La presse unanime nous chante aujourd’hui les louanges du discours prononcé hier par Jacques Chirac dans le cadre du forum de Davos : il faut lutter contre les “tsunamis silencieux” que sont les famines, les maladies, qui déciment les pays pauvres. Je suis d’accord! moi aussi je m’engage, et je déclare solennellement que je suis contre la pauvreté, contre le Sida, contre le paludisme. Je vais loin, j’espère que le lecteur en est conscient.
Pour résoudre ces problèmes, il faudrait paraît-il une dizaine de milliards de dollars par an. Mais c’est là que l’atavisme technocratique à la française prend le dessus : pour financer cela, il faut bien évidemment créer une institution internationale, financé par une “taxe mondiale”. Ah, la belle generosité que voilà, qui sert en même temps à financer la survie de cette espèce pourtant fort peu menacée, le bureaucrate international, en créant un nouveau machin bureaucratique. La taxe mondiale, quant à elle, nous rappelle qu’il est toujours plus facile d’être généreux avec l’argent des autres. Et nous rappelle cette curieuse croyance des technocrates selon laquelle les taxes créent des richesses, que les problèmes mondiaux ne sont que des problèmes de “base fiscale” dans laquelle puiser à tour de bras.
Le grand avantage de ce genre de discours, c’est qu’il permet de jouer les beaux parleurs à bon compte, pour ensuite expliquer que ce sont les autres (lisez : les américains) qui empêchent le monde d’être beau et gentil avec leur égoisme et leur hostilité malsaine envers les taxes. Et qu’il permet donc de ne jamais prendre ses responsabilités. Soyons un peu logique : s’il faut vraiment 10 milliards de dollars par an (7.7 milliards d’euros), la France peut aisément les fournir. J’ai pour ma part une modeste proposition. Chaque année, l’Union Européenne verse à la France, au titre de la Politique Agricole Commune, près de 10 milliards d’euros. Ces aides génèrent un coût considérable pour les consommateurs européens, sans le moindre avantage; les aides agricoles par exemple, outre qu’elles sont distribuées de façon très inégalitaire (une très petite proportion des agriculteurs touche l’essentiel des aides) ne bénéficie au bout du compte que de façon très marginale aux agriculteurs, car leur effet final est d’élever le coût des intrants agricoles, des terres, du matériel et du crédit, en provoquant une “course aux armements” technologique, sans élever la rentabilité des exploitations agricoles.
Il y a là de quoi passer aisément des discours aux actes : la France peut, de façon parfaitement unilatérale, décider de fournir les moyens nécessaires pour la lutte contre les divers fléaux, en décidant d’aider les dizaines de millions de personnes infectées par le Sida dans le monde, et les centaines de millions de personnes victimes du paludisme. Il lui suffit de décider de remplacer des aides agricoles inutiles et nuisibles par des aides aux pays pauvres, ou des versements à des organismes médicaux types OMS. Au passage, cela lui permettrait d’atteindre les 0.7% du PIB consacrés à l’aide aux pays en développement, chiffre que le gouvernement français a promis d’atteindre; mais les promesses chiraquiennes, rappelons-le, n’engagent que ceux qui les croient.
Etrangement, je suis persuadé que cette solution simple ne sera jamais appliquée, et que l’on continuera à se gargariser de discours creux, de leçons de morale, et de pingrerie. J’ai sans doute de mauvaises pensées : comment un président français si soucieux du malheur des pauvres pourrait-il préférer verser des subventions inutiles à quelques 900 000 agriculteurs français, alors que des dizaines de millions de personnes sont en danger de mort dans le monde, victimes d’un “tsunami silencieux”, et que la même somme de 10 milliards d’euros suffirait à améliorer considérablement le sort de ces victimes? Et comment la presse française, dont on connaît la liberté de ton et l’indépendance vis à vis du pouvoir, pourrait-elle se laisser berner par tant d’hypocrisie?