[Republication] Droits de propriété, connaissance, réseaux et mulots (Ou faut-il remettre la marque Ricard dans le domaine public ?)

Ce débat a été publié pour la première fois le 03/07/2001. Après, c’est sûr, on n’était pas beaux à voir…

Droits de propriété, connaissance, réseaux et mulots
(Ou faut-il remettre la marque Ricard dans le domaine public ?)

Tranquillement installés dans leur cybertroquet, AD et SM, ont "activement" réfléchi à la question des droits de propriété dans notre monde où l’information va tellement vite que nous n’avons même plus le temps de nous poser pour boire paisiblement une mauresque, si nous souhaitons mettre le site à jour en temps voulu…

AD: La question de la propriété est depuis un moment centrale dans l’actualité économique, mais sans que l’on ne puisse trouver une idée d’ensemble sur ce qui est en train de se passer.
Sur le rôle central dans l’actualité, on peut penser à tout ce qui tourne autour de la propriété intellectuelle : affaire naspter et recopiage d’oeuvres artistiques via Internet, logiciels libres, problème de copies de logiciels, droits d’auteurs imposés sur les CD-R, et même l’autocollant sur le "photocopillage" des livres. Mais on peut ajouter également le récent procès fait par les compagnies pharmaceutiques au gouvernement sud-africain sur l’usage de copies de médicaments contre le Sida, les débats sur la brevetabilité du vivant avec le décryptage du génome, etc.
Qu’est ce que tous ces problèmes ont en commun? Ils traduisent une tendance actuelle, celle de la contestation de la propriété. La contestation porte sur la légitimité de ce droit (c’est le cas dans l’affaire des médicaments du sida) mais dans la technologie même, qui permet avec la numérisation et les NTIC la copie dans des proportions jamais encore vues. L’autre point commun, c’est que cette contestation porte essentiellement sur une forme particulière de propriété, la propriété intellectuelle.
Et cela n’est pas étonnant, pour des raisons économiques simples. Les connaissances, les informations de façon générale, sont non rivales. C’est à dire que tout le monde peut en bénéficier simultanément sans réduire le bien-être des autres (il y a des exceptions, et on pourrait en parler à l’occasion, mais on verra plus tard). Les évolutions technologiques les rendent moins exclusives, c’est à dire qu’elles en facilitent la transmission.

SM : J’ajoute que, évidemment, comme la richesse créée dans nos sociétés développées est de plus en plus "désincarnée" dans des connaissances, le problème n’en est que plus exacerbé.

AD : C’est un peu ce que constate Daniel Cohen dans "Nos temps modernes". La production tourne de plus en plus autour de biens collectifs. Mais il néglige un peu ce point, qui est celui de la production de plus en plus importante par le secteur privé de biens collectifs.

SM : C’est que certains échappent de plus en plus à la bonne vieille définition. La connaissance par exemple : en partie non exclusive, en partie non rivale (les usual suspects) ; et en plus, surtout pourrait-on dire, cumulative. Il y a parfois un peu de confusion dans le sens donné à la notion de biens collectifs.

AD : Quant à la contestation de la légitimité, elle aussi a des raisons économiques : la diffusion des connaissances génère des effets externes positifs, donc tout le monde en bénéficie. De ce fait, les droits de propriété exclusifs sur les connaissances, lorsque ces connaissances existent, nuisent à la collectivité, et cela peut prendre des formes assez rudes dont le cas sud africain est un exemple tragique (le rendement social est supérieur au rendement privé).

SM : Oui, et si on se fie à la bonne vieille analyse néoclassique, en concurrence parfaite, le prix de la connaissance étant censé être égal au coût marginal, il devrait être… nul. On dépasse rapidement ce raisonnement. Le modèle walrasien est statique. Or, le monde l’est un peu moins. On doit prendre en compte la redoutable question de la répartition du gâteau: quand dans une fête tu répartis les gâteaux produits par tous, si tu en donnes trop aux uns et pas assez aux autres, à la prochaine fiesta, il est possible que ceux qui ont été lésés viennent les mains dans les poches et que le nombre de parts à répartir soient plus petites qu’à la précédente. En même temps, si celui qui a amené le champagne ne peut pas en boire une goutte, il y a fort à parier qu’il se pointera avec une bouteille de Volvic (dédicacée par Zidane, ça va de soi…) la prochaine fois. Bref, ce qui compte, c’est la dynamique.

