Pour quiconque a envie de constituer un bêtisier en matière économique, la lecture du mensuel Alternatives Economiques est un trésor sans cesse renouvellé. Il fut un temps ou ce magazine était une source certes marquée politiquement (mais les auteurs ne s’en cachaient pas, et libre au lecteur de faire la part des choses) dans laquelle on trouvait des dossiers bien faits, des faits bien présentés, en bref, une bonne revue de vulgarisation en matière économique, dans un paysage intellectuel français largement sinistré sur ce segment. Hélas, depuis quelques années il semble avoir adopté la devise “toujours plus d’Alternatives, toujours moins d’économie”. Résultat, il se transforme en un lourdaud pensum de gauche vaguement chrétien, une sorte de Télérama version économique, mais sans les programmes de télévision et de radio ni les informations culturelles (ce qui, on en conviendra, ne laisse plus grand-chose à se mettre sous la dent). Le numéro de ce mois-ci est en tout cas un excellent cru pour le bêtisier.
Le plus affligeant est probablement le dossier consacré à la récente hausse du prix du pétrole. Dès la page de présentation (que l’on peut lire en ligne à partir du lien précédent, contrairement aux autres articles du dossier) nous sommes avertis : lecteur familier des bases de l’offre et de la demande, passe ton chemin!
Lisons donc Denis Clerc, auteur de cette introduction de choc. Il nous explique dans un premier temps que pour diverses raisons, actualité internationale, rôle des marchés dérivés, la hausse du prix du pétrole est un problème de long terme, dû à la hausse de la demande et au faible nombre de nouvelles découvertes, qu’il faut donc s’attendre à des prix durablement hauts.
Jusque là, rien à dire. Mais c’est alors que, subrepticement, Denis Clerc entre dans la quatrième dimension. Il déclare “les stocks exploitables se réduisent donc. En d’autres termes, la fin de l’ère pétrolière se profile à l’horizon”.
Rappelons quelques bases. Qu’est-ce qu’une réserve exploitable de pétrole? Réponse : une réserve qu’il est rentable d’exploiter étant donné le prix du pétrole. Supposons que le prix du pétrole descende à un dollar le baril : alors, les seules réserves exploitables seraient celles du Moyen-Orient, dans lequel le coût d’exploitation est très faible. Les réserves seraient alors très réduites, ceci d’autant plus que pour ce prix, la demande mondiale de pétrole serait considérable. Maintenant, supposons que le prix du pétrole augmente : de nouvelles réserves deviennent utilisables. Il devient par exemple rentable de construire de coûteuses plate-formes off-shore pour exploiter le pétrole sous-marin. Supposons que le prix du pétrole devienne extrêmement élevé : les réserves mondiales deviennent pratiquement infinies. Il est en effet possible techniquement de produire artificiellement des équivalents du pétrole à partir de matières organiques, c’est d’ailleurs le principe des différents carburants extraits de la biomasse, genre esters d’huile de colza.
Actuellement par exemple, le prix du pétrole peut rentabiliser l’exploitation des sables bitumeux, que l’on trouve dans le delta de l’Orénoque, ou au Canada. Ces deux gisements sont l’équivalent quantitatif des réserves d’Arabie Saoudite. La hausse du prix du pétrole a donc pour effet mécanique d’agrandir les réserves exploitables de cette matière. (Pour ceux que la technique intéresse, ils peuvent aller voir cet article et celui-là).
A l’inverse, la baisse des prix du pétrole tend à réduire les réserves aux seuls stocks du Moyen-Orient, exploitables à faible coût. C’est exactement ce qui s’est produit au cours des années 80, avec la baisse du prix du pétrole : l’ensemble des pays a vu sa dépendance au Moyen-Orient (sous forme de la part de leur consommation en provenance de cette zone) augmenter. A l’inverse, la hausse du prix implique que les consommateurs feront appel à une gamme plus étendue de pays producteurs, puisque les sources potentiellement rentables seront plus nombreuses.
Ce raisonnement, c’est la loi de l’offre et de la demande dans sa version basique. Mais Denis Clerc n’est pas du genre à s’encombrer de ce genre de chose : il nous explique sans sourciller que si le prix augmente, cela va épuiser les réserves mondiales de pétrole. Il fait même mieux : il nous dit même que la plupart des pays aujourd’hui exportateurs de pétrole n’en produiront plus, et que les seuls pays producteurs seront ceux du Moyen-Orient! mais pour qu’un tel scénario se réalise, il faudrait que le prix du pétrole diminue considérablement et sur le très long terme; nous apprenons donc que le prix du pétrole, au cours des années prochaines, va à la fois augmenter vertigineusement sous l’effet de la demande accrue, et diminuer prodigieusement, puisque seules les réserves les moins chères du Moyen Orient seront exploitables. Ca doit être cela, le pétrole alternatif : son prix augmente et diminue en même temps.
Et ce n’est que le début. Le dossier contient ensuite un article expliquant les raisons de la hausse du prix actuelle, sur lequel il n’y a rien à redire. L’article suivant nous fait une belle démonstration d’ignorance. Si le pétrole augmente, apprend-on, c’est parce qu’il existe des marchés dérivés (marchés à termes et d’option) qui servent à assurer la couverture des producteurs et des consommateurs; mais ces marchés rendent le marché du pétrole “spéculatif” ce qui amplifie l’actuelle hausse. Le mécanisme décrit n’est pas faux : simplement, le choix du vocabulaire est impropre parce qu’il entretient la confusion marchés dérivés-spéculateurs. Pour mémoire, le particulier qui décide de remplir sa cuve à mazout en plein mois de juin parce qu’il pense que le prix va monter dans les six mois qui suivent fait de la spéculation; par contre, le trader qui vend le contenu un superpétrolier à terme avant que celui-ci ne soit rempli ne spécule pas, il se protège au contraire contre le risque. Mais dans l’imagerie populaire, “spéculer”, c’est être un individu à bretelles décorées de dollars, roulant en Porsche Boxter et portant une chemise blanche à manches et col bleus. Le journal ne fait qu’entretenir cette confusion en créant l’amalgame idiot “marchés dérivés = spéculation”.
