Qui tue ? Les armes ou les gens ?

Rebonds sur la triste actualité américaine.

Je suis toujours un peu étonné du regard qui est porté sur le droit au port d’armes aux Etats Unis. Je suis un défenseur de la réglementation en vigueur dans notre pays. Je crois qu’il est bon que les français ne puissent acquérir une arme à feu comme ils le souhaitent [1]. Pour les Etats Unis, s’il était possible de faire marche arrière dans le temps, de revenir à la naissance du pays, il serait probablement bon – de mon strict point de vue – que les fondateurs reviennent sur ce droit. Mais en 2007, qu’espérer dans ce pays d’un renforcement des lois sur le contrôle des armes ? Je passe sur la sociologie et l’histoire du port d’armes aux Etats Unis. Non pas que ce soit négligeable – c’est essentiel. Mais c’est plus l’analyse coût-bénéfice qui m’intéresse.

L’inévitable Levitt a fait la synthèse des raisons pour lesquelles la réglementation renforcée des armes risque d’être décevante en termes de baisse de la criminalité (page 11 du document mis en lien, et aussi dans Freakonomics). Sa conclusion est que ce sont des peines de prison plus dures à l’encontre des détenteurs illégaux d’armes qui peuvent limiter la diffusion des armes à feu, pas le renforcement des lois limitant la détention.
Le raisonnement repose sur l’idée qu’il existe un stock d’armes à feu tellement important dans le pays qu’il faudrait des lustres avant qu’il ne se résorbe. L’autre argument est qu’il est toujours possible de se procurer des armes au marché noir. On peut ajouter que vu l’offre potentielle sur le marché de l’occasion, ce marché (déjà florissant pour ceux qui n’ont pas le droit de porter une arme) prospérerait en cas d’interdiction de la vente au citoyen lambda. Organiser un rachat des armes n’est guère plus opérant. Le prix payé devrait être très élevé pour qu’un nombre conséquent de détenteurs d’armes les rendent. L’utilité de la détention d’armes pour un américain moyen dépasse probablement de loin le prix qu’on pourrait lui en proposer (mettez vous dans la peau de celui qui considère qu’une arme à feu est un élément essentiel de la protection de son intégrité physique et demandez vous à quel prix vous être prêt à vous en séparer).
Difficile de ne pas être troublé quand un défenseur du port d’armes vous indique que les cas où un tueur fou a pu être stoppé avant qu’il ne réussisse un carton plein sont ceux où un autre individu armé a fait usage de son arme contre le tireur. Difficile de ne pas s’interroger sur la logique qui interdit le port d’armes sur un campus quand n’importe qui peut y pénétrer et aligner des gens désarmés. Il serait fort intéressant de faire la part des choses concernant les meurtres de masse perpétrés dans les écoles américaines. D’un côté, il y a des jeunes déséquilibrés qui se donnent ensuite la mort. La peur de mourir ne leur pose pas de problème. La peine de mort n’a visiblement pas beaucoup d’impact sur leur geste. D’un autre côté, la quasi-certitude de réussir leur sortie n’est-elle pas une incitation à agir là plutôt qu’ailleurs ? Se faire descendre avant d’avoir pu terroriser un campus, quel intérêt ? On pourra répondre qu’ils pourraient agir ailleurs. Mais quel sens donner à leur geste ? Ce qu’ils détestent n’est-il pas dans l’école qu’ils fréquentent ?
Difficile aussi de ne pas penser que parmi tous les supposés justiciers se cache le criminel de masse de demain. Après tout, on peut se demander si un jeune homme de 23 ans, sans histoires apparentes, aurait suivi le circuit du marché noