Le retour de l’hystérèse dans les travaux macroéconomiques ?

Cubitus de Dupa détourné.

La question de l’effet d’hystérèse et des effets asymétriques des récessions pourrait revenir sur le tapis dans les travaux macroéconomiques. L’effet d’hystérèse caractérise une situation où les conséquences d’un phénomène économique persistent quand celui-ci a disparu (c’est une notion de science physique, à la base). Pendant longtemps (et encore aujourd’hui), ce point n’était évoqué dans les manuels qu’au travers de l’article de Blanchard et Summers (1986). Il a largement disparu de la circulation et figurait au panthéon des idées que tout le monde considère comme forcément juste mais dont l’importance a du mal à être clairement mesurée (les travaux économétriques sur le sujet n’ont pas manqué mais, autant que je sache, étaient relativement frustrants). Il aura fallu que le taux de chômage américain flirte avec les 10% et que sa durée moyenne s’allonge spectaculairement depuis 2009 pour que DeLong et Summers l’évoquent de nouveau parmi les sujets sur lesquels des recherches complémentaires sont requises, dans un article qui vaut vraiment la peine d’être lu.

Dans la perspective de leur article, l’enjeu est effectivement de taille. Pour résumer leur texte, on peut dire qu’ils étudient l’impact d’une politique de stimulation budgétaire dans une économie en récession, caractérisée par la proximité d’une trappe à liquidité. Si la banque centrale est contrainte par un taux d’intérêt proche de zéro, que le multiplicateur budgétaire a une valeur suffisante, que les taux d’intérêt conservent des valeurs historiquement constatées et qu’il existe un léger effet d’hystérèse, alors la politique budgétaire peut stimuler l’économie et, point important évidemment, ceci sans accroître le ratio dette/PIB. Ils n’ont pas besoin d’une hystéresis très marquée, mais elle doit exister.

Les comportements des agents économiques peuvent prolonger une phase de récession et certaines conséquences de la récession peuvent avoir un impact irréversible sur la production potentielle (celle qui est réalisée si tous les facteurs disponibles sont utilisés). En gros, la justification théorique de l’existence d’effets d’hystérèse passe par plusieurs points : Une récession peut induire des comportements de précaution et de pessimisme durables qui ralentissent la reprise de l’investissement et de la consommation. Dans ce cas, même si l’économie revient sur un rythme de croissance normal, elle souffre d’un niveau de PIB plus faible de façon permanente, comparé à une évolution sans récession.

Premièrement, l’investissement non réalisé pendant la récession est perdu pour toujours en termes de stock de capital. Cela est vrai pour le capital privé comme public. Ceci est d’autant plus problématique que les investissements qui sont sacrifiés en premier lieu lors d’une récession sont ceux qui portent sur la connaissance (RD en particulier). Or, ce sont les plus porteurs en termes de croissance. Le rythme de l’apprentissage par la pratique ou l’usage associé au capital physique est également réduit du fait de la baisse de l’investissement et ne sera jamais rattrapé.

Deuxièmement, toujours en termes de capital productif, les faillites et leurs conséquences sont irrémédiables. Dans une ligne à la Schumpeter, on peut souligner, à juste titre, que les faillites ont un rôle positif en éliminant les firmes les moins productives. Mais ceci n’est vrai que si les firmes qui disparaissent étaient véritablement non rentables à long terme. Dans une récession où les rouages du crédit se grippent, certaines firmes solvables peuvent disparaître alors qu’elles auraient été rentables à plus long terme.

Troisièmement, lorsque la récession est forte et qu’elle dure, la durée moyenne du chômage s’allonge. Les travailleurs perdent progressivement leurs qualifications, l’efficacité de leurs réseaux sociaux professionnels et leur moral se dégradent. Les jeunes diplômés subissent une perte en capital humain irrémédiable, notamment en raison du déficit d’apprentissage par la pratique qu’ils subissent (ceci est vrai pour tous les travailleurs, mais est plus gênant encore pour les jeunes ; on sait notamment que ceux qui entrent sur le marché du travail lors d’une récession connaissent toute leur carrière des salaires significativement plus faibles et leur exposition au chômage est également supérieure). Tout ceci contribue à réduire les possibilités d’appariement sur le marché du travail. De sorte que même si l’activité repart, le chômage peut rester élevé. Un chômage initialement conjoncturel peut donc devenir structurel. Par ailleurs, si les syndicats ont un pouvoir de négociation élevé, ils négocient seulement des hausses de salaire pour leurs membres (qualifiés d’insiders) et laissent de côté les préoccupations d’emploi des chômeurs (les outsiders). Cet argument a par exemple été mis en avant par Blanchard et Summers dans l’article cité plus haut pour expliquer la hausse du chômage structurel en Europe dans les années 1980 . D’autres (Laurence Ball) ont souligné que plus que l’effet du pouvoir de négociation, c’est le prolongement des politiques de désinflation qui ont pu transformer le chômage conjoncturel en chômage structurel.