Denis Clerc explique ensuite, dans un article sur les perspectives à long terme du prix du pétrole et de sa consommation dans les pays riches, de façon il faut le reconnaître assez précise et argumentée, le fait que la hausse du prix du pétrole va à terme réduire la demande de pétrole. Bien évidemment – on ne se refait pas – il explique que cela va impliquer la nécessité d’utiliser les transports en commun, moins de transports, voire même de consommer des aliments issus de l’agriculture biologique! bienheureuse hausse du prix du pétrole, qui permet de recommander au passage l’imposition des modes de vie quicorrespondent aux préjugés de l’auteur, sans se soucier de quelque façon que ce soit des desiderata des individus. Mais, décidément fâché avec la notion de prix, il se lance ensuite dans une explication tarabiscotée selon laquelle la hausse du prix du pétrole est une bonne nouvelle, car elle poussera les pays riches qui en consomment aujourd’hui beaucoup à l’économiser, ce qui le rendra disponible pour les pays pauvres. Je cite, page 11 :
“il importe de comprendre que la hausse du prix du pétrole, en nous contraignant à réduire notre consommation au lieu de l’augmenter, est aussi porteuse de bonnes nouvelles. Pour les pays du Sud, ce tournant énergétique est le seul qui leur permette de pouvoir accéder, à un prix qui ne soit pas prohibitif, à une ressource dont ils ont impérativement besoin pour émerger : le pétrole est l’énergie la plus facile à transporter et elle a un contenu énergétique élevé”.
Quatrième dimension, le retour. Nous apprenons donc que le prix du pétrole va augmenter, puisque les habitants des pays riches vont être amenés à l’économiser; Mais nous apprenons aussi que dans le même temps, le prix du pétrole va diminuer, puisque les pays pauvres vont pouvoir acheter une énergie à un prix non prohibitif!
Vous allez me dire que je cherche la petite bête. Ce qu’il veut dire, c’est que d’abord le prix du pétrole va monter, ce qui va inciter les riches à économiser; puis qu’ensuite, la demande des pays riches ayant considérablement diminué, s’ils trouvent des techniques différentes pour s’approvisionner, le prix du pétrole va baisser et donc être accessible pour les pays pauvres. OK, je veux bien.
Mais premièrement, il n’y a que peu de chances que cela se produise sous cette forme. Pour que les technologies alternatives soient durablement rentables dans les pays riches, il faut que le prix du pétrole soit durablement élevé. Sinon, la consommation repartira de plus belle. C’est en grande partie à cela qu’on doit la mode des SUVs, ces véhicules énormes utilisés en ville, d’une voracité énergétique spectaculaire : les économies et les nouvelles découvertes ont permis de réduire le coût du carburant, conduisant les consommateurs à en consommer plus, sous forme de véhicules lourds, puissants et climatisés. Soit on économise sur le long terme, mais alors le prix est élevé longtemps; soit le prix baisse, et l’incitation des pays riches à économiser l’énergie avec.
Deuxièmement, admettons que les nouvelles technologies économes en pétrole soient irréversibles, et qu’effectivement le prix du pétrole, une fois ces techniques développées dans les pays riches, diminue pour revenir à son niveau du début du 19ème siècle, ou il n’était considéré que comme un polluant des nappes phréatiques. Le cadeau pour les pays pauvres serait-il si beau que cela? Le message envoyé par Denis Clerc, c’est quand même : “Pays pauvres, un peu de patience. Pour l’instant, vous allez morfler sévère avec un pétrole que vous ne pourrez pas acheter. Mais avec un peu de chances, quand nous les riches auront trouvé de nouvelles techniques, dans une trentaine d’années, vous verrez, il sera pas cher du tout! alors, heureux?”
Dans le fond, pour les pays riches, un pétrole cher ne représente qu’un désagrément, quelques dixièmes de points de PIB en moins (beaucoup moins que ce qu’ils pourraient gagner, au hasard, en supprimant les barrières douanières sur les produits agricoles). Pour les pays les plus pauvres, dans lesquels le PIB se mesure en calories, c’est ce qui fera la différence entre la vie et la mort ou la maladie pour des femmes et des enfants, ce qui conduira quelques millions de personnes à passer d’une vie très pauvre à une vie misérable. Je ne suis pas certain qu’ils goûtent la “bonne nouvelle” de Denis Clerc avec tant d’empressement. Certaines formes de charité ont décidément un bien étrange goût.
Cela dit, la charité envers les plus pauvres, telle qu’exprimée par Alternatives Economiques, prend des formes fort curieuses. Quelques pages plus loin, dans le même numéro, une synthèse consacrée au développement, pas dépourvue d’intérêt par ailleurs, est illustrée d’une photo d’usine (p 69) dont la légende est la suivante : “Industrie pétrochimique à Shanghai. L’exemple chinois témoigne de ce que la démocratie n’est malheureusement pas indispensable au développement”.
Quelqu’un peut-il m’expliquer le sens de ce “malheureusement”? Il se trouve qu’actuellement, de nombreuses personnes ont non seulement le malheur de vivre sous le joug de tyrans, mais qu’en plus elles vivent dans des pays misérables. Faut-il comprendre que la pauvreté est la juste punition pour les gens qui n’ont pas la bonne idée de vivre en démocratie?
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