Comment écrit-on nos notes de lecture? Celles-ci visent à être un produit instantané, décrivant le sentiment immédiat que l’on ressent à l’issue de la lecture d’un livre d’économie. Ce produit instantané, par ailleurs, se fait en toute liberté éditoriale : pas d’attachement à un quelconque camp limitant la liberté d’expression, ou de dépendance vis à vis d’une chapelle intellectuelle ou universitaire déterminant la carrière et imposant de ne pas froisser des egos. Par ailleurs, ces écrits ne nous rapportent rien; en tant que tels, ils sont lus par qui veut, et le cercle en est naturellement limité par l’ensemble de nos lecteurs (qui est certes potentiellement très élevé, mais en pratique nous pouvons sereinement dire que nous n’atteignons pas notre potentiel).
Cette instantanéité et cette indépendance ont des avantages : elles permettent de donner un ton particulier à nos notes de lecture, une plus grande impertinence que dans les médias traditionnels, la possibilité d’appeler un chat un chat et accessoirement, d’éreinter en toute impunité un livre que nous n’aimons pas. Elle a aussi deux défauts.
– le premier, c’est qu’écrire instantanément fait courir le risque d’écrire trop rapidement. Et faute d’informations, ou par paresse, de commettre des erreurs, inexactitudes, ou exagérations.
– le second, c’est que l’indépendance totale a parfois pour corollaire l’irresponsabilité. Saisi par le suave plaisir du flingage, il est possible de se laisser aller à des propos excessifs que l’on pourrait regretter par la suite.
Exemple? Cette note de lecture consacrée à un ouvrage de Jacques Sapir, qui m’a récemment valu un courrier critique assez largement mérité. Sur le fond, en relisant cette note de lecture je ne vois pas grand-chose à modifier : elle traduit pour l’essentiel mon état d’esprit (peu enthousiaste) lors de ma lecture de ce livre, il y a quatre ans. Sur le contenu cependant, il y a un paragraphe qui me gène à la relecture, qui est le paragraphe consacré à la Russie, dans lequel ce qui constitue une partie considérable du livre est éreinté en trois coups de cuiller à pot. Le passage est le suivant :
L’aveuglement idéologique de Sapir est tel qu’il en vient à sombrer dans les plus complètes aberrations. Par exemple, toute personne sensée expliquerait les difficultés de l’économie russe par la difficulté, après 70 ans de communisme, à s’adapter, ou par le régime politique du pays, véritable kleptocratie; pas du tout, l’intégralité des difficultés russes s’expliquent, Sapir dixit, par les plans d’ajustement structurels du FMI et par l’influence néfaste de Milton Friedman… A ce degré, il y a de quoi exaspérer le lecteur ou le faire pouffer de rire, au choix.
C’est une chose que de critiquer l’argumentation d’un auteur : mais dans ce cas, on se doit d’éviter de sombrer dans le schématisme et l’outrance. La modestie d’une “personne sensée” aurait dû à l’époque me conduire à ne pas négliger :
– que les institutions internationales sont loin, très loin d’être irréprochables dans le traitement de la crise Russe de la fin des années 90 (même si la raison tient selon moi plus à des considérations géopolitiques qu’à l’aveuglement idéologique)
– Que l’héritage soviétique est peut-être excécrable, qu’il est peut-être l’unique cause des problèmes russes de l’époque : mais qu’en la matière, Jacques Sapir, auteur de nombreux livres sur ce pays (aspect que j’aurais dû considérer en rédigeant), a beaucoup plus de chances que moi de disposer de connaissances particulières. Même en conservant mon point de vue, l’honneteté vis à vis des lecteurs aurait exigé de préciser ce fait. Libre à eux ensuite de se faire leur opinion. Négliger d’évoquer l’expertise de J. Sapir sur le sujet est cependant une erreur.
Par principe, nous ne modifions jamais nos notes de lecture, même lorsque nous regrettons une part de leur contenu. A leur façon, elles traduisent une évolution : évolution dans le style d’écriture, évolution dans la pensée; au lecteur de s’en accomoder. Il y a cependant quelques limites à l’exercice; il n’est pas forcément inutile de le rappeler.