Au total, il y a effectivement de quoi cogiter sur le sujet et aligner de nouvelles études économétriques…

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8 Commentaires

  1. Summers, dans un article de 1991, explique le côté plus ou moins "salvateur" de la théorie de l’hystérésis pour l’approche keynésienne orthodoxe sans hystérésis, après les travaux de Friedman et Phelps à la fin des années 1960 conduisant à une courbe de Phillips verticale à long terme au taux naturel de chômage (d’où une approche keynésienne orthodoxe que Summers juge décourageante étant donnée, de son point de vue, la faible marge de manœuvre "disponible"). La théorie de l’hystérésis permet en effet d’envisager que des politiques économiques de stabilisation puissent jouer sur le taux naturel et donc sur le taux de chômage de long terme…

  2. La subsistance des conséquences d’un phénomène après que celui-ci a disparu, c’est la REMANENCE.

    L’hystérèse (hystérésis), c’est le fait que le retour à l’état de départ se fasse obligatoirement par un autre chemin que l’aller.

    Les usurpations-déformations de concepts scientifiques par les économistes sont irritantes !

    Réponse de Stéphane Ménia
    Le mec qui a pondu ça est un blaireau. Enfin, selon vous… Oubliez l’économie ou grattez-vous. .

  3. Le fait est que dans bien d’autres domaines l’hystérésis n’est pas bien pris en compte. On pourrait aussi parler d’un phénomène inertiel.

  4. bidou est peut-être désagréable, mais il a raison sur toute la ligne. Désolé pour les économistes.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Ok, bidou a raison. Quant à “désolé pour les économistes”, la vérité est qu’ils s’en tapent… Vous vous rendez compte qu’on est à 3 commentaires pour enculer les mouches et pas un qui évoque le coeur du sujet ?

  5. Bidou n’a pas complètement tort, l’hystérésis est plutôt une asymétrie de comportement que la persistance que vous mentionnez (ceci dit ça ne change rien au reste de l’article).

    Exemple type en électronique (niveau lycée, ne vous inquiétez pas!) : le comparateur. C’est un montage qui permet de passer d’une valeur de tension analogique à une valeur à deux états (prenons par exemple +15V et -15V).
    Dans ce comparateur de base, quoi qu’il arrive la tension de sortie vaut +15V quand l’entrée est positive, et -15V quand elle est négative.
    Dans le comparateur à hystérésis, c’est plus compliqué
    – si la sortie est à -15V, elle ne passe à +15V que si l’entrée dépasse un certain seuil (par exemple +5V)
    – si la sortie est à +15V, elle ne passe à -15V que si l’entrée passe en dessous d’un certain seuil (par exemple -5V)

    Donc si on suppose un état initial {entrée=0V,sortie=-15V}, en passant l’entrée à +10V on passe la sortie à +15V. bien, mais pour revenir à l’état initial, à cause de notre hystérésis, il ne suffit plus de repasser la tension d’entrée à sa valeur initiale, il faut la faire descendre jusqu’à -5V.

    Un système à hystérésis est donc un système bouclé, c’est-à-dire que l’état de ce système dépend non seulement des commandes qu’on lui impose, mais aussi de son état au moment où on lui impose cette commande.

    A noter qu’on obtient le comportement avec hystérésis à partir du comportement simple en ajoutant un retour positif (positive feedback) : les variations de la sortie du système dans un sent causent plus de variations dans le même sens (par opposition à retour négatif, où les variations de la sortie dans un sens causent un contre-effet) On retrouve ce feedback dans l’article : la récession cause des phénomènes (pessimisme, etc.) auto-amplificateurs.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Ok, bidou a raison.

  6. Si le concept d’hystérèse justifie la mise en oeuvre d’une politique active de soutien économique, il remet symétriquement en cause l’adoption de politiques d’austérité. Cutter aujourd’hui les dépenses investissement public (ou les dépenses d’éducation, pourtant génératrices de capital humain, capital social et cohésion sociale) contractent le potentiel de croissance à long terme de l’économie, donc la capacité future de l’Etat à rembourser sa dette… Ce n’est pas une politique de désinflation, mais elle possède les mêmes effets : coaguler le chômage conjoncturel en chômage structurel.

  7. Le plus drôle, c’est que c’est Stéphane, Blanchard et Summers qui avaient raison ! Le Trésor de la langue française dit "Hystérésis: Persistance d’un phénomène quand cesse la cause qui l’a produit.".
    Bidou (je pense) et moi en tous cas nous sommes souvenus de nos cours de physique où le mot était au contraire défini comme le dit Bidou. Dont acte, mea culpa et autant pour moi.
    Mais ce qui m’avait vraiment fait réagir, c’est le mot "blaireau". Ça c’est Stéphane ; lui aussi réagit au quart de tour…

  8. Après un économiste et un physicien, appelez un sémiologue ou un linguiste, vous aurez une plus grande interdisciplinarité pour savoir comment on appelle le chat de ma belle-mère. Merci Blanchard et Summers d’enfoncer des portes ouvertes: vous savez qu’on bénéficie encore des investissements dans le rail réalisés au 19ème siècle!

    Réponse de Stéphane Ménia
    Il n’existe pas d’inventions en économie. La plupart des idées importantes sont connues. Maintenant, si ça vous suffit et que vous ne souhaitez pas chercher à mieux mesurer et mieux comprendre l’importance d’un phénomène, c’est votre problème. A force de dire que les économistes blablatent, beaucoup de gens dans votre genre ne se rendent pas compte du fait que ce sont eux les blablateurs.

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