner? L’auteur nous convie donc à une histoire naturelle de la coopération humaine qui fait la vie économique et la spécificité de notre espèce.
Un premier chapitre expose l’une des idées centrales du livre: que la société fonctionne parce que ses membres sont dotés d’une «vision tunnel» qui leur permet de se focaliser sur une petite part d’activité, aboutissant (par la coordination d’un système de marchés) à la réalisation de tâches d’une complexité qui dépasserait les capacités d’un individu seul. Cette vision rétrécie est ce qui permet la spécialisation; mais, comme la langue d’Esope qui est à la fois la pire et la meilleure des choses, elle est aussi ce qui nous conduit à négliger les conséquences de nos actes, conduisant donc à la fois aux plus grandes réalisations humaines et au pire.
La seconde partie du livre expose la façon dont l’homme est passé du singe meurtrier à l’individu coopératif moderne. Le style de l’auteur apparaît alors clairement: il consiste, au travers de chapitres thématiques, à dessiner un portrait général de l’évolution humaine. Il montre que deux capacités biologiques ont été nécessaires à l’apparition de la coopération, permettant la division du travail: la capacité de calcul rationnel, et la réciprocité (la capacité de répondre à la coopération par la coopération, et à la brutalité par la brutalité). Séparément, aucune de ces deux capacités ne permet la coopération (toute personne ayant étudié un peu de théorie des jeux sait par exemple que le calcul rationnel seul conduit souvent au comportement opportuniste); mais prises ensemble, elles la rendent possible. Décrivant des travaux du type de l’analyse de l’évolution par le biologiste John Maynard Smith, ou les travaux d’un Axelrod, l’auteur nous montre alors dans un panorama saisissant comment ces deux capacités, que ce soit pour l’homme du paléolithique ou l’homme contemporain, sont apparues et ont conduit à la coopération. Mais cette coopération n’aurait pas non plus été possible sans institutions; il montre aussi quelles sont ces institutions, marchés, monnaie… L’auteur montre au travers de multiples exemples comment nous en sommes arrivés à considérer nos semblables, même lorsqu’ils n’appartiennent pas à nos familles, comme des amis honorables.
Après avoir montré ce qu’est le miracle du fonctionnement de la vie humaine, mondialisée, avec sa productivité spectaculaire, l’auteur cependant ne sombre pas dans l’admiration béate. Ces mêmes qualités qui ont fait le miracle de l’expérience de l’humanité créent aussi défauts de coordination (ce que les économistes appellent des externalités) qui nécessitent à leur tour d’autres institutions pour être résolues. La faculté de se coordonner et de diviser le travail a pu aussi être mise à l’usage de l’agressivité humaine, faisant de l’exercice de la violence contre nos semblables du clan voisin (que nous avons en commun avec les grands singes) un art suprêmement efficace et meurtrier. Ces éléments sont ce qui met en évidence la fragilité de l’expérience humaine: externalités, démagogues qui utilisent nos capacités pour la destruction sont des menaces permanentes, toujours plus grandes.
Entre Charles Darwin et Adam Smith, entre analyse économique et biologie de l’évolution, l’auteur nous décrit tout simplement ce que nous sommes et ce qu’est la vie économique et le destin de l’humanité. Il y a un petit nombre de livres qui changent la vision que l’on a du monde: celui-ci en fait certainement partie. Seabright accomplit l’exploit de sortir l’économie de son petit milieu, de la faire converser avec toutes les autres sciences, et de la placer ainsi au centre des débats intellectuels contemporains. Aucune chronique ne pourra totalement rendre justice à ce livre admirable: quoi que vous soyez en train de lire en ce moment, mettez-le temporairement de côté, et lisez «the company of strangers». Vous ne le regretterez pas.
A noter : une édition de poche à prix dérisoire (moins de 7 euros) sortira en janvier 2005.
▲ Paul Seabright, The Company of Strangers. , Princeton University Press, 2004 (29,74 €)