Si un sociologue souhaitait étudier la zeitgeist des classes intellectuelles supérieures et progressistes au début du XXIème siècle, il disposerait d’un matériau de choix avec la chronique hebdomadaire d’Eric Le Boucher et les commentaires qu’elle suscite sur le site du Monde. On peut présumer que les commentateurs (qui sont abonnés au site du journal, voire abonnés au journal lui-même) constituent un échantillon relativement homogène de population, plutôt aisé, bien doté en capital intellectuel et, on peut le présumer, bien informé. Quelques remarques qui ressortent de l’échantillon des 5 dernières chroniques.
Les 5 dernières chroniques sont les suivantes :
– La fête immobilière est finie (07-10-2006)
– L’économie de la réalisation personnelle (14-10-2006)
– Ce qu’il faut faire (21-10-2006)
– Pauvres brésiliens, RMIstes français (28-10-2006)
– 2007 : 5 faux débats, 3 vrais (05-10-2006)
Premier constat : les sujets un peu spécialisés suscitent peu de réactions (exemple de la chronique sur l’immobilier). Par contre, deux types de sujets suscitent un déchainement de commentaires : les grandes tendances du capitalisme; les recommandations de politique, lorsqu’elles sont énoncées sous la forme de “il y a consensus sur ce point, qu’il n’est plus nécessaire donc de discuter; il faut maintenant s’interroger en utilisant ce consensus comme point de départ”. Lorsqu’une chronique cumule les deux (comme celle du 21-10), c’est le déchainement des commentateurs (157 commentaires à cette heure).
Et dans l’ensemble, le ton des commentaires est plutôt affligeant. Enoncés tout aussi définitifs qu’approximatifs, points d’exclamation et usages de majuscules, schématisme idéologique véhément, hors-sujet “pour pousser un cri” et catastrophisme (la planète va disparaître, la France va s’effondrer, Les USA vont s’effondrer, l’Europe va disparaître, la pauvreté va s’amplifier, la prochaine génération va vivre l’enfer…). C’est certainement la forme qui pousse à cela. Les commentaires sont nécessairement brefs ce qui ne facilite pas l’expression de nuances. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas s’abstenir totalement? Est-ce uniquement ce goût typiquement national de la discussion enflammée autour de grands sujets idéologiques qui s’exprime ainsi?
Il y a là plus probablement un biais lié à l’internet, qui démocratise la possibilité d’expression. Ce qui peut favoriser ceux qui ont des choses intéressantes à dire mais n’en avaient pas la possibilité matérielle auparavant; mais cela permet surtout à ceux qui sont persuadés que leurs idées sont fondamentales et peu représentées de s’exprimer à égalité avec les autres. Ce qui signifie que la discussion sur internet aura toujours spontanément un biais favorables aux extrémistes les plus radicaux; ce sont eux qui sont prêts à passer beaucoup de temps pour noyer les discussions sous leurs idées, parce qu’ils y croient dur comme fer; les gens plus nuancés, peu interessés par la conversation avec les talibans, finiront pas abandonner le terrain, aboutissant à une sorte de “Loi de Gresham” du débat sur internet : les mauvaises idées chassent les bonnes. Ou comme l’exprime un vieux proverbe d’Usenet, “ideas on the internet are smaller than they appear”.
Le facteur déterminant peut être aussi le ton général des chroniques d’Eric le Boucher. Lorsqu’on explique “la tendance générale du monde est celle-là, les experts en sont convaincus, désormais il faut discuter de ceci” on s’expose à des critiques se lançant dans le même genre de champ. Le problème vient alors de cette façon de présenter tous les problèmes à l’aide de grands concepts globalisants qui favorise les idées fausses et les grands débats idéologiques et stériles. L’avenir, en matière de politiques publiques, ne repose pas sur les grandes idées et les grands concepts, mais dans le traitement localisé de problèmes spécifiques sans a priori idéologique, en s’adaptant par réaction aux problèmes rencontrés. S’il ne fallait trouver qu’un avantage au Blairisme, c’est bien d’avoir expliqué que les politiques publiques doivent se faire ainsi, par identification des problèmes, mesure des résultats et essai-erreur; même si c’est pour l’essentiel resté au stade du discours pour ne pas être appliqué en pratique. Ce n’est pas tellement l’attitude d’Eric Le Boucher, même si sur la durée, ses chroniques traduisent un ensemble plus nuancé que chaque chronique prise isolément; là aussi, la forme joue en partie.
