[Republication] La Banque Centrale Européenne est-elle un repère de psycho-rigides ?

(Ou pourquoi l’alcoolisme est partout et toujours un phénomène monétaire ?)

Ce débat a été initialement publié le 10/07/2001. Oui, on a fini chiffon.

Cette fois, c’est la banque centrale européenne qui a très très énervé AD et SM. Alors que le patron remettait sa cybertournée, ils ont crié très très fort après Duisenberg. Et finalement, ils ont dit que c’était pas grave et c’est AD qui a remis sa cybertournée.

SM : La Banque Centrale Européenne ? C’est vrai qu’avec Greenspan “le magicien” de l’autre côté de l’Atlantique, les Duisenberg et Trichet font plutôt pleurer qu’autre chose, au premier abord. Il y a vraiment un problème avec cette institution quand même. Si on suit ce que raconte Artus dans sa récente chronique de libé , on ne peut pas fusiller immédiatement nos banquiers centraux. D’un autre côté, j’ai le sentiment qu’on retarde d’une guerre en matière de politique monétaire. D’accord, et on pourrait développer, la jeunesse de l’institution doit appeler à un peu de prudence. Mais il me semble qu’il y a au moins deux angles d’approche qui sont inquiétants. Le premier, c’est l’espèce de pseudo monétarisme à retardement qui me fait parler de psycho-rigidité. Objectivement, et même si les statuts et Maastricht n’y sont pas pour rien, j’ai le sentiment que la BCE est restée plantée sur les modèles théoriques et administratifs des années 80. Le second, c’est le manque de pragmatisme de ceux qui gouvernent la BCE. Là, je pense surtout à cette incapacité à accomoder la doctrine de l’institution et les méthodes de communication aux statuts originels. Franchement, je ne les connais pas par coeur et peut-être que certaines nuances m’ont échappé, mais j’ai le sentiment que ces gens ne font pas le boulot qui leur est demandé dans l’absolu. Sur ce point, on trouve chez Friedman, dans son “Inflation et systèmes monétaires”, une position assez intéressante sur la fonction de banquier central qui donne à réfléchir quant à la compétence d’un Duisenberg.

AD :
La chronique d’Artus est assez critiquable, sur pas mal de points. Les taux d’intérêt, cela importe.

SM :
Oui, mais attention de ne pas tomber dans le « taux d’intérêtisme ». De façon récurrente, on croirait que la hausse des taux courts d’un quart de point va laminer l’investissement. Je crois que les études empiriques à ce niveau sont claires : le taux n’est qu’un des aspects de la décision d’investissement. Moins déterminant en tout cas que ce qu’on l’entend parfois dire. En revanche, il est vrai qu’en tant que convention, il est très important.

AD :
Quant à la croissance potentielle de la zone euro à 2%, c’est extrêmement discutable.

SM :
Oui, et la notion même de croissance potentielle est nébuleuse…

AD :
Exact… Au final, il a raison sur un point : le critère d’inflation à 2% est totalement artificiel et dépourvu de signification. On pourrait ajouter, et cela correspond à ta première critique sur la logique de désinflation compétitive qui semble présider à l’organisation de la BCE, les outils utilisés : faire de la croissance de M3 le premier pilier de la politique monétaire c’est retarder sérieusement en matière de théorie économique.

SM :
Non seulement de théorie économique, mais cela n’est peut-être que passager (en tout cas, sur le contrôle des agrégats, M3 risquant peu de redevenir une cible pertinente compte tenu de ce qui se dit sur le futur des moyens de paiement). Mais surtout en matière de pratiques monétaires. La différence entre les banques centrales des pays anglo-saxons et la BCE, c’est que les premières ont bien intégré les travaux de type Barro-Gordon des années 1980 et ont également intégré leurs limites. A l’arrivée, alors que la FED fonctionne plus ou moins sur un schéma de type règle de Taylor matiné du feeling de ses dirigeants, la BCE nous fait le coup du banquier conservateur qui montre son attachement coûte que coûte à une politique de règle, très fruste par ailleurs. Concernant les 2% d’inflation, en tant que règle-cible, c’est pas forcément une mauvaise approche sur le fond. Mais seul, ça ne veut rien dire. Ce qui ressort des pratiques monétaires les plus récentes, c’est bien que fixer une cible annuelle n’est pas la seule chose à faire. Tout le processus d’information, de discussion des autorités monétaires autour de cet objectif est crucial. En particulier, l’idée que la route pour y aller peut être différente selon ce que donne la conjoncture compte pour beaucoup. Pour faire un peu écho Aglietta, on pourrait dire que la BCE c’est la Bundesbank sans l’intelligence : des règles qui ne s’ancrent sur aucune culture de la monnaie, aucune convention entre agents privés et autorités monétaires quant au sens à donner à l’inflation comme plaie des économies monétaires.