AD : Et tout cela n’est pas tellement nouveau en fait. Comme tous les manuels l’indiquent, le système de propriété intellectuelle est une façon de résoudre le problème posé par les connaissances. Sans droit de propriété en effet, il n’y aurait aucune incitation à inventer ou à créer : l’inventeur ou l’artiste n’aurait aucune rémunération, puisque sa création serait instantanément copiée.

SM : "Aucune" n’est pas tout à fait exact. La preuve, tu te rappelles probablement que nous maintenons un site Internet axé sur la connaissance, gratuitement. Bon, ok, remettons les choses à leur place, notre contribution inventive et créative est toute relative. Mais outre le plaisir que nous y prenons, malgré son caractère incertain, son rendement pour nous en termes d’accumulation de capital humain est non nul. Et nous ne passons pas pour autant par le marché. Notre exemple est anecdotique. En fait, je songe très particulièrement au monde des développeurs informatiques, aux logiciels libres et à l’open source.

AD : C’est vrai que les logiciels libres n’ont malgré tout rien de gratuit et leurs développeurs ne travaillent pas pour le plaisir de l’art. Il y a toujours une incitation liée à un gain. Les entreprises qui travaillent dans le domaine de linux genre redhat, par exemple, vendent des produits : à partir d’une partie qui est un bien non exclusif (le code source de linux) ils créent une interface graphique payante, et vendent des services pour faire fonctionner ces logiciels. On passe d’un système type Microsoft, dans lequel un produit standardisé est vendu par un monopole, à une production plus individualisée, dans laquelle les producteurs vendent une version spécifique à l’utilisateur d’un système. C’est un peu comme la construction d’une maison : les techniques permettant de monter une maison sont disponibles pour tous, mais cela n’empêche pas les accédants à la propriété, le plus souvent, de faire appel à un spécialiste pour concevoir une maison adaptée à leurs besoins et leurs désirs.
Le système du logiciel libre permet (du moins en théorie, je ne suis pas certain que ce soit encore le cas) d’avoir à la fois les avantages d’une base standardisée qui facilite la communication (ce qui est le principal avantage de Windows) tout en apportant un service plus individualisé aux utilisateurs. Mais cela montre en tout cas une chose : que la création d’un droit de propriété n’est pas indispensable pour que les producteurs trouvent toujours des opportunités de profit.

SM : Oui. Ces précisions sont utiles. L’image de l’informaticien post-hippie désintéressé jusqu’à ne pas reproduire sa force de travail est un peu trop romantique. Même s’il y a de ça chez un certain nombre d’entre eux.

AD : La solution théorique serait que tout le monde reverse au créateur une rémunération traduisant le bénéfice qu’il leur a apporté. Mais en pratique personne n’a intérêt à verser cette rémunération. Donc il faudrait un prélèvement public, mais celui-ci est impraticable le plus souvent (comment évaluer le bénéfice apporté par un créateur ?). La solution du droit le la propriété intellectuelle consiste à accorder une propriété exclusive à l’auteur, mais pour un temps limité (100 ans pour les œuvres artistiques, 20 pour les brevets industriels). Il s’agit alors d’un optimum de second rang, qui permet de concilier la nécessaire rémunération du créateur et les gains de la diffusion du bien collectif à terme.
Cette solution était pourtant fragile, et on voit aujourd’hui que l’exclusivité accordée aux créateurs ne tenait que grâce à la technologie. Dès lors que celle-ci facilite la copie, la copie se développe. La réglementation cesse d’opérer dès lors que chacun peut copier, sauf à tourner au flicage généralisé, ou aux lois stupides genre l’imposition de droits d’auteurs sur les CD vierges. Et en la matière, la copie a toujours plusieurs temps d’avance sur la protection contre la copie.

