On a pu lire récemment des articles indignés dans la presse (voir par exemple cet article, celui-là, et dans le genre hystérique celui-ci) à propos d’un site internet allemand de recherche d’emploi, baprisé par provocation par son fondateur www.jobdumping.de. Le principe du site? Permettre à des offreurs et demandeurs de travail de confronter leurs propositions. Rien de bien étonnant jusque là. Mais ce qui choque nos journalistes, c’est que les emplois sont octroyés suivant le principe des enchères. Des employeurs peuvent donc enchérir pour recruter un salarié particulier; mais aussi et surtout, des personnes peuvent enchérir à la baisse pour postuler sur un emploi particulier. Ce mode d’enchère “inversée” (qu’on appelle également enchère hollandaise, par opposition à l’enchère anglaise dans laquelle le prix commence bas et augmente) est ce qui semble choquer au point de voir commentateurs et politiques qualifier ce site de “marché d’esclaves” dont les fondateurs sont des “négriers“.
L’économiste cependant, se demande bien pourquoi une procédure aussi banale que l’enchère hollandaise peut provoquer autant de tapage. Et ce pour deux raisons. La première, c’est que cette procédure d’enchère n’a rien d’exceptionnel, elle est même extrêmement fréquente. Après tout, les collectivités locales et l’Etat, pour les marchés publics, ont l’obligation de recourir à cette procédure pour octroyer les marchés au “mieux disant”. Il est assez piquant de voir dans les mêmes journaux des articles s’indignant de l’injustice de la procédure de l’enchère inversée, et quelques pages plus loin d’autres articles s’indignant du comportement scandaleux d’élus et de hauts fonctionnaires ( en Ile de France) qui se sont abstenus de l’utiliser, ou qualifiant de “madame Propre” ceux qui ont voulu respecter la loi et utiliser cette procédure d’enchère inversée. Les élus locaux honnêtes sont-ils les Monsieur Jourdain de la traite négrière, qu’ils pratiquent couramment sans le savoir?
Ajoutons que cette procédure d’enchère inversée est couramment utilisée entre entreprises, pour les particuliers travaillant à leur compte, et qu’un particulier réclamant des devis à des artisans pour un travail quelconque ne fait pas autre chose. Pourquoi s’indigner devant l’utilisation d’une procédure aussi courante?
En lisant les articles, on a une forme de réponse : il semble que les journalistes sont persuadés que cette procédure d’enchère inversée ne peut qu’aboutir à des niveaux de salaire extrêmement bas. Mais là encore, l’économiste se doit de hausser les épaules : il se trouve que les enchères constituent un sujet très étudié, et qu’un résultat bien connu en la matière, sous certaines hypothèses, est que les enchères aboutissent toutes au même prix, et au même gagnant, quelle que soit la procédure d’enchère utilisée. En d’autres termes, il n’y a pas de raison de supposer que cette procédure d’enchère hollandaise pourrait avoir pour effet d’obtenir un niveau de salaire par emploi différent de celui qui prévaudrait avec une procédure différente.
Certes, mais c’est probablement encore un de ces résultats théoriques d’économistes sans rapport avec la réalité, pourra-t-on me rétorquer : dans la réalité on risque de voir les gens sous-enchérir de façon conséquente. Il se trouve que l’analyse économique connaît bien ce problème qui s’appelle la malédiction du vainqueur. Ce phénomène se produit lorsque les gens n’ont pas d’idée précise du prix qu’ils sont prêts à payer pour acquérir un bien aux enchères, parce que ce prix dépend des dispositions d’autres à payer. Par exemple, je peux déterminer le prix que je suis pêt à payer pour avoir un Van Gogh dans mon salon; mais si j’achète un Van Gogh avec l’intention de le revendre ensuite, mon problème est de déterminer le prix que les autres sont prêts à payer pour ce même bien, et d’acheter légèrement en dessous pour pouvoir revendre avec un bénéfice ensuite. Dans ces conditions, pendant une enchère, tant qu’il y a des gens qui surenchérissent sur moi, j’ai intérêt à continuer de surenchérir : ils me fournissent l’information selon laquelle ils sont disposés à payer plus pour avoir ce bien. Mais si j’applique ce raisonnement, je vais surenchérir sans arrêt, jusqu’au moment ou personne ne surenchérira sur moi… signifiant que plus personne ne sera prêt à acheter le bien plus cher que je l’ai acheté, et que je vais donc obligatoirement réaliser une perte en essayant de le revendre. L’hypothèse pour que les enchères fonctionnent est donc l’absence de malédiction du vainqueur : si ce n’est pas le cas les procédures d’enchère pourront avoir des effets d’entraînement des prix vers des niveaux soit très bas, soit très élevés, un peu suivant le mécanisme de la bulle spéculative (les gens achetant ou vendant parce que tous les autres en font autant).
