Ce matin, Thomas Piketty était l’invité des Matins de France Culture, pour évoquer la création à venir de l’école d’économie de Paris, ainsi que ses travaux sur les ZEP cités dans un récent article de Libération. L’ensemble était instructif, mais a illustré jusqu’à la caricature les difficultés de la discipline économique en France.
La première partie de l’émission s’est concentrée sur la création de ce “pôle d’excellence” pour reprendre la formulation un tantinet prétentieuse de cette récente création administrative, qu’a vocation à être l’école d’économie de Paris, que Piketty va être amené à diriger. L’objectif en est simple : créer une structure dotée de moyens accrus (et de la capacité d’obtenir des financements privés), qui regroupe des unités existantes, afin de constituer un ensemble doté d’une visibilité internationale (pour attirer des étudiants étrangers) et à même de produire une recherche de haut niveau qui ne soit pas centrée, comme la recherche économique l’est trop aujourd’hui, sur les préoccupations des USA.
C’est un objectif attrayant : la recherche économique en France peut être de qualité, obtenir une reconnaissance internationale (comme l’a montré par exemple l’institut d’économie industrielle de Toulouse, créé par le regretté Jean-Jacques Laffond); mais elle souffre d’être éparpillée dans tout un tas de petites unités dispersées, de qualité très inégale, manquant de ce fait de visibilité et de moyens. Piketty a fort bien décrit la difficulté du chercheur de haut niveau français, touché par la tentation de l’exil vers les USA, où non seulement sa rémunération sera considérablement accrue, mais surtout, où les moyens qui seront mis à la disposition de son travail de chercheur sont hors de comparaison avec le maquis inextricable des aides françaises à la recherche, qui imposent aux directeurs d’unités de consacrer tout leur temps à l’obtention de moyens, et bien peu de temps à la recherche.
De ce point de vue, il est franchement désolant de voir un chercheur comme Piketty, encore jeune (35 ans), d’une qualité internationalement reconnue, décrire son quotidien comme consacré à la chasse aux moyens, et déplorer de ne pas avoir le temps de faire des recherches. Une condition hélas fort répandue, et si l’EEP peut permettre aux bons économistes français de se consacrer à ce pour quoi ils disposent d’un avantage comparatif, elle n’aura pas été inutile. Il n’en restera pas moins une condition navrante de la recherche, et un gâchis de compétence pour les autres. La difficile condition des chercheurs (un problème qui d’ailleurs n’est pas spécifique aux économistes), première difficulté de l’économie en France.
Mais c’est avec la chronique d’Alain-Gérard Slama que le vrai problème de l’économie en France devait commencer : l’absence de prestige. Partant d’un problème réel – l’idée fausse selon laquelle en France tous les problèmes sont économiques (un vieux reste de l’influence marxiste) qui conduit les politiques à s’effacer devant les experts et leurs rapports, conduisant de fait les experts à dicter les décisions au lieu de les éclairer – Slama en déduit une “solution”, vieille scie trop souvent rencontrée : l’économie n’est rien, elle doit être “ouverte” aux autres disciplines comme l’histoire, la sociologie, les sciences politiques, etc, sous peine d’être incapable de fournir des réponses satisfaisantes aux politiques.
Mais en apportant cette réponse, Slama ne fait que tomber dans le piège qu’il vient juste de dénoncer. C’est parce que l’expert économique se substitue au décideur politique, en raison de l’incurie de ce dernier, qu’il faudrait qu’il noie sa spécificité scientifique et disciplinaire, probablement pour que son avis ne soit pas pris de façon trop étroite. Slama – et il devait insister dans cette direction par la suite – considère donc, en bon intellectuel français, et bien qu’il s’en défende, qu’il n’y a pas de spécificité scientifique de l’économie : l’économiste n’a d’autre vocation qu’être un conseiller du prince, spécialisé dans les questions d’affaires, uniquement chargé du normatif. L’économiste ne doit être qu’un organe (de préférence pas trop ignorant) du politique. La science économique n’existe pas, seule existe l’économie politique, susceptible de changer au gré des options idéologiques du moment.