SM : Ce qu’ont compris certains producteurs de logiciels ou jeux video qui plutôt que de dépenser des fortunes en développement de systèmes de protection, cassés dans les semaines suivantes, préfèrent miser sur une politique d’innovation permanente. Ils utilisent finalement l’évolution de la technologie (qui offre de nouvelles opportunités d’investissement et de profit) pour contrecarrer le piratage. En même temps, il va de soi que ce n’est probablement pas possible dans tous les domaines. Il va de soi aussi que les problèmes d’incitation demeurent et que certains projets ambitieux ne peuvent être valorisés. On sait par ailleurs qu’il faudrait pouvoir stabiliser un temps au moins les standards pour bénéficier au maximum des externalités de réseau associées à l’utilisation du soft (plus on est nombreux à utiliser les mêmes protocoles de transmission, les mêmes systèmes d’exploitation, les mêmes logiciels, plus nous en tirons du bien-être dans la consommation ou la production par les communications que cela rend possible. Ce n’est pas pour rien si personne n’utilise plus Word 2, qui était pourtant presque aussi bien que Word 2000). Je ne te parle même pas des soupçons légitimes qui pèsent sur l’entité plus ou moins virtuelle Wintel et la notion d’obésiciels (je te renvoie par exemple au bouquin de Roberto di Cosmo, " Le hold-up planétaire "). Ceci dit, il y a bien un certain enchevêtrement entre les problèmes de droit de propriété et la dynamique de la concurrence à l’époque des NTIC: si les logiciels évoluent vite, ce n’est pas non plus que du fait du piratage. C’est bien parce que les capacités de développement du secteur ne sont pas encore épuisées.
Bon, c’est un cas particulier. Mais un cas significatif.

AD : En effet, le cas du logiciel est intéressant. La copie est une partie intégrante de l’économie du jeu video, mais les producteurs trouvent des moyens pour que ce ne soit pas un problème. Le prix de vente initial du logiciel, ou la vente de services associés. Voir par exemple le jeu Everquest dans lequel le revenu des producteurs est issu de l’abonnement par le joueur à un serveur. Ou d’autres producteurs comme blizzard qui créent une interface Internet pour leurs jeux, qui ajoutent une grosse valeur au produit, mais pour laquelle l’usage d’une clé CD est indispensable. Ces protections ne sont pas parfaites, mais elles créent une barrière suffisante pour que les producteurs trouvent des revenus suffisants.
En matière médicale, l’affaire sud-africaine a montré que l’urgence sanitaire pouvait conduire à laisser les droits de propriété sur le bas-côté. La question est donc : ou tout cela nous mène t’il ?
Parce que dans le même temps, la propriété est toujours indispensable. On peut trouver critiquables les brevets sur les gènes ou les molécules naturelles, mais c’est aussi le moyen de voir apparaître de nouveaux biens utiles.

SM : Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec une analyse économique standard. Les gênes ne sont-ils pas comme la monnaie ou le travail ? Un bien, certes, mais pas vraiment comme les autres. Considérer comme nécessaire le brevetage des gênes afin d’inciter la recherche relève d’un certain modèle de la recherche : la recherche privée éclatée. Or, tu le sais fort bien, il existe d’autres modèles qui intègrent des coopérations en amont aussi bien entre acteurs privés que publics, concurrents ou non. Protéger la musique de Britney Spears ne me semble pas choquant (c’est même une chance… sinon, elle serait encore plus diffusée. Protégeons les virus…). Elle ne pourra jamais s’en servir pour jouer à Dieu en dehors d’un plateau télé. En ce qui concerne les gênes… Et on revient sur le problème de l’Afrique du Sud, qui n’est qu’un avatar dérisoire de ce qui pourrait arriver avec les découvertes génétiques.

