Les subventions agricoles pratiquées par les pays développés sont nuisibles. Pourquoi?
Le discours généralement entendu, sous l’influence d’ONGs comme Oxfam, ou comme l’indiquent des affiches du CCFD qui fleurissent dans les gares depuis environ un an, mais aussi tenu par des institutions internationales comme la Banque Mondiale, est le suivant : les subventions agricoles empêchent les pays les plus pauvres de se développer. En effet, elles aboutissent à inonder les pays les plus pauvres de produits alimentaires bradés, condamnant les agriculteurs de ces pays (qui constituent une bonne part de la population) à la ruine faute de pouvoir être compétitifs. Il faut donc réformer les règles du commerce mondial, en supprimant les subventions agricoles dans les pays riches, et accessoirement en permettant aux pays pauvres de se développer derrière des barrières douanières dans le domaine agricole.
Il y a juste un problème : tout cela est pour l’essentiel, faux.
Les marchés agricoles mondiaux sont effectivement remplis de produits subventionnés qui poussent les prix de ces produits vers le bas. Supprimer ces subventions aurait pour effet de relever le cours mondial des produits agricoles, ce qui aurait pour effet de bénéficier aux exportateurs, mais serait nuisible envers les importateurs, qui devraient alors payer plus cher pour leurs approvisionnements alimentaires. Qui bénéficierait de cette suppression? Paradoxalement, ce sont les pays riches qui en bénéficieraient le plus, car cette suppression réduirait la pression fiscale générée par les subventions (ou permettrait de consacrer les ressources ainsi dégagées à des dépenses plus utiles) et réduirait en même temps le prix des produits agricoles sur leurs marchés intérieurs, qui sont maintenus artificiellement hauts par rapport aux cours mondiaux, ce qui bénéficierait aux consommateurs. Les autres pays bénéficiaires seraient les pays à revenu intermédiaire, type groupe de Cairns, comme le Brésil ou l’Argentine, qui sont exportateurs de produits agricoles.
Mais qu’en est-il des pays les plus pauvres? L’économiste indien Arvind Panagariya a étudié la question; Le résultat a été publié dans un article sur les 6 erreurs couramment entendues concernant la libéralisation du commerce agricole, ainsi que dans divers éditoriaux. Et il y a de bonnes chances pour que les pays pauvres ne bénéficient guère de la suppression des subventions agricoles. En effet, contrairement aux idées reçues, les pays pauvres sont très majoritairement importateurs nets de produits agricoles (c’est le cas de 45 d’entre eux). ce qui signifie que pour la majorité d’entre eux, la hausse de prix de ces produits se traduira par un coût : il faudra payer plus cher pour acheter ces produits. Les perdants de la disparition des subventions seraient donc pour l’essentiel les populations urbaines pauvres des pays en voie de développement, dont le revenu réel diminuerait.
On pourrait dire alors que la disparition des subventions conduirait ces pays à devenir exportateurs de produits agricoles, ce qui bénéficierait à leurs agriculteurs : certes, mais l’effet de la hausse de prix sur les non-agriculteurs reste inchangé. Pour compenser, il faudrait que les exportations augmentent dans des proportions très importantes. Or à l’exception de quelques produits, et de quelques pays, il est peu probable que cela se produise; l’effet d’appauvrissement net risque donc d’être l’effet principal. Cela dit, on peut considérer que les populations rurales des pays en voie de développement sont plus misérables que les populations urbaines de ces pays, qu’il y a donc un intérêt redistributif à réduire la pauvreté rurale, quitte à ce que cela nuise aux populations urbaines et appauvrisse le pays dans son ensemble.
Sauf que si tel est l’objectif, il existe un moyen très simple et utilisable dès aujourd’hui par les gouvernements des pays en développement : il suffit d’élever les droits de douane sur les importations de produits agricoles (ce qui aura en plus l’effet d’augmenter les recettes publiques). Une telle hausse est autorisée par les règles de l’OMC, puisque ces droits de douane ne viendraient que compenser les subventions étrangères. Or, les gouvernements des pays pauvres ne le font pas : ce qui signifie qu’ils préfèrent la situation actuelle, et on peut le comprendre. Les hausses de prix des produits alimentaires ont une fâcheuse tendance à provoquer des émeutes et des troubles graves dans les villes des pays pauvres; et le fait que les pays soient importateurs nets de nourriture signifie qu’il y a plus de gens qui consomment de la nourriture que de gens qui en produisent.
Qu’en est-il des pays pauvres qui sont déjà exportateurs de produits agricoles? Là encore, il n’est pas certain qu’ils gagnent. En effet, l’initiative “tout sauf les armes” de l’Union Européenne (qui devrait plutôt s’appeler “tout sauf les armes, le sucre, le riz et les bananes”) permet aux pays les plus pauvres d’accéder aux marchés européens sans quotas d’importation ni droits de douane. Or, rappelons que l’effet des subventions agricoles est actuellement d’élever le prix de ces produits sur les marchés européens : cela signifie que les pays pauvres exportateurs touchent aujourd’hui un prix supérieur pour leurs produits que ce qu’ils toucheraient en l’absence de subventions, dans un commerce agricole libéralisé. La suppression des subventions risquerait donc de réduire, et non d’augmenter, leurs revenus. Par ailleurs, il est fort possible que les pays riches remplacent les subventions par des barrières non tarifaires hypocrites (contrôles sanitaires excessifs, règlementations kafkaiennes), face à la “brutale invasion” de produits agricoles étrangers que cela pourrait entraîner (cela ne vous rappelle rien?).
Quelques produits font exception à ce problème, dont notamment le coton : c’est tout simplement parce que les pays européens ne sont pas les plus gros subventionneurs de coton dans le monde (les responsables étant les USA et la Chine). Pour ce produit particulier, les pays pauvres (notamment d’Afrique subsaharienne) bénéficieraient largement de la disparition des subventions agricoles. Pour le reste, rien n’est moins sûr. Les diverses études montrant le gain pour l’économie mondiale de la disparition des subventions agricoles sont le plus souvent présentées globalement, ou par régions, dissimulant le fait que les gains seraient très inégalement répartis, voire même pourraient engendrer des pertes dans certains pays.
Les adversaires des subventions agricoles ont eu probablement tort de se laisser aller au discours tiers-mondiste des ONGs, espérant faire disparaître ces subventions en jouant sur le sentiment de culpabilité envers les plus pauvres de la planète. Le résultat risque d’être très négatif : car faute d’avoir prévu ce qui va se passer en cas de disparition des subventions agricoles, on ne mettra pas en place de mécanismes compensateurs qui permettraient de compenser les dommages pour les pays pauvres (sous forme par exemple d’une aide au développement accrue pour les pays pauvres importateurs de nourriture). Surtout, en accréditant le discours selon lequel les subventions agricoles nuisent aux pays les plus pauvres, et sont le principal obstacle à leur développement, on risque de se retrouver face à un désaveu général vis à vis du libre-échange lorsqu’on se rendra compte que ce n’est pas le cas.
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