What is the matter with Belgium?

S’il fallait désigner l’article décalé de la semaine, ce serait probablement celui-ci, consacré aux solutions à apporter aux différences de revenu entre régions et pays de l’union européenne. Son auteur, Philippe Maystadt, conclut par la très classique « nécessité d’accroître la mobilité du travail en Europe » en faisant en sorte que les seuls obstacles restant à cette mobilité soient les obstacles linguistiques et culturels. De la part d’un auteur belge, l’argument est assez involontairement comique. Les difficultés politiques actuelles de la Belgique nous ont en effet rappelé que dans un pays dans lequel les seuls obstacles à la mobilité sont linguistiques, on peut assister à de grands écarts de performance économique. Le PIB flamand est deux fois et demie supérieur au PIB wallon, et le taux de chômage y est de 5%, contre 11.8% en wallonie, nous rappelle géographedumonde; voilà qui laisse supposer que les gains à attendre de la suppression des obstacles à la mobilité du travail ne doivent pas être considérables. La différence entre Flandres et Wallonie est avant tout une différence économique entre un nord urbanisé et ouvert sur les flux commerciaux avec ses grands ports, et un sud plus enclavé et fondé sur des industries qui périclitent, beaucoup plus qu’une différence culturelle; la Belgique nous rappelle qu’en matière économique, la géographie n’est pas près de disparaître.

Que se passe-t-il en Belgique? La récente crise politique est présentée dans nos médias soit comme le fruit un peu pittoresque des spécificités institutionnelles belges, soit comme le résultat de l’action pernicieuse des indépendantistes flamands, immanquablement présentés comme d’extrême-droite. Il faut sans doute l’être, pour s’opposer à la redistribution (forcément généreuse) des revenus entre régions belges. Soyez indépendantistes, disent les partis flamands, vous gagnerez 1000 euros par an. Il faut être franchement égoiste pour succomber à de tels arguments.

Lorsque le débat sort de ces banalités, c’est pour reproduire l’un de nos débats idéologiques favoris : souverainisme contre européisme. Pour les souverainistes, la situation belge est la nouvelle preuve que l’Europe est dangereuse, car en favorisant les régions et en réduisant les compétences des Etats, elle détruit les Etats-nations, et encourage les séparatismes de tout poil. Pour leurs adversaires, c’est la preuve qu’au contraire, l’Europe fonctionne à merveille (voir Jean Quatremer pour ce genre d’argumentation). Loin d’être un facteur d’éclatement des Etats-nations, l’union européenne vise au contraire à restaurer leur souveraineté mise à mal par la mondialisation en unissant les forces de chacun. Dans ces conditions, la régionalisation des Etats, voire leur fractionnement, n’est pas un problème pour l’Union Européenne qui continuera de fonctionner et s’accomode très bien du fédéralisme ou même du fractionnement des Etats.

On ne tranchera pas dans ce débat, si tant est que ce soit possible; plutôt que de se demander en quoi l’union européenne influe sur la situation belge, on essaiera plutôt de tirer des leçons plus générales de ce qui se passe en Belgique. Dans un ancien post, on avait évoqué différentes formes d’analyse économique appliquée à la taille des nations. Dans la perspective économique, les Etats grandissent sous l’effet d’économies d’échelle dans la production de biens publics. L’idée est alors que les frontières d’une nation vont s’étendre jusqu’au point ou les gains issus des économies d’échelle (division du travail accrue, externalités positives de production de biens collectifs, assurance entre régions) seront dépassés par les coûts bureaucratiques et organisationnels que la taille accrue entraînent (coûts administratifs et organisationnels pour l’Etat et les institutions du pouvoir). Dans cette perspective, la taille des nations évoluera en fonction des changements qui touchent les économies d’échelle et les coûts organisationnels. Que par exemple on trouve le moyen de réduire les coûts administratifs liés au fonctionnement d’un Etat de grande taille, et l’on devrait assister à une augmentation de la taille moyenne des Etats et à une diminution de leur nombre.

