Il y a une semaine, je me suis rendu à Paris pour assister à un colloque consacré à l’économie de la défense, organisé par une émanation du ministère de la défense. Le colloque durant une journée complète, je suis arrivé la veille au soir; j’ai mis cette soirée à profit en allant au cinema voir “Star Wars : Episode 3”. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il y avait plus de points communs entre ces deux activités que je n’aurais pu le croire initialement.
L’Episode 3 de Star Wars – outre le plaisir de penser qu’il n’y aura probablement plus aucun nouvel épisode de cette série pour un bon moment – a confirmé un sentiment que j’avais depuis assez longtemps : l’Empire Galactique, l’expression soi-disante de l’hégémonie du “côté obscur de la force” est conçu en dépit du bon sens. La grande chance de l’Empereur ne tient pas à ses talents politiques personnels, mais bien plutôt à l’insondable bêtise de ses adversaires. On se demande en effet comment une organisation politique aussi mal organisée que l’Empire peut survivre, et d’ailleurs simplement fonctionner. Pourquoi? Tout au long des épisodes 1 à 3, qui nous décrit l’avènement de l’Empire Galactique, on assiste à une conspiration dirigée par le futur empereur, visant à concentrer tous les pouvoirs sur les milliers de planètes vers lui : processus qui atteint son apogée dans l’épisode 3. A la fin de celui-ci, l’Empereur peut dissoudre tous les organismes intermédiaires, type Sénat, et exercer directement le pouvoir sur l’ensemble de la galaxie. Tout au long des films, c’est au nom de l’efficacité pour mener un conflit que cette concentration des pouvoirs est décidée : on peut supposer que l’avènement de l’Empire correspond à la réalisation de ce principe “d’efficacité”.
Or, tout au contraire, ce genre d’organisation politique est extrêmement fragile, car tout l’édifice repose sur un individu : que celui-ci disparaisse et c’est l’ensemble qui s’effondre instantanément. Ce qui met le régime en situation de grande fragilité face à un adversaire usant de moyens “asymétriques” type guerilla ou terrorisme. Si les adversaires de l’empire, au lieu de se répartir comme des crétins entre le regroupement de toutes leurs unités militaires en un endroit pour mener des batailles rangées, et l’exil volontaire de leurs meilleurs chefs militaires, avaient décidé de mener un tel conflit, par exemple en déposant une bombe dans un véhicule de l’empereur, ou en lançant des attaques-suicide contre celui-ci, voire même, pour rester dans le cadre de la mythologie Lucasienne, en formant une armada de chevaliers destinés à aller en découdre avec l’empereur et Dark Vador, ils avaient la possibilité de détruire en totalité l’empire galactique en un instant. Le très haut degré de centralisation de l’Empire était sa principale faiblesse : mais que croyez-vous que l’empereur a fait? Il a encore plus concentré sa principale source de pouvoir – la force militaire – en construisant une immense station spatiale chargée de constituer le fer de lance de ses forces, laquelle est aisément détruite par un minuscule vaisseau dans l’épisode 4. La leçon n’avait visiblement pas porté : dans l’épisode 6, non content de recommencer à se mettre en position fragile en centralisant ses forces dans une seule station spatiale, l’empereur se rend à bord de celle-ci et l’entoure de toute sa flotte de guerre, constituant une cible immanquable dont la destruction permet la disparition immédiate de l’empire. Sa seule chance résidait dans ses adversaires, qui passaient leur temps à concentrer leurs forces au même endroit, histoire sans doute de faire de plus belles cibles pour les armées supérieures en nombre de l’Empire…
La supériorité de la décentralisation sur les systèmes centralisés n’est pas une invention : C’est un lieu commun dans diverses disciplines, que ce soit la biologie ou les sciences sociales. Après tout, nous n’avons pas manqué d’exemples illustrant ce phénomène récemment. Comme l’a rappelé Bruno Frey dans un récent et remarquable livre, les attentats du 11 septembre ont démontré la très grande résistance d’une économie de marché décentralisée à des actes de violence. Le pire attentat terroriste de l’histoire, dont le coût direct a été estimé jusqu’à 50 milliards de dollars (soit près de deux fois le budget annuel de la défense français) n’a eu aucun effet direct sur l’économie qu’il visait, l’économie américaine. Quelques heures après l’attaque, le système financier de Manhattan reprenait son activité. Paradoxalement, la majorité des coûts de l’attentat a résulté des décisions politiques prises après l’attentat, comme la fermeture de la bourse ou le blocage du trafic aérien. Les attentats peuvent être vus comme une démonstration de force des terroristes qui l’ont mené : mais ils démontrent aussi la très grande résilience des économies développées, qui sont extrêmement difficiles à détruire. Au même moment à peu près, un fait divers en Suisse faisait la même démonstration : un forcené, dans le parlement d’un canton, a tué trois des sept membres du gouvernement cantonal ainsi que 11 membres du parlement. Bon nombre d’autres élus ont été blessés à cette occasion. cependant, peu de temps après, le gouvernement du canton était de nouveau actif. C’est l’effet de la multiplication des centres de pouvoir, qui rend un système politique et économique extrêmement résistant envers les attaques extérieures. C’est d’ailleurs l’une des qualités les plus marquantes des sociétés modernes, même si cette qualité est souvent négligée. On a trop souvent tendance à croire dans les vertus uniques de la centralisation “efficace”, de la concentration des pouvoirs, à l’encontre de toutes les preuves montrant que les systèmes politiques et économiques sont efficaces, que les dirigeants d’entreprise performants sont ceux qui savent décentraliser et confier pouvoirs et responsabilités à leurs subordonnés; et à croire que les qualités et défauts d’une organisation se limitent à ceux d’un seul dirigeant. (Au passage, je constate en relisant le chapitre que Frey consacre dans son livre aux vertus défensives de la décentralisation est inspiré d’un ouvrage intitulé… “The dark side of the Force“.).
