Après, j’arrête

Sans vouloir insister sur un sujet qui est déjà archi-rebattu, revenons rapidement sur un faux argument trop entendu ces derniers temps.

S’il y a unanimité parmi les artistes et autres lobbyistes industriels en matière de téléchargement, c’est que celui-ci est un vol. Pour reprendre par exemple Nicolas Seydoux qui m’a valu un réveil agité il y a quelques semaines, à force de reprendre ce mauvais argument :

“lorsqu’on va à la boulangerie acheter une baguette de pain, et qu’on part sans payer, c’est du vol. Télécharger un morceau musical sur un réseau de peer to peer, c’est un vol, exactement comme voler un disque dans un bac de magasin. Les artistes ont le droit d’être payés, de la même façon que les boulangers doivent être payés”.

Il est exact que si je vais dans une boulangerie, que j’y dérobe une baguette de pain et que je m’enfuis sans payer, il s’agit d’un vol. Mais le téléchargement sur un réseau P2P est-il de la même nature? Si l’on voulait faire une vraie analogie, il faudrait la présenter de la façon suivante. Supposons que j’invente un appareil de duplication des pains : lorsque je présente une baguette devant cet appareil, il transforme un petit morceau de plastique en une copie exacte (même saveur, même composition) de cette baguette.
Supposons maintenant que je me rende dans une boulangerie, que je dépose cet appareil devant une baguette de pain : il me produit alors une baguette similaire, avec laquelle je quitte le magasin. Il n’y a là aucun vol, aucun préjudice causé : le boulanger a toujours autant de pains dans sa boutique; de mon côté, j’ai transformé un petit morceau de plastique sans valeur en pain que je peux consommer.

Si un tel appareil de duplication des pains pouvait être inventé, peu de gens douteraient qu’il s’agit d’un progrès technique majeur : plutôt que de devoir remplir d’engrais des surfaces considérables, les ressources nécessaires à la fabrication de pain seraient considérablement réduites : il deviendrait possible, à base d’un tout petit nombre de pains “génériques”, de nourrir toute la population pour un prix dérisoire. Il resterait certainement des gens qui préfèrent acheter du “vrai pain” et qui trouveraient que ce pain dupliqué n’a pas un goût naturel (même si ça n’est pas le cas). Néanmoins, il est certain que plusieurs professions seraient amenés, du fait de cette innovation technologique, à disparaître : les boulangers, les céréaliers, et la meunerie. Ils auraient des raisons d’être mécontents : mais leur mécontentement serait le même que celui des charrons et autres palefreniers, dont la profession a considérablement souffert de l’invention de l’automobile; pour reprendre une analogie bien connue (quoique appliquée dans un cas un peu différent), leur mécontentement serait le même que celui des marchands de luminaires face à la concurrence déloyale du soleil lorsqu’il vient éclairer gratuitement l’intérieur des logements.

Pour résumer l’argument : alors qu’un vol cause un préjudice réel à quelqu’un, dans la mesure ou il a perdu une chose qu’il avait auparavant, le fait de dupliquer gratuitement une chose (par exemple, un morceau musical) est un délit sans victime : personne n’est pénalisé dans l’opération. Sauf l’artiste, me dira-t-on : mais la “pénalisation” ne provient que d’un système juridique qui lui a octroyé un droit de manière parfaitement arbitraire, en comptant sur les limitations de la technique pour que ce faux droit soit respecté. Il y a après tout plein de choses dans la vie qui nous pénalisent, sans que personne ne considère pour autant que nous avons un “droit” à compensation. L’adolescent disgracieux qui se fait éconduire par toutes les demoiselles de la discothèque subit un préjudice certain : personne ne songe cependant qu’il serait légitime qu’il se fasse payer pour cela. On considère de la même façon les gens dont les conditions d’existence sont modifiées par le progrès technologique.

Pourquoi la situation des auteurs de films ou de musique est-elle différente? Parce qu’il est considéré que le système de propriété intellectuelle est un moyen, certes imparfait, de les rémunérer tout en garantissant un accès satisfaisant du public à leur oeuvres. Mais cela résulte d’une convention sociale et légales, et les conventions sociales peuvent changer avec la technologie. Il n’est pas interdit d’envisager un système qui permette à la fois de rémunérer les artistes tout en accroissant la diffusion de leurs oeuvres auprès du public grâce à la technologie existante. Il est fort possible qu’au bout du compte, les artistes s’en sortent. L’industrie du logiciel a trouvé des solutions pour parer au problème que lui posait la copie illicite. Il n’est pas non plus interdit de penser qu’il existe, aujourd’hui, largement assez de musiques et de films différents pour combler une vie d’amateur. Si les gens veulent des choses nouvelles, et que ces choses nouvelles exigent d’être payé pour être produites, il est fort probable que des solutions qui permettront aux producteurs de ces nouveautés de les offrir et d’être rémunérés pour cela apparaîtront : c’est comme cela que les économies de marché fonctionnent. Il serait paradoxal que sous la pression de lobbys, une évolution technologique qui pourrait permettre d’amplifier la diffusion de la culture, de mieux rémunérer ceux qui apportent de réels services aux consommateurs, aboutisse exactement au résultat inverse.

En tout cas, j’ai entendu parler ces derniers d’un type, dont c’est bientôt l’anniversaire, qui paraît-il avait une technique pour dupliquer le pain, et qui aussi transformait l’eau en vin. Par les temps qui courent, je lui suggérerais de se tenir à carreau, des fois que les syndicats viticoles et les boulangers ne décident de lui faire sa fête pour se venger du préjudice que ses activités leur causent. Enfin je dis ça, je ne dis rien.

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Alexandre Delaigue

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