Il est possible enfin d’avoir une vision plus pessimiste : ce que montrent les commentaires des chroniques d’Eric le Boucher, c’est que même les français instruits, bien dotés financièrement et intellectuellement, sont dans une perspective entièrement schématique du monde marquée par le catastrophisme, le refus de la discussion rationnelle et le refuge dans l’idéologie, et la pensée qui peut se résumer dans un slogan écrit sur un T-shirt.
Il est possible que cette dernière hypothèse soit fausse, mais on aurait tort de la laisser de côté. Car lorsqu’on observe le contenu des programmes politiques, ce schématisme est exactement ce que l’on retrouve. On peut le déplorer, mais il est possible que les partis politiques, en l’affaire, se contentent d’offrir exactement ce que leurs clients désirent. Pas étonnant dès lors qu’ils soient incapables d’apporter des réponses aux problèmes.
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"ce sont eux qui sont prêts à passer beaucoup de temps pour noyer les discussions sous leurs idées, parce qu’ils y croient dur comme fer; les gens plus nuancés, peu interessés par la conversation avec les talibans, finiront pas abandonner le terrain, aboutissant à une sorte de "Loi de Gresham" du débat sur internet : les mauvaises idées chassent les bonnes."
J’imagine que toute ressemblance avec f.s.e. est purement fortuite 😉
"les gens plus nuancés, peu interessés par la conversation avec les talibans, finiront pas abandonner le terrain, aboutissant à une sorte de "Loi de Gresham" du débat sur internet : les mauvaises idées chassent les bonnes."
Disons peut-être que vous venez d’isoler la définition de ce qu’est l’engagement raisonné en politique : la volonté de discuter, âprement, et malgré tout, avec tout le monde, avec comme objectif essentiel de lutter contre les conséquences de l’abandon du terrain à qui que ce soit.
"S’il ne fallait trouver qu’un avantage au Blairisme, c’est bien d’avoir expliqué que les politiques publiques doivent se faire ainsi, par identification des problèmes, mesure des résultats et essai-erreur"
Même ainsi, ça n’évitera pas les choix politiques, idéologiques, donc conflictuels. Sauf à supposer que l’on poursuit tous les mêmes buts.
Ex: si tout le monde est d’accord sur la croissance, on peut procéder par essai-erreur pour trouver la manière la plus efficace de la promouvoir. Le problème c’est qu’il y a aussi des gens qui ne veulent pas de la croissance.
Ex: on peut entre gens qui poursuivent ce but chercher le meilleur moyen de réduire les inégalités sans tomber dans l’idéologie mais pour d’autres, réduire les inégalités n’est pas un but à poursuivre.
Je ne vois donc pas comment l’idéologie pourrait être totalement évacuée. Il est vrai que si on l’évacuait lorsque fondamentalement on partage la même, c’est-à-dire le même objectif, ce serait déjà pas mal.
Vulgos : ici ce n’est pas l’idéologie qui est en cause, c’est le fait de présenter toutes les questions sous l’angle du grand problème global, de la tendance lourde. C’est le fait de commencer sa phrase par "nous vivons aujourd’hui dans un capitalisme qui…" qui pose problème. Ce que vous mettez derrière importe peu. Dès lors que vous vous lancez dans ce champ, vous ne pouvez que vous poser des questions sur des grands principes irréconciliables, et de ce fait insolubles. L’ennui c’est lorsqu’on est incapable d’autre chose pour traiter des problèmes. Après, bien évidemment, il y a des priorités qui sont définies en fonction d’options idéologiques. Mais là le problème de fond c’est qu’on n’a que des gens qui semblent vouloir disserter indéfiniment sur une base idéologique et schématique.
"Mais dans ce cas, pourquoi ne pas s’abstenir totalement? "
Je crois que cette question contient la réponse a votre interrogation. Moi même, je tue parfois le temps en lisant les commentaires du site du monde (je ne suis pas abonné) mais c’est plutôt parce généralement c’est plutôt drole. J’ai remarqué que finalement peu de personne interviennent d’un article a l’autre c ‘est souvent les même commentateur. J’en conclus que par rapport au nombre de lecteur même abonnés les commentateurs sont peu représentatifs et donc ne constitue pas vraiment un "échantillon relativement homogène de population, plutôt aisé, bien doté en capital intellectuel et, on peut le présumer, bien informé."
Vous remarquerez que les rares commentaires intelligents sont l’oeuvre de personne qui abandonnent rapidement.