Ceci étant dit, y-a-t-il malédiction du vainqueur dans le cas de ces enchères sur des emplois? Certainement pas, dans la mesure ou si une personne a proposé son travail à un salaire inférieur à ce qu’elle désirait recevoir (dans le seul but d’emporter l’enchère) il lui est toujours possible de renoncer à aller faire ce travail. Contrairement au vainqueur d’une enchère qui est obligé d’acheter, le vainqueur d’une enchère pour un poste de travail n’a aucune obligation d’aller l’exercer; Il n’y a donc aucune malédiction du vainqueur qui s’exerce. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a du mal à comprendre le discours sur le thème du “marché aux esclaves” autour de ce site internet : il repose sur le volontariat des personnes désirant être employées, qui peuvent toujours renoncer à le faire si le salaire est insuffisant ou que l’emploi leur déplaît trop. Peut-être qu’ils n’ont le choix qu’entre ce type d’emploi et le chômage, pourra-t-on dire : c’est fort plausible, dans une Allemagne comprenant plus de 10% de chômeurs; mais on commence à se rapprocher du vrai problème : pourquoi n’ont-ils d’autre choix que celui-là?
On apprend en effet que le mécanisme des enchères inversée aboutit, de temps en temps, à des salaires inférieurs à ceux que prévoient les conventions collectives des différents corps de métiers en Allemagne. C’est cela, dans le fond, qui choque dans ce site internet : il révèle une réalité. Il existe en effet une mythologie de la réglementation du travail, selon laquelle celle-ci relève d’un conflit entre le capital et le travail, et que les gains obtenus par les salariés en matière de protection de l’emploi et de règlementation du travail sont des gains pris sur le rendement du capital. C’est absurde pour une raison simple : si le capital veut maintenir sa rentabilité, il est infiniment plus mobile que le travail; il peut donc aisément se porter sous des cieux plus cléments. En réalité, les salaires sont déterminés par la productivité du travail, et la règlementation ne peut en aucun cas maintenir les salaires au dessus de celle-ci : si tel est le cas, on voit apparaître du chômage qui ramène les revendications salariales des individus à un niveau compatible avec la productivité du travail. Il existe certes des cas dans lesquels des règlementations peuvent éviter que le salaire ne descende en dessous de la productivité du travail (et c’est la raison d’être, par exemple, d’un salaire minimum d’un niveau raisonnable); mais elle ne saurait les pousser au dessus de ce niveau sans provoquer du chômage.
Loin d’être une façon pour les salariés de gagner des avantages par rapport au capital, dans ces conditions, la règlementation du travail peut être un moyen par lequel des salariés gagnent des avantages au détriment d’autres salariés – ceux qui n’ont pas la chance d’accéder à un emploi aux conditions avantageuses et protégées par une règlementation généreuse, mais qui se retrouvent au chômage du fait même de cette règlementation. Aller à l’encontre de cette réalité suppose de concevoir une règlementation de l’emploi aux effets secondaires sur le chômage limités : c’est difficile, mais pas impossible. Alors que tous les pays européens étaient marqués par un chômage élevé pendant les années 70-80, certains pays en sont sortis, d’autres – dont l’Allemagne et la France – y sont toujours ; les sytèmes sociaux “Beveridgiens” des pays d’Europe du Nord ont été plus à même de réduire le chômage que les systèmes corporatistes qui prévalent en Allemagne et dans les pays méditerranéens.
Un récent article du Journal of economic Perspectives permet de faire le point sur ce phénomène, et montre l’impact des évolutions de règlementation pour expliquer les différences de trajectoire du chômage dans les différents pays d’Europe. Cette explication, cependant, ne fait que déplacer le problème : comment expliquer en effet que certains pays aient adopté des règlementations de protection de l’emploi efficaces, tandis que d’autres ont maintenu des systèmes générant un niveau de chômage très élevé? Les explications sont multiples, mais l’idéologie y a beaucoup à faire. Et l’idéologie est à l’oeuvre dans les critiques de ce site internet allemand : en permettant à des individus d’afficher publiquement qu’ils désirent travailler, même à un niveau inférieur à celui que des conventions collectives permettent théoriquement d’obtenir – à condition qu’on aie un emploi, or eux n’en ont pas – il casse le mythe des employeurs rapaces qu’il faut forcer à bien payer des salariés incapables d’accepter ou de refuser quoi que ce soit; il montre qu’il existe des gens qui souhaitent travailler, et qui d’ailleurs travaillent : simplement, pour que l’hypocrisie du système soit maintenue, ils travaillent d’habitude de façon clandestine. Ce site internet n’a finalement qu’un seul défaut : il est un peu trop voyant. Il est infiniment plus confortable de conserver un taux de chômage à deux chiffres, des gens qui travaillent au noir discrètement, et l’illusion confortable d’un système social qui se proclame protecteur des petites gens.
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