Ce risque a été fort bien analysé dans le dernier numéro de la revue Sociétal, dans un dossier consacré au “rôle social de l’économiste”. On pourra lire avec intérêt la préface de ce dossier. Les articles de Bernard Salanié et de Jacques Bichot méritent également le détour – on ne trouve hélas en ligne que leur abstract. Le problème est le même depuis John Stuart Mill : l’économiste n’a pas vocation à faire les choix. Son rôle social est de dire les choix, sous peine de devenir le prétexte de la médiocrité des politiques; mais il ne doit pas les faire. Comme le montre B. Salanié, cela repose sur la scientificité et l’insistance envers la validation empirique. Ce rôle de l’économiste, même un intellectuel de talent comme A.G. Slama semble refuser de le comprendre.
Mais les journalistes présentant l’émission ne semblaient pas l’avoir compris non plus. La seconde partie de l’émission était consacrée à une discussion autour des travaux de Piketty sur les effectifs en ZEP, tels qu’évoqués récemment dans Libération. Piketty a décrit ses résultats : le fait qu’en pratique, dans les écoles primaires, les ZEP ont “échoué” parce qu’elles n’ont jamais existé. Elles ne se traduisent pas par des moyens accrus en termes d’élèves par classe, et par contre provoquent la stigmatisation qui chassent les bons éléments. Or, Piketty a montré que le nombre d’élèves par classe est déterminant dans les résultats des élèves, en analysant finement les statistiques du ministère de l’éducation nationale, et que réduire cet effectif a des effets positifs, des classes réduites permettant un travail amélioré des enseignants.
A ce stade de l’émission, le présentateur demande à Piketty : “à quoi servait l’économie, puisque ce raisonnement est de bon sens et qu’on peut se douter que réduire la taille des classes c’est mieux?”. Et là, l’auditeur (moi en l’occurence) a sauté au plafond. Certes, c’est en partie une question “d’interview” visant à relancer et rythmer le dialogue – mais c’est une question très significative. Non, ce n’est pas “de bon sens” que réduire la taille de classe, c’est mieux. Déjà, même si c’est le cas, il est bon de connaître l’ampleur de cet effet; mais surtout, il existe tout un tas de théories concurrentes en la matière qui sont compatibles avec le “bon sens”.
Après tout, à l’époque mythique de l’école à l’ancienne, il y avait beaucoup d’élèves par classe, qui passaient des épreuves que les élèves d’aujourd’hui sont loin de tous passer; on peut imaginer que des classes étendues favorisent l’émulation et la transmission d’information entre élèves; on peut se dire que réduire la taille des classes impose de recruter plus d’enseignants, pas forcément tous compétents, alors que faire des grandes classes avec les meilleurs enseignants fournira au plus grand nombre un enseignement de qualité; en bref, a priori, nous ne savons pas trancher entre ces théories concurrentes.
Ce qu’a fait Piketty, c’est tout simplement étudier la réalité pour trancher : oui, réduire la taille des classes a un effet positif conséquent sur les résultats des élèves. Obtenir ce résultat est terriblement complexe : contrairement à ses collègues d’autres disciplines, l’économiste ne peut pas disposer de rats de laboratoire sur lesquels il pourrait isoler l’unique effet de la taille des classes. Il doit faire avec ce que les “expériences naturelles” lui apportent. En d’autres termes, c’est, uniquement à l’aide des outils de sa discipline, l’économiste dans son rôle, qui décrit un choix : il existe un moyen d’améliorer de tant les résultats scolaires des élèves primaires, moyen qui génère un coût identifié”. Piketty pense clairement que ce choix devrait être fait, mais là n’est pas l’important. Ce qui compte, c’est qu’il permet de faire un choix, que ses travaux sont susceptibles d’être confirmés, infirmés, développés, par d’autres chercheurs disposant des mêmes données; et qu’il permet de savoir.