Or depuis 1945 c’est à l’inverse que l’on assiste. Il y avait 74 états indépendants en 1945, il y en a pratiquement 200 aujourd’hui. Dans le cadre des modèles économiques de la taille des Etats, deux facteurs principaux vont dans le sens de ce changement; la réduction des obstacles aux échanges internationaux, qui permet à un petit territoire de bénéficier de la division internationale du travail par le commerce, et qui réduit donc l’intérêt d’une division du travail étendue à l’intérieur du pays; et les évolutions technologiques qui confèrent aux petites organisations des avantages par rapport aux grandes, qu’on rencontre dans le domaine de l’entreprise; les grands conglomérats sont aujourd’hui moins performants que des entreprises de taille moyenne, et des petites entreprises (voir les télécommunications) peuvent fournir aisément, à grande échelle, des services qui étaient autrefois le seul apanage de grandes firmes.

A ces facteurs touchant à la production, on peut ajouter des facteurs touchant la demande. Comme le rappelle J. Kay, il y a aujourd’hui une différence majeure entre américains et européens en matière d’attentes vis à vis de l’Etat. Aux Etats-Unis, la conception Weberienne de l’etat comme détenteur du monopole de la violence légitime vaut toujours; le poids des dépenses militaires dans le budget de l’Etat est élevé, tout comme celui de la coercition interne, avec un poids important des services de police et une très forte population carcérale. Les Européens, de leur côté, voient leur gouvernement avant tout comme un fournisseur de services : infrastructures, éducation, et sécurité économique (contre le chômage, la maladie, et les conséquences de la vieillesse). Lorsque les habitants d’un pays européen constatent que leur gouvernement n’est pas capable de fournir ce genre de services de façon satisfaisante, ils le rejettent de la même façon qu’on congédie un fournisseur incompétent. Le rejet de la constitution européenne en 2005 ressemblait plus à l’agacement de consommateurs face à la médiocrité des hotlines informatiques qu’à l’adhésion idéologique au discours souverainiste.

Mais dès lors que les attentes vis à vis du gouvernement ne sont plus weberiennes, que celui-ci est considéré comme un prestataire de services, l’importance de la taille du territoire diminue à son tour. En matière militaire, il y a des économies d’échelle, des bénéfices de la grande taille d’un Etat; pour fournir des services d’assurance ou de sécurité, c’est beaucoup moins le cas. La confiance interne et un certain degré d’homogénéité de la population deviennent des facteurs beaucoup plus importants. Il n’est pas surprenant de constater que les pays européens qui entretiennent un système social développé sans nuire à leur prospérité sont plutôt des pays petits ou moyens, comme les pays nordiques, et qu’à l’inverse, les grands états-providence corporatistes comme l’Allemagne, l’Italie ou la France sont en difficulté.

Et la Belgique? il est frappant de constater que ses institutions politiques, son fédéralisme poussé, son degré de redistribution entre régions, correspondent à une échelle plus réduite au modèle vers lequel cherche à tendre l’union européenne en essayant par la subsidiarité de placer les responsabilités et le pouvoir au niveau adapté, et de compenser les différences de richesse par la redistribution. Les actuelles difficultés belges nous montrent que loin d’être le moyen de constituer une forme originale d’organisation politique, ce genre de modèle peut devenir hautement corrosif. Au fur et à mesure de son approfondissement, l’Union Européenne risque de devenir de moins en moins pertinente.

Lorsque les souverainistes déplorent la réduction des prérogatives des Etats nationaux, ils oublient que ceux-ci sont de moins en moins à même de satisfaire les aspirations de leurs concitoyens; mais lorsque les pro-européens s’imaginent qu’une institution supranationale sera plus à même de satisfaire ces besoins, ils se bercent d’illusions. La situation belge ne sera pas, hélas, l’occasion d’une prise de conscience pour les uns et pour les autres.