AD : Ta réponse est intéressante parce que finalement, c’est la réponse que tout le monde apporte : oui à la protection des oeuvres artistiques via des droits de propriétés stricts, mais pas pour les médicaments. C’est quand même un point de vue paradoxal : si britney spears disparaît de la circulation faute de pouvoir gagner de l’argent en chantant, la perte ne sera pas aussi forte que si c’est glaxxo qui doit fermer boutique !
Sur le génome, il faut voir que théoriquement, le système de droits de propriété protège un usage, un apport de la part du producteur. En d’autres termes, si je sais que la séquence numéro tant du gène 18 est X, je ne peux pas en tirer profit. Si par contre je découvre qu’en modifiant cette séquence via thérapie génique on supprime le risque d’une maladie, là il y a brevet. Est-ce vraiment un problème? C’est très discutable. La vraie question, c’est de faire en sorte qu’il existe un système tel qu’à la fois ce genre de découverte ait lieu, et tel que l’ensemble de la population puisse en bénéficer rapidement.
La recherche publique est une chose, mais la recherche privée doit également jouer son rôle. Je ne pense pas que le viagra aurait vu le jour dans un cadre public. Si on supprime la protection, alors le seul moyen pour que la recherche ait lieu c’est le financement public. Est-ce vraiment une bonne solution? On peut en douter.

SM : La copie d’œuvres artistiques a toujours existé à grande échelle et Napster est une goutte d’eau à ce niveau là, une simple amplification du phénomène réseau. Et les laboratoires ne fermeront pas. Sur ce deuxième point, j’insiste sur la codification de la connaissance. J’ai la faiblesse de penser qu’il n’est pas possible de destituer outrageusement les grands labos de leurs découvertes. D’accord, ça ne règle pas le problème de la répartition.

AD : De même, la question de la propriété joue un rôle énorme dans le développement. L’absence d’un système de droits de propriétés clair est un obstacle (voir cet article d’Hernando de Soto sur ce sujet : http://www.reason.com/DeSoto.html ). Et en matière médicale, l’exemple sud-africain n’incite pas les sociétés pharmaceutiques à développer des traitements contre les maladies orphelines (trop peu de gens sont touchées pour que l’on rentabilise les recherches) ou les maladies tropicales (question de demande solvable dans ce cas), en sachant qu’elles risquent de voir leurs produits copiés instantanément avec la bénédiction générale.

SM : Au sujet des maladies orphelines, le problème est profond de toute façon. Même dans les pays développés, mieux vaut ne pas être concerné! Quelles incitations donner? Pour ce qui est des maladies tropicales, je ne saurais trop quoi dire. J’ai bien ma petite idée en tant que contribuable furieux de ce qu’on fait de son fric plutôt que du montant qu’on lui prélève. Payer une redevance télé pour financer les émissions de Delarue, ce n’est pas la même chose que de s’acquitter d’une taxe "aide au développement"…Concernant les droits de propriété dans les pays en développement, la santé n’est que la face visible de l’iceberg. Mais avec les possibilités de transfert technologique, je me demande même si la propriété intellectuelle est le problème du moment.

AD : Voir cet article de The Economist. Ils y montrent bien que l’absence d’un système de propriété intellectuelle correct est une nuisance pour le développement des pays pauvres. Mais que le problème est nettement plus complexe, parce que le système de propriété intellectuel actuel (via l’accord trips) est très loin de leur donner satisfaction. Il les empêche en effet de copier ce qui se fait dans les pays riches sans pour autant préserver leur patrimoine (voir le cas du brésil, dépossédé par des champions du brevet à toutes les sauces de l’utilisation future des ressources apportées par les plantes tropicales).