On pourra me faire remarquer que George Lucas ne cherche pas à faire une oeuvre réaliste dans Star Wars : tout au plus cherche-t-il à fabriquer une mythologie brouillonne, prétexte à un festival d’effets spéciaux toujours plus spectaculaires. Mais il ne faut pas aller chercher dans son oeuvre des leçons en matière de systèmes politiques, d’économie ou de théorie des organisations. C’est ce que je me disais aussi le lendemain matin, en me rendant au colloque; j’ai un peu changé d’avis.
La première conférence était consacrée aux liens entre politique de défense et approvisionnements énergétiques, et visait à développer une recommandation passablement obscure du Conseil Economique de la Défense sur le sujet. Au fil des interventions, cependant, les choses se sont clarifiées : face aux risques pour l’économie nationale posés par les problèmes d’approvisionnement énergétique, et les fluctuations à venir, notamment en matière pétrolière, il est nécessaire de diversifier nos sources d’énergie, et donc… de relancer la filière électronucléaire française, en “levant les obstacles” envers celle-ci dans les opinions publiques françaises et européennes.
Je n’ai rien contre la production d’énergie nucléaire : mais je dois dire que j’ai trouvé cette analyse particulièrement surprenante. Lorsqu’on observe le marché pétrolier, on constate qu’effectivement il est sujet à beaucoup de fluctuations : mais ces fluctuations traduisent avant tout la résilience du mécanisme de marché et la capacité du mécanisme du prix à modifier les incitations des producteurs et des consommateurs. Dans une période ou les crises majeures dans les pays producteurs de pétrole majeurs n’ont pas manqué, les conséquences sur la sécurité des approvisionnements ont été pratiquement nulles : les prix ont monté, assurant l’ajustement entre offre et demande. Le fait que le pétrole soit échangé sur un marché décentralisé, avec de très nombreux offreurs et demandeurs a largement contribué à la modicité du choc causé par les évènements récents. Peut-on avoir le même genre de décentralisation avec la production d’énergie électronucléaire? Il y a de bonnes raisons d’en douter. La production d’énergie dans des centrales nucléaires concentre au contraire une part importante de la production nationale dans un petit nombre de lieux aisément identifiés, qui constituent autant de cibles idéales pour un terroriste aux commandes, au hasard, d’un de ces autobus volants dont nous rebat les oreilles ces temps-ci, ou d’ailleurs d’un adversaire conventionnel. Cela lui permettrait à la fois de réduire de façon non négligeable la production énergétique française, ainsi d’ailleurs que de rendre une zone géographique importante inhabitable : on retrouve le problème ci-dessus : les systèmes centralisés présentent des faiblesses intrinsèques.
Il est clair qu’il faut mettre cet inconvénient en balance avec les avantages de la production d’énergie nucléaire; mais s’il y a a bien un lieu et un moment pour s’interroger sur la fragilité de ce genre de système productif, c’est un colloque consacré aux liens entre les questions économiques et de défense, et de comparer cela avec d’autres formes, plus décentralisées, d’approvisionnement énergétique. Après tout, l’avantage en terme de sécurité nationale obtenu en réduisant la dépendance nationale vis à vis d’énergies importées est peut-être totalement supprimé par la fragilité que cela entraîne dans le système – ou peut-être pas. Mais c’est en ces termes que la question doit être posée, et il n’est pas très rassurant de voir que ce n’est pas le cas.
La conférence suivante était elle consacrée aux “systèmes de systèmes“, c’est à dire l’intégration de diverses technologies de communication dans l’organisation des armées. Alors que la présentation s’orientait sur les technologies (ce qui n’était d’ailleurs pas inintéressant) un intervenant a fait en substance la remarque suivante : “je ne doute pas que nous puissions disposer de technologies modernes dans les armées. Mais ces technologies, pour fonctionner, impliquent des changements organisationnels importants, car exigent plus de décentralisation et d’autonomie des unités. Plutôt que plaquer les nouvelles technologies dans le système existant, comme cela a trop souvent été fait dans le passé, il serait urgent de réflechir à l’organisation que cela exige”. L’intevenant a été applaudi : comme quoi, le problème de Star Wars est d’une actualité brûlante.
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