Les sujets du moment

Les sujets économiques du moment sont le contrat première/nouvelle embauche et l’OPA de Mittal Steel sur Arcelor. Sur le premier sujet, je ne vois rien de plus à écrire que ce que j’ai dit précédemment : la France crève de cette façon stérile de faire des politiques de l’emploi un enjeu idéologique au lieu d’en faire un sujet de réflexion. Pour des réflexions complémentaires sur le sujet, voir Damien et Hugues (et pour se dire que ces conceptions partisanes sont hélas bien ancrées en France, lire les commentaires chez Hugues).

Reste l’autre sujet du jour : l’OPA de Mittal Steel sur Arcelor. Quelques réflexions, pas forcément très ordonnées.

– cette affaire concentre probablement tous les fantasmes français sur l’économie. Une entreprise étrangère qui cherche à racheter une entreprise nationale dans un secteur très marqué par l’histoire; un asiatique, nouveau riche, ayant fait fortune en rachetant des entreprises, résidant en Grande-Bretagne : le cumul improbable du Tiers-Monde dont les morts de faim viennent vider la France de ses emplois et de la finance anglo-saxonne qui chaque jour, intrigue pour la ruine du modèle social français; Une OPA, donc une opération “financière”, hostile qui plus est. Une entreprise cible, Arcelor, à la fois chasse gardée de nos ingénieurs, et produit de ces politiques industrielles que l’univers entier nous envie, et envers lesquelles la finance anglo-saxonne, avec le renfort des fourbes ultralibéraux bruxellois, a aussi des visées sordides); Bref, le concentré de mondialisation, de finance, de déclin, de désindustrialisation, qui constitue l’ordinaire des fantasmes nationaux en matière économique.

– c’est probablement ce cocktail qui explique les incroyables réactions épidermiques qui ont immédiatement suivi l’annonce de l’OPA. On croyait encore que les indiens vivaient sur des planches à clous, entre deux vaches efflanquées, et faisant la queue pour se faire convertir et soigner par Mère Thérésa; en moins de deux, voilà un milliardaire qui vient jusque dans nos bras racheter les aciéries de nos campagnes. Pour qui se prend-il, ce métèque enrichi, probablement sur la sueur de ses compatriotes exploités? Ce n’est pas un vulgaire fabricant d’eau de cologne qui va racheter nos parfumeries! Le manant a promptement été convoqué par l’impayable Breton (titre du Chiraco : Breton vole au secours d’Arcelor; après tout, tant qu’à voler, c’est sans doute mieux que l’époque ou Breton dirigeait une entreprise qui volait ses clients…) , qui s’est déclaré “très choqué” que l’on ose s’attaquer à “l’Airbus de l’acier”. A gauche, la condamnation de “l’OPA du Tiers monde” est allée bon train (voir le Swissroll pour un bon résumé sur les réactions). Les commentateurs sont partagés entre entre le battage hystérique et xénophobe, ou son exact contraire : le pessimisme intégral, ça y est, on est foutu, l’Asie nous passe devant, l’Europe n’est plus qu’un tas de leptons à bout de souffle. Et les fuites en avant habituelles dans le signifiant sans signifié : il faut une vraie politique industrielle en Europe, Mittal n’a pas de “projet industriel”. “Industriel” semble devenu un adjectif magique, paré de toutes les vertus, mais n’ayant aucun sens précis autre que laudatif. On en vient presque à regretter le temps ou l’on parlait des sombres manufactures sataniques

– On commence à peine à réaliser que Mittal est une entreprise internationale, dont le siège est hollandais, et les usines un peu partout – comme celles d’Arcelor, dont le siège est au Luxembourg. Qu’elle a un projet : la consolidation du secteur de la production d’acier. Que cette opération n’est qu’un épisode d’une vaste consolidation du secteur de l’acier, et qu’Arcelor était la première à agir comme Mittal : ne venait-elle pas de conclure une OPA hostile sur un concurrent canadien? N’avait-elle pas l’intention de devenir l’une des grandes entreprises du secteur, et d’atteindre par le biais d’acquisitions la taille qu’elle va atteindre si elle fusionne avec Mittal? On constate aussi que la politique sociale chez Mittal n’est ni pire ni meilleure qu’ailleurs : c’est une entreprise qui respecte les lois nationales. On peut citer le fait qu’elle a licencié plus de la moitié du personnel de son acquisition Roumaine; mais ce serait oublier que toutes les entreprises industrielles roumaines étaient en sureffectif chronique, et que Renault aussi a dû licencier près de la moitié du personnel dont ils ont hérité chez Dacia. On commence aussi à penser que cette manie de désigner comme “stratégiques” les secteurs les plus improbables (les produits Danone il y a quelques temps, les casinos récemment) n’a aucun sens compréhensible. Le fantasme de la défense de la sidérurgie, qui a permis à la famille Wendel et quelques autres de conserver leurs fortunes en faisant supporter au contribuable français le coût de sa restructuration, va-t-il encore conduire aux mêmes errements?