5 Commentaires

  1. Peut être que le problème n’est pas purement économique ? On observe cette vague de repli sur soi même dans des pays en voie de développement où il est difficile d’appliquer la conception weberienne vs la conception providentielle de l’état. J’y vois plus un soucis d’homogénéisation. Et le Québec en est l’exemple. Sur le plan économique, cette région n’est pas relativement plus développée que d’autres régions du Canada (l’inverse est aussi vrai) et pourtant, on y observe ce même désir d’autonomie. Au fond, chaque communauté semble vouloir tirer profit de la mondialisation mais sans se diluer d’un point de vue culturel (ce qui est contradictoire avec l’idée même de mondialisation). Dans tous les cas, merci encore pour ce poste.

    Vous avez entièrement raison sur ce désir d’homogénéité. ce qu’apporte l’analyse économique, c’est de montrer qu’actuellement, le coût de sa satisfaction est plus faible qu’il n’a été. Avec la mondialisation et l’ALENA, une indépendance québécoise génère moins de coûts pour cette province que dans un monde protectionniste ou un grand marché national est important.

  2. Je ne suis pas économiste et n’y connais rien. Sans doute est-ce une lacune, mais c’est comme ça.
    Si je ne suis pas économiste, je suis cependant Belge.
    Je me permettrais juste de faire cette remarque.
    Ne pensez-vous pas qu’il y a une différence fondamentale entre le fédéralisme et le fédéralisme européen ?
    Le fédéralisme belge s’est construit autour de la désintégration d’un état unitaire. Chacune des 3 Régions (Wallonie, Flandre er Bruxelles) et des 3 Communautés (Communauté Wallonie-Bruxelles, Communauté Flamande et Communauté Germanophone)dont les territoires ne se recouvrent pas exactement,a dépouillé l’ancien état unitaire d’un nombre certain de ses prérogatives le privant de plus en plus de sa substance jusqu’à sa potentielle disparition totale.
    L’Union Européenne s’est construite sur la volonté des Etats européens de réaliser un espace commun en abandonnant volontairement certaines de leurs prérogatives.

    Vous avez raison de marquer ces différences. Mais, ce qui est à craindre c’est que les mêmes phénomènes qui conduisent aux problèmes belges – écarts économiques et redistribution régionale – ne finissent par poser exactement les mêmes problèmes à l’UE; ce qu’indique la Belgique c’est qu’une structure fédérale n’est pas stable, et il y a des  raisons économiques pour cela.

  3. "une structure fédérale n’est pas stable, et il y a des raisons économiques pour cela."

    Hum. Je crois que les Etats-Unis ont fait la preuve d’une certaine stabilité depuis 1865.

    Sur la Belgique, le billet d’Ingrid Robeyns sur Crooked Timber est excellent pour comprendre les ressorts de la situation actuelle.
    crookedtimber.org/2007/09…

    Oui, à une guerre civile près, la structure des USA a été historiquement remarquablement stable 🙂
    Plus sérieusement, la question n’est pas tant celle du fédéralisme en général que celle d’une certaine forme de fédéralisme dans les circonstances actuelles.

  4. Les faits historiques s’imposent aussi dans cette accumulation (qui existe en dehors de la Belgique) d’événements tragiques mal digérés : être originaire d’Ypres (dans le cas de l’autonomiste flamand Yves Leterme) dépasse à mon sens la simple symbolique… La Première Guerre mondiale n’appartient pas seulement au passé. Elle se rejoue tous les jours. On ne saurait trop se souvenir des rancoeurs (belges) contre les Français ; à propos de cette guerre, de celles qui précédent ou de celle qui suit.
    Merci en tout cas Alexandre pour ce hommage de l’économie à la géographie !

  5. Y aurait-il quelque chose à en déduire sur l’éventuelle apparition d’états-firmes dans un futur plus ou moins proche ? (ce que sont déjà les paradis fiscaux, Monaco ou l’Andorre, Singapour, les narco-économies et ce que furent d’une certaine manière les anciennes cités-états.

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