SM : Le brevet devient une sorte de produit dérivé…

AD : Il n’y a peut-être pas forcément de raison de s’inquiéter. Après tout, on peut imaginer un système sans droit de propriété intellectuelle viable, dans lequel la rémunération des auteurs et créateurs ne proviendrait plus d’un monopole temporaire de toute façon intenable, mais d’autres sources. Pour les créateurs de musique par exemple, la rémunération pourrait provenir uniquement des concerts payants permettant au public de voir en chair et en os leur artiste favori. Un tel système pourrait être cumulé avec une politique de subventions publiques, comme cela existe aujourd’hui pour le théâtre. En ce qui concerne les inventions, le système du logiciel libre montre bien qu’il est possible de gagner de l’argent confortablement même sans standards propriétaires.
En matière médicale, on peut constater que même en respectant le système de droits de propriété actuel, le développement de traitements pour les maladies orphelines ou tropicales n’avait guère été le fait des compagnies pharmaceutiques. On peut se dire que si le sida n’avait pas touché les pays riches, son traitement resterait aujourd’hui au même stade que le vaccin contre le paludisme, c ‘est à dire une arlésienne qu’on attend toujours. En la matière, la solution est la recherche publique, et la seule question est de faire en sorte que les gouvernements des pays riches acceptent de financer des recherches bénéficiant aux pays pauvres, ce qui n’est finalement pas un problème nouveau.
On peut même imaginer en théorie un système véritablement Walrasien. De Walras, on retient uniquement la théorie de l’équilibre général, mais on oublie qu’il était socialiste, et qu’il avait imaginé un système socialiste dans lequel toute la propriété serait publique, et ou tous les biens seraient loués.

SM : dans tous les cas que tu évoques, il y a effectivement un point commun: la solution est une solution par la connaissance, au sens où c’est une création de l’esprit, disons une innovation, qui résout le problème posé. Après tout, la clé est peut être là : le monopole temporaire que tu évoques doit être, dans l’esprit de certains, protégé de plus en plus du fait de l’évolution de la technologie. Or, cette notion Schumpeterienne n’a à mon sens rien à voir avec la protection formelle de la propriété. C’est une inversion du raisonnement qui mène à considérer que parce que c’est par la volonté de monopole temporaire que surgit la création de richesses, il faudrait assurer d’emblée ce monopole temporaire. C’est rendre bien peu hommage à l’entrepreneur du bon vieux Schumpi… On argumente en disant que sans protection, pas d’incitations. Mais la destruction créatrice a-t-elle besoin d’un système de brevets cadenassé ? On peut se le demander, non ?
Sur l’intervention publique, je te rejoins.

AD : En effet, mais dans tous les cas, la question demeure : quel système de droits pour la propriété intellectuelle?

SM : Oui, ça je sais, c’est pour ça qu’on cause 😉

AD : La solution consistant à s’en passer par la créativité et l’innovation permanente n’est pas très satisfaisante. La solution uniquement publique ne l’est pas tellement non plus. En réalité, il s’agit d’ailleurs de deux formes différentes d’action publique : dans un cas on crée une barrière légale à l’utilisation d’un bien qui sans cela pourrait être utilisé sans coût ou presque, dans l’autre cas on paie directement les créateurs via un système de prélèvement sur les consommateurs ou les contribuables. Pour moi, on ne pourra que difficilement se passer des droits de propriété, mais la question est de savoir quelle forme ils doivent prendre. La question de la durée est elle aussi fondamentale. 20 ans, c’est probablement dans la majorité des cas trop long. Sans parler de la définition de l’étendue du domaine couvert par un brevet.
Sans aller dans une extrême à la Walras, on peut se demander si le problème actuel du système de droits de propriété n’est pas la trop grande durée des brevets. Qu’amazon.com détienne pour 20 ans des droits exclusifs sur le concept de "one-click ordering" peut paraître en effet excessif. Et l’urgence sanitaire pour les médicaments pourrait être satisfaite si la durée des brevets sur ceux-ci était réduite, mettons à 5 ou 10 ans. Pour les oeuvres artistiques, cependant, cette solution paraît difficile à mettre en place : le fait de savoir qu’il pourra télécharger légalement le dernier clip de Britney Spears dans 20 ans au lieu de 99 ans ne modifie pas tellement les incitations à la copie du fan. Mais là encore des solutions existent, comme la rémunération des artistes via des publicités, des prestations en public, etc.

SM : Pour les brevets, en effet, je doute de leur utilité systématique. Dans la transmission de la connaissance, malgré l’importance croissante, en volume, de sa codification, il reste que tout n’est pas transmissible sans coût. Dominique Foray le rappelle bien dans le petit bouquin que j’ai chroniqué dernièrement : il existe presque toujours une protection naturelle de la connaissance qui rend coûteuse son acquisition, sa réutilisation. La connaissance n’est pas un bien parfaitement non exclusif. Mais comment faire pour que les entreprises cessent d’ignorer publiquement ce fait ?