– Surtout, ce qui est étonnant, c’est la double idée selon laquelle cette OPA signifie forcément qu’Arcelor va être liquidé et démantelé, ou qu’à tout le moins sa “politique sociale” est menacée. Sur le second point, il serait temps de se rendre compte que faire dépendre les politiques sociales de ce qui se passe dans les entreprises, comme au bon vieux temps paternaliste du début du 20ème siècle, ne fonctionne plus. Que ce soit aux USA ou la protection sociale fournie par les employeurs s’effrite, ou en Europe. Il est nécessaire dans ces conditions de construire des systèmes de protection sociale véritablement universels, et non liés à l’emploi ou au bon vouloir de politiques maisons. C’est un immense travail à mettre en oeuvre : il serait temps de commencer.

– reste l’autre dimension du sujet, la question de la politique industrielle. Il est clair que cette affaire met en évidence les limites de la stratégie française (et partagée par quelques pays européens) de “champions nationaux” protégés par d’épaisses régulations, par tout le pouvoir politique, et par un Etat corporatiste qui sous prétexte de “patriotisme économique” fait payer aux contribuables et aux clients européens les aventures exotiques de quelques grandes entreprises amies sur les marchés mondiaux. Pour réaliser des acquisitions sans avoir à payer en cash, il faut que le capital de ces entreprises soit sur le marché boursier – mais elles se trouvent alors à la merci d’éventuels acheteurs. Il est illusoire dans ces conditions de faire reposer une politique industrielle sur quelques grandes entreprises choisies préalablement et choyées, mais plutôt de favoriser les implantations et l’apparition d’entreprises nombreuses et qui réussissent dans les secteurs considérés comme “stratégiques”. Il faudrait rappeler aussi qu’en matière de succès de politique industrielle, l’Europe peut se targuer d’Airbus-EADS… et quoi d’autre, exactement?

– car après tout, supposons que Mittal ferme effectivement tous les sites d’Arcelor en Europe continentale. Ce serait une bonne nouvelle pour toutes les industries consommatrices d’acier sur le territoire européen, puisque cela signifierait qu’elles devaient auparavant acheter leur acier trop cher à Arcelor, et qu’elles peuvent désormais se le procurer à un meilleur prix ailleurs. Que ces fermetures n’auraient donc fait qu’accélérer un processus souhaitable pour les industries européennes. Si par contre Mittal maintient tous ces sites de production d’acier en Europe, cela signifie qu’ils sont compétitifs : quoi qu’il arrive, donc, l’économie européenne dans son ensemble a à gagner à l’évolution du secteur.

– bien entendu, ce raisonnement est limité. Il est possible de penser que la sidérurgie est un secteur “stratégique” et que la présence d’entreprises sidérurgiques en Europe (et tout précisément, dans les zones et les activités dans lesquelles se situe Arcelor actuellement) est une impérieuse nécessité, même si ce n’est pas directement le plus rentable. C’est franchement discutable, mais acceptons-en l’hypothèse. Quel est dans ce cas le meilleur moyen de maintenir ces activités sur place? On nous ressort sans cesse l’exemple de Pechiney dont les activités en France disparaissent progressivement depuis le rachat de l’entreprise par le canadien Alcan. C’est présenté comme la démonstration de ce que les rachats d’entreprises industrielles par des étrangers conduit à leur démantèlement, les centres de pouvoir s’étant éloignés. Mais est-on bien certain que c’est cette raison qui explique la politique d’Alcan? D’autres problèmes, rencontrés spécifiquement par les entreprises industrielles sur le territoire d’Europe continentale, ne sont-ils pas en cause? Les infrastructures de transport sont-elles satisfaisantes? Le prix de l’énergie, dont ces industries sont fortes consommatrices, est-il vraiment adapté? De même, des commentateurs laissent supposer que c’est la protection sociale et les coûts qu’elle engendre pour les employeurs qui dissuade. Mais cet obstacle n’en est un que si le coût du travail est supérieur à la productivité de la main d’oeuvre. Est-il facile de recruter de la main d’oeuvre qualifiée dans l’industrie en Europe continentale?

Si l’on veut conserver des industries performantes en Europe, ce sont les questions qu’il faut se poser, beaucoup plus que de savoir qui contrôle quoi – et de crier d’une voix geignarde “dehors les pouilleux” lorsqu’un entrepreneur plus doué que les notres cherche à s’emparer de la chasse gardée de nos ingénieurs des mines.

Alexandre Delaigue

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1 Commentaire

  1. Autopsie de la sidérurgie : Mittal Steel, Arcelor et les autres

    Suite à une OPA (offre publique d’achat, prise de contrôle d’une entreprise sur une autre par l’achat massif d’actions) dite « amicale » après avoir été « hostile », le sidérurgiste franco hispano-luxembourgeois Arcelor s’offrait…

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