La force des préjugés

Avez-vous des préjugés? Je pense que si l’on posait des questions à la majorité des lecteurs de ce blog, du type “avez-vous une meilleure opinion des blancs que des noirs” (ou, des hommes par rapport aux femmes, des jeunes par rapport aux personnes âgées…) les réponses seraient négatives, voire choquées. Mais ces réponses seraient le résultat de réflexions. Or les préjugés (ou leur absence) peuvent être le résultat de constructions intellectuelles réflechies; Qu’en est-il des sentiments immédiats, des réactions réflexes?

Des psychologues ont essayé de mesurer les préjugés qui ressortent des réactions réflexes à l’aide de ce qu’on appelle des tests d’association implicite. Le principe en est le suivant : devant un écran d’ordinateur, on vous demande de classer très vite des mots ou des images dans deux catégories, en cliquant sur la touche E si le mot ou l’image est dans la catégorie de gauche, et sur la touche I si le mot ou l’image est dans la catégorie de droite.
Par exemple, si les catégories sont “France” et “USA”, si on vous montre une photo de la tour Eiffel, vous devez cliquez sur la colonne “France”; le mot “New York” doit par contre aller côté USA. L’idée est de faire ces associations d’idée très vite, de façon réflexe.

Bien évidemment, il est très facile de classer des mots ou des images dans des catégories simples. Par la suite, le test est compliqué de la façon suivante : il s’agit alors de classer les mots et les images selon 4 catégories, mais toujours avec deux colonnes. Par exemple, supposons que les catégories soient France, USA, nourriture, boisson. Si les colonnes sont gauche = France ou USA et droite = nourriture ou boisson, le test est encore assez facile. Il existe en effet des catégories (pays d’un côté, aliments de l’autre) qui vous permettent de faire le classement de façon réflexe.

Mais si on fait des catégories du type droite = France ou nourriture, gauche = USA ou boisson, le jeu devient plus difficile. Par réflexe, vous placerez sans doute facilement “viande” côté droit et “Manhattan” côté gauche. Mais supposez que l’on vous place le mot “vin” : votre réaction réflexe sera peut-être de mettre ce mot côté droit, parce que l’association “vin” et “France” se fait de façon assez immédiate. Même si finalement vous ne vous trompez pas, votre temps de réaction accru trahira sans doute votre association d’idées. Ce type de test, en mesurant les temps de réaction, permet de mesurer les associations d’idées qui viennent aux gens de façon réflexe.

Et cela peut servir à mesurer des préjugés. Supposez par exemple que les catégories soient “Noir” et “blanc” d’une part, “bon” et “mauvais” d’autre part. Et qu’on vous passe des images de visages d’hommes blancs et noirs et des mots à consonnance positive ou négative (comme plaisir, douleur, joie, méchant). Le test se fait en 4 phases. D’abord, les catégories sont “blanc” et “noir” et on ne vous passe que des visages. Par réflexe, vous classez ceux-ci, droite, gauche, sans grande difficulté. Puis uniquement “bon” et mauvais”, vous classez les mots aisément selon les deux catégories.
Puis le test se complique : à gauche, c’est “blanc et bon”, à droite, c’est “noir ou mauvais”. Là vous commencez à prendre plus de temps pour répondre, vous faites un peu plus d’erreurs. Enfin, les colonnes deviennent “blanc et mauvais” d’un côté, “noir et bon” de l’autre. Et là d’un seul coup, vous vous sentez mal à l’aise. Vos réponses sont significativement plus lentes, vos erreurs plus fréquentes. Vous sentez votre esprit confus, vous avez du mal à répondre rapidement. L’association d’idées “visage noir = positif, visage blanc = négatif” est beaucoup plus difficile à faire. Au final, le test, impitoyable, vous explique que vous faites une association d’idées (d’une ampleur plus ou moins grande) qui revient à considérer les noirs de façon péjorative.

Vous ne me croyez pas? Alors allez voir ce site de l’université d’Harvard, sur lequel vous pouvez faire ce type de test en français. 4 tests d’association d’idées sont proposés, qui révèle les préjugés implicites dans 4 catégories : âge, sexe, race, pays. Le résultat est redoutable. Même en sachant à l’avance le type de préjugé qui risque d’émerger, vous n’arrivez pas à vous empêcher de révéler au bout du compte ceux-ci. A titre personnel, je n’ai pas eu de résultat significatif sur le test de préférence France ou USA; par contre, j’associe faiblement les femmes aux matières littéraires et les hommes aux matières scientifiques; et j’ai une préférence moyenne pour les blancs par rapport aux noirs.

Avertissement : faire ce test est très désagréable. Le résultat que l’on trouve n’est franchement pas réjouissant. Encore faut-il l’interpréter correctement. Cela signifie-t-il que nous sommes tous des racistes, sexistes, qui s’ignorent? En réalité, non. Il est étonnant de constater par exemple que les noirs qui font ce test ont tendance, même si cette tendance est moins marquée, à associer aussi “noir et négatif”. Pourquoi? Très probablement parce que l’image véhiculée dans l’environnement des individus, quels qu’ils soient, est une image négative associée aux noirs. De la même façon, en réflechissant à mes réponses réflexes, je me suis rendu compte que si mon préjugé “femmes = matières littéraires” était faible, c’est que dans le test se trouve le mot “histoire”, et que tous mes collègues de travail historiens sont des hommes. J’avais donc tendance à avoir l’association “histoire = homme” qui venait “compenser” d’autres associations d’idées. Ces réactions réflexes sont donc, pour une part, conditionnées par notre environnement.

Reste un fait majeur : lorsque nous jugeons, ou rencontrons des personnes, notre réaction immédiate, a priori, a de l’importance. Dans le cas du jugement porté sur des noirs, nous allons devoir contrer notre jugement immédiat. A l’heure ou le débat sur la “discrimination positive” est présenté de façon caricaturale dans les médias, il serait peut-être nécessaire de se poser la question suivante : ce qui est en cause, n’est-ce pas en partie nos stéréotypes réflexes? Plutôt que des querelles byzantines sur des quotas par catégorie, ne serait-il pas opportun de se demander comment modifier ces stéréotypes?

NB : la présentation des tests d’associations implicite, et de façon générale la présentation de diverses études sur la “pensée réflexe” se trouve dans le très bon “Blink” de Malcolm Gladwell.

Alexandre Delaigue

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