 

AD : Pour être méchant on pourrait dire que la BCE c’est le discours de la Bundesbank avec les pratiques de la banque de France… Il faut cependant faire la part des choses en tenant compte de la jeunesse de l’institution. Les règles, les conventions, cela prend du temps à s’établir. Si l’on tient compte de cela, on peut être plus indulgent. Il reste quand même la question du discours vis à vis des agents privés qui ne semble pas sur la piste d’établissement de ces conventions. La BCE donne l’impression à la fois de vouloir tenir compte des marchés et de ne pas s’en préoccuper. Or, entre les deux, il faut choisir.
Un autre problème qui se pose est celui de la réaction qui surviendrait en cas de grosse crise. La réputation de Greenspan s’est surtout faite sur la capacité à réagir à des crises potentiellement systémiques comme l’affaire LTCM. Que ferait la BCE en telles circonstances? On est dans le flou de ce point de vue. Mais bon, mieux vaut ne pas espérer une crise pour tester ses réactions…
S’ajoute à cela (jeunesse de l’institution) l’insuffisance de son appareil statistique qui nuit à sa capacité de réaction. Enfin, l’idée sous-jacente selon laquelle la politique monétaire l’a pas d’impact sur la conjoncture, cela ne mérite même pas un commentaire.

SM :
Eh eh eh… Et de ce point de vue, il y a quelque part une double négation : la première, c’est que la courbe de Phillips ou des choses de ce genre sont des balivernes complètes. La seconde, que la finance et le réel sont déconnectés. Mais alors, il y a un paradoxe, c’est l’intérêt que semble néanmoins porter la BCE aux marchés financiers.

 

AD : Ou semble ne pas porter…

 

SM : Oui, ça dépend des jours…

AD :
Mais au fond, le véritable problème de la BCE, c’est l’articulation de sa politique avec les politiques publiques. Un dilemme du prisonnier montre bien les conséquences nocives d’un jeu non coopératif entre gouvernements et banque centrale indépendante.

SM :
En effet, si tu penses que Barro-Gordon est la fin de l’histoire de la politique monétaire, tu as du mal à saisir ce genre de nuances. Là encore, le cas des Etats Unis devrait faire réfléchir. Quand on voit comment la politique monétaire a été accomodante durant les années 90, face à une politique budgétaire restrictive, il est intéressant de s’interroger. Et ce qui est dingue, c’est que des tas de publications le font en Europe. Rien qu’en France, plusieurs documents de travail du CEPII s’y intéressaient dès 1994. Et pas mal de railleries sur l’euro venant d’économistes non européens s’appuient plus ou moins là dessus. Cette idée de fin du policy mix est absurde. Je suis d’accord avec toi, c’est la conséquence la plus inquiétante du comportement actuel de la BCE.

 

AD : C’est la conséquence la plus inquiétante, mais il faut voir ce à quoi on s’attendait au début. Tout le monde imaginait une BCE extrêmement restrictive et monétariste bornée. Or le fait est qu’elle ne l’a pas été. Au contraire, elle a laissé des marges de manoeuvre aux gouvernements et baissé les taux. Le résultat, c’est que les gouvernements des deux principaux pays de la zone euro ne semblent pas partis pour respecter le pacte de stabilité. Parce qu’il convient de constater que les gouvernements ne jouent pas le jeu. Dès ses débuts, la BCE a baissé les taux pour soutenir l’activité. A charge alors aux gouvernements, bénéficiant d’une conjoncture favorable, de réduire leurs déficits. Sur le bon vieux graphique IS-LM, IS et LM se déplacent vers la droite, et c’est la meilleure solution. Or les gouvernements ont peu réduit leurs déficits, voire l’ont accru. Résultat, ils n’ont pas de marges de manoeuvre budgétaire maintenant que la conjoncture est plus mauvaise. Dans le même temps, ils ont poussé à l’endettement pour le financement de l’UMTS en profitant de la bulle spéculative, ce qui plombe les entreprises. Maintenant, ils voudraient que la BCE baisse ses taux pour en pratique réduire l’impact de l’endettement public et privé via l’inflation. Mais est-ce le rôle de la banque centrale que de jouer les pompiers lorsque les politiques sont mauvaises ? Endettement élevé et politique monétaire trop souple, c’est la recette idéale pour revenir à la bonne vieille stagflation des années 70.

SM : Le problème sur ce point, c’est le pacte de stabilité européen. Il n’y a pas eu un début de coordination cohérent des politiques budgétaires. Au jour d’aujourd’hui, connais tu la ligne directrice (réelle) de cette coordination ? Moi pas. En dehors du fait qu’il y a un pacte de stabilité et que tout le monde cherche à diverger selon ses intérêts du moment, je ne vois pas…

 