AD : L’ennui, c’est que même si effectivement le coût de transmission n’est pas nul, le gain issu de ce coût n’est pas perçu par le producteur. Un exemple, la copie des CD. Cette copie ne se fait pas sans coût (il faut se procurer le CD à copier, acheter un CD vierge, et consommer de l’électricité et des ressources diverses). Mais l’artiste ne touche rien de ces paiements. D’où d’ailleurs la taxe sur les supports numériques vierges. De même, une entreprise thaïlandaise qui voudra fabriquer de l’AZT en copiant les médicaments des grandes compagnies ne le fera pas sans coût, il lui faut une usine. Les médicaments génériques ne sont pas gratuits.

SM : Oui, mais surtout : saura-t-elle le faire de sorte que les grandes compagnies soient réellement lésées sur leurs marchés ?

AD : En fait, la vraie question serait de savoir si la copie nuit réellement au producteur. Le plus souvent, pour évaluer le coût des copies, on utilise des systèmes fantaisistes consistant à imaginer ce qui se passerait si les acheteurs de copies achetaient les produits originaux. Mais l’acheteur d’une fausse Rolex à 10 euros sur un marché à Bangkok n’a certainement pas l’intention d’acheter la montre originale qui vaut 100 fois plus cher au minimum! De même, et cela va dans ton sens, les sud-africains vont déjà avoir du mal à acheter les médicaments génériques contre le sida, car un traitement vaut quand même 1000 francs en générique (contre 20 000 en original) alors on peut douter qu’ils auraient acheté les produits originaux. Pareillement, la copie de CDs musicaux via Naspter n’appauvrit pas tellement Madonna… Il y a dans cette question du droit de propriété un comportement de recherche de rente de la part des producteurs qui est nuisible. Ce qui peut poser problème, c’est la copie qui nuit à l’utilisateur, par exemple la fabrication de pièces d’avion ne respectant pas les normes de sécurité. Mais en la matière, le problème vient en partie de ce que la copie est illégale, ce qui la réserve au marché noir et à la criminalité. On peut donc tenir le même argument que les défenseurs de la légalisation de la vente de stupéfiants : cela permet de commercialiser des produits moins nocifs pour les consommateurs.
Je me répète… Les producteurs ont un comportement de recherche de rente, le véritable problème est là. Ils veulent construire un système qui leur assure un revenu garanti au détriment du plus grand nombre. L’ennui, c’est que le plus souvent, on se retrouve dans la même situation qu’avec le libre-échange : les gains liés à une moindre protection de la propriété intellectuelle sont diffus, alors que les pertes sont concentrées sur des lobbies influents. La question demeure toujours la même donc : quel système de droits pour la propriété intellectuelle?

SM : Très pédago dans ton approche… Ah, les vertus de la redondance 🙂

AD :  🙂 Il faut trouver un système à la fois viable (pour qu’il ne soit pas rendu inapplicable par la technologie) qui permet à tout le monde de bénéficier des avantages liés à la diffusion, sans pour autant mettre les producteurs sur la paille.
Finalement, on peut imaginer également que les lobbys des entreprises l’emportent et qu’au contraire, le système de droits de propriété devienne plus strict, que la notion de ressource commune soit réduite à sa plus simple expression. Mais cela aurait sans doute des conséquences assez nocives, et on peut se demander si un tel système serait viable.

SM : En ce qui me concerne, les choses me semblent assez claires. Ce ne serait pas une bonne chose. Mais comme toujours, on est pris entre ceux qui prônent un système libéral, moderne, progressiste etc. etc. , sauf pour eux ! Et ceux qui n’acceptent pas l’idée selon laquelle les gens qui se lèvent le matin, que ce soit pour produire des savonnettes ou le vaccin contre le sida doivent en tirer un avantage matériel quelconque, direct ou indirect, si on veut qu’ils continuent à le faire.

AD : Le débat revient à cela en effet. Reste à trouver la solution médiane.

SM : Bon, on s’en remet un ?

AD : Disons la semaine prochaine ?

SM : Ok…