Mais visiblement, ce n’est pas cela qu’on attend de l’économiste. La suite de l’émission a montré que de l’économiste, on n’attend pas de la science, mais de la politique. Cela a commencé avec un journaliste déclarant ingénument “nous savions déjà qu’il fallait augmenter les moyens des écoles, mais vous y apportez la caution scientifique”. En d’autres termes, ce qui compte, ce n’est pas la réalité, mais c’est qu’un savant bardé de diplomes (de préférence étrangers, ça fait plus sérieux) vienne apporter la caution à notre opinion. La médecine de Molière n’est pas loin…
Dès lors, la suite de l’interview allait de soi. On a d’abord vu Olivier Pastré (dont la chronique quotidienne, qui explique à quel point il faut haïr l’économie, est chaque matin d’une nullité qui n’a d’égale que le contentement de soi de son auteur) déplorer, pensant sans doute être drôle, que l’EEP ne soit vouée à devenir une “I-I-Pi”, c’est à dire, pour les pas réveillés, un vil agent de l’impérialisme anglo-saxon. Il faut dire, péché suprême, que l’EEP a vocation à se mettre aux standards économiques internationaux, ce qui exige effectivement non seulement de parler anglais, mais surtout, de faire des mathématiques (et comme chacun sait, les maths sont ultralibérales et méchantes). Pastré s’est également plaint de ce que les moyens consacrés à l’EEP auraient dû aller aux autres universités, par exemple la sienne, qui est une “zep de la recherche”. Mais c’est précisément ce genre d’attitude qui a mis la recherche économique en France dans l’état qu’on connaît. A force que chacun veuille, dans son petit pré carré, avoir un morceau du gâteau, indépendamment de sa performance, on éparpille des moyens déjà chiches, sans résultats.
A.G. Slama devait renchérir de son côté : l’EEP n’est-il pas suspect d’avoir trop de sympathies envers le PS? Après tout, les sympathies personnelles de gens comme Piketty ou Daniel Cohen sont plutôt proches du PS. Ne faudrait-il pas intégrer plus de “libéraux”? Alexandre Adler s’est alors réveillé, suggérant que finalement, le courant idéologique d’un Pascal Salin aurait donné un résultat différent. Entendant le nom de Salin, avec lequel il a eu des échanges vifs, Piketty a rappelé utilement que des gens comme lui ou Cohen tirent leur crédibilité de leurs publications et de leur reconnaissance internationale, deux domaines dans lesquels un Salin ne peut pas prétendre au même mérite.
Mais il parlait dans le vide. Pour ses interlocuteurs, l’objectivité en matière économique n’est pas à retirer de la scientificité et des critères de la profession des économistes. L’objectivité, dans leur esprit, c’est de compenser le discours d’un économiste “de droite” par celui d’un économiste “de gauche” (ou celui d’un économiste “mainstream” par un économiste “hétérodoxe”). Dans le fond, leur attitude vis à vis de l’économie n’est guère différente de celle de ces fondamentalistes chrétiens américains qui exigent que soit enseigné le charlatanesque “intelligent design” dans les programmes scolaires au même titre que la théorie scientifique de l’évolution. C’est de cette conception – entretenue d’ailleurs hélas par bon nombre d’économistes qui savent n’avoir aucune chance d’atteindre les standards de leur profession – que souffre l’économie en France.
Keynes espérait qu’un jour, l’économie puisse être considérée comme la discipline de savants “humbles et compétents, comme les dentistes” dont la vocation est d’éclairer la résolution des problèmes du monde contemporain. Espérons que ce sera un jour le cas – mais on en est bien loin en France. Des millions de chômeurs peuvent l’apprécier chaque jour.
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