AD : Oui, il y a un pacte de stabilité. Et beaucoup de gouvernements seraient ravis de s’en passer. Or c’est un problème. En théorie, au départ, la BCE avait bien suivi une logique coopérative. Le pacte de stabilité contraignait les gouvernements à réduire les déficits, la politique monétaire accompagnait. A ce niveau, rien de critiquable, au contraire. C’est ensuite que cela a commencé à dérailler, mais paradoxalement, cela semble dérailler même si rien dans les actes de la BCE ne semble poser problème ! Y a t’il honnêtement des critiques sur actes à faire à la BCE? Elle baisse les taux lorsqu’elle le juge nécessaire, point final. Ne se préoccupe pas trop de la parité monétaire, rien que de très normal. Les problèmes sont finalement en grande partie des problèmes fabriqués. Et fabriqués par la contradiction entre les actes actuels et les discours qui précédaient la constitution de la BCE. Tout le monde lui tombe dessus : Les marchés qui avaient validé une banque centrale très portée sur la monnaie forte et la lutte contre l’inflation et pouvaient y trouver un itnérêt sont perturbés, ce qui est assez normal. Mais est-ce vraiment un problème? Les rapports avec les marchés finiront par s’organiser, et la banque centrale n’a pas à être valet de pieds des marchés financiers.
Quant à ceux qui redoutaient une telle situation, ils donnent l’impression d’être prêts à jaillir avec leur discours anti-BCE au moindre faux pas. Ce qui les conduit à tenir de façon assez paradoxale le discours des marchés !
Le vrai problème de la BCE, c’est qu’elle semble tentée par une politique pragmatique, mais coincée dans un discours restrictif qui l’empêche de s’assumer. C’est cela qui donne l’impression de flou. C’est ce décalage qu’il serait bon de corriger.
Autre souci, proche de ce que tu disais, sur la position de banquier central. C’est quoi aujourd’hui, être banquier central ? Selon le “modèle Greenspan” cela consiste quasi uniquement à éviter les fluctuations des marchés financiers. Mais est-ce une situation saine que celle dans laquelle les marchés attendent le deus ex machina ? N’y a t’il pas là un risque important de hasard moral ? Par ailleurs, imaginons une situation dans laquelle suite à une hausse des matières premières, l’inflation remonte et les cours boursiers s’effondrent. Que doit faire “magic Greenspan” dans un tel cas ? La politique de la Fed n’est pas non plus exempte de risques, même si elle a bien fonctionné pour le moment. On peut se demander si elle est soutenable.

SM :
Là on entre dans les considérations de politique prudentielle. Avant de se montrer trop critique, il faut souligner je crois (au risque d’ailleurs de se faire mal voir par les Cassandre du cataclysme financier international toujours à venir. Mais ceux là, de toute façon, ça fait longtemps qu’il n’y a plus rien à en tirer du côté de la discussion) que les autorités monétaires disposent désormais de formes de routines relativement efficaces pour contrecarrer des chocs financiers d’envergure acceptable. Il y a une expertise dans ce domaine. En revanche, si tu imagines le scénario le plus dramatique possible, il est certain que tu dois reconnaître que la dimension prudentielle de la politique monétaire, et en particulier la fonction de prêteur en dernier ressort, est une affaire d’obligation de moyens plus que de résultat. Le fait est que c’est un domaine qui se (re)formalise à peine, pour ce que j’en sais. C’est seulement depuis la crise asiatique qu’il revient à la mode (même si certains auteurs en ont toujours parlé). Le grand nombre de publications depuis (rapports, bouquins ou articles) laisse présager de décisions futures. Mais il y a au moins deux problèmes à ce niveau : si on évalue à une petite dizaine d’années le délai entre la publication de documents académiques ou officiels sur un thème et la mise en oeuvre de pratiques institutionnalisées, c’est pas demain la veille que sera prêt un modèle de contrôle prudentiel cohérent. Ensuite, il y a la question de la coordination internationale, l’harmonisation des pratiques, loin d’être faite. Sans même parler de la réforme des institutions internationales. “Il faut un prêteur en dernier ressort international”, on le lit beaucoup. Quand le verra-t-on?

 

AD : Cette question est très importante, mais il n’y a pas que cela. La vraie question porte sur ce que devrait être une bonne politique monétaire aujourdhui. Dans le fond on manque vraiment d’éléments de réponse. Il fut un temps ou on avait le réglage fin et autres versions du keynésianisme hydraulique qui donnaient des règles claires. Ensuite, c’est le monétarisme hydraulique et la monnaie forte qui ont semblé constituer des références. Il y avait beaucoup de flan dans ces références supposées, mais aujoud’hui on a l’impression que la bonne politique monétaire dépend exclusivement du talent et de l’instinct du banquier central. Je ne suis pas certain que cela constitue un progrès… Parce qu’au passage, toute la question du choix de la bonne politique est escamoté. C’est peut-être cela le principal problème de la BCE. Mais est-ce une erreur que de considérer que la politique monétaire doit reposer sur des règles ?

SM :
Une remarque marrante pour finir : l’antiaméricanisme français, de gauche comme de droite, ressort subtilement, ou plutôt se diffuse subrepticement dans les discours sur la politique monétaire. Si certains critiquent la politique monétaire européenne, ce n’est absolument pas pour proposer de suivre ou de diaboliser un modèle américain, habitude pourtant récurrente chez nous, quelque soit le sujet. Non, là c’est le silence sur la FED et quelques relents d’anti Bundesbank, rien d’autre. Bon, cela dit, malgré la valeur de modèle que je semble vouloir lui donner, la politique monétaire américaine est un chose, celle de la BCE en est une autre. Une politique monétaire pertinente dépend de la structure d’une économie. Or, ce n’est pas la même…

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