Je suis en général un très mauvais public pour la nouvelle mode du “documentaire à charge”, ce style cinématographique consistant à choisir un sujet, le traiter de façon partiale, incomplète, à l’estomac, supprimant chez le spectateur toute envie d’utiliser son cerveau pour au contraire le pousser à se complaire dans le simplisme, les idées reçues, et dans l’invective envers le Goldstein de service. Ce genre de produit cinématographique tend à produire chez moi l’effet inverse de celui que visait le réalisateur : par exemple, je n’ai jamais eu tant envie de devenir “life member of the NRA” qu’après avoir vu “Bowling for Columbine”. Pour éviter ce genre de réaction, je préfère donc en général éviter le genre de film qui les produit.
Il y a parfois des exceptions : Tim Hartford ayant indiqué que le film Enron : the smartest guys in the room était digne d’intérêt, je l’ai donc regardé lors de son passage télévisé ce soir. Et je n’ai pas été déçu : car s’il contient des insuffisances, le film est vraiment intéressant et bien fait.
Il décrit l’affaire Enron, sur la base de documents officiels, d’archives video, d’interviews. L’ensemble suit l’évolution de l’entreprise, la personnalité des principaux protagonistes de l’affaire (Kenneth Lay et Jeffrey Skilling, respectivement président et directeur général de l’entreprise); il montre surtout très bien la culture qui s’était développée dans l’entreprise, dans laquelle fraude, escroquerie, prise de risque irraisonnée et dissimulation étaient tout. Le portrait fait des personnes, des attitudes et des comportements, est remarquable.
Le film décrit bien les faits, même si certaines explications sont un peu rapides : on nous explique ainsi que l’application du “mark to market” (l’évaluation comptable des actifs à leur valeur marchande, au lieu d’une évaluation standard à la valeur d’achat diminuée d’amortissements et de provisions) a permis de dissimuler des pertes et de faire apparaître des gains tout aussi fictifs que faramineux; on nous explique que des cascades de sociétés imbriquées permettaient d’opacifier les comptes et de faire apparaître des gains fondés uniquement sur la valeur de l’action de l’entreprise; mais les explications sont rapides, et je doute que le spectateur puisse vraiment comprendre la nature exacte de l’escroquerie Enron. Cela dit, le but du film n’est pas tant de décrire des mécanismes comptables que les personnalités des acteurs de l’entreprise, et la façon dont ceux-ci ont réussi à créer une illusion en laquelle tout le monde a cru. (oui, tout le monde, même temporairement Paul Krugman – qui a cependant très vite compris, au début des années 2000, ce qui n’allait pas dans cette entreprise et dans le système institutionnel qui permettait à ce genre d’entreprise de prospérer de la sorte).
Le passage du film le plus réussi est probablement celui qui est consacré à la crise de l’électricité californienne. Sur fond de conversations hallucinantes entre traders (des enregistrement récupérés lors des procès qui ont suivi) dans lesquelles ceux-ci se réjouissent d’avoir “planté l’électricité dans le c…” des grands-mères californiennes, ou disent “burn, baby, burn” lorsqu’un incendie de forêt leur sert de prétexte pour arrêter des lignes à haute tension, créant des pénuries et faisant grimper le prix de l’électricité; ou lorsqu’ils ordonnent aux ingénieurs des centrales électriques d’arrêter celles-ci sous des prétextes bidon dans le même but. C’est avec ces conversations, ces pratiques, que l’on comprend exactement ce qu’était la culture d’Enron et son fonctionnement : l’absence totale de scrupules, l’hubris, la cupidité, les mensonges. Le film aborde également la question des rapports de l’entreprise avec le pouvoir politique, notamment le gouvernement Bush. En tout cela, il est très instructif.
Cela n’empêche pas qu’il ait des limites. La principale limite de ce genre de film est de vouloir chercher à tirer de l’histoire qu’il expose des leçons générales sur la marche du monde. Ce film, heureusement, ne s’attarde pas trop dans cet exercice, mais on n’échappe pas à quelques platitudes sur le thème “est-ce la façon dont le capitalisme mondial évolue qui a transformé de cette façon les valeurs américaines?”. Le film n’est pas loin de suggérer que toute la dérèglementation des marchés n’a été qu’une vaste tromperie à l’unique avantage d’escrocs comme Lay ou Skilling. Il valait donc mieux ne pas trop insister sur des analyses plus générales – mais du coup, si la description est remarquable, on reste un peu sur sa faim en matière de compréhension. Qu’est-ce qui a produit Enron? Ce genre de fraude est-elle commune? Comment l’empêcher?
En regardant ce reportage, je n’ai pas cessé de lui trouver des parallèles avec l’affaire du Crédit Lyonnais. La même organisation d’un culte autour de “Mozarts de la finance” qui font des choses que personne n’avait faites; la même constitution d’un petit milieu totalement imperméable à la critique (des inspecteurs des finances surveillés par d’autres inspecteurs des finances), le même unanimisme… Lorsqu’on regarde les reportages sur l’affaire du Lyonnais, on est frappé par les similitudes de comportement, et de réactions : personne ne se sent responsable, tous ceux qui ont agi expliquent qu’ils étaient géniaux, si simplement on les avait laissés continuer. Jean-Yves Haberer a écrit un livre entier d’excuses et d’auto-indulgence de ce genre. Lorsqu’on regarde les reportages consacrés à ces scandales financiers, on se sent totalement impuissants, un peu comme les spectateurs des tragédies grecques qui savent que tout va s’effondrer et ne peuvent que contempler la chute certaine. L’affaire LTCM laissait le même sentiment d’incompréhension, sur les raisons qui conduisent des organisations à ce genre de dérives. Nous ne savons pas non plus pourquoi, au bout du compte, ces affaires sont si peu nombreuses, contrairement aux idées reçues sur le sujet.
Mais ce n’est pas parce qu’on n’a pas de réponse au “pourquoi” qu’il n’est pas intéressant de comprendre le “comment”. C’est en cela que ce film consacré à Enron est intéressant, et mérite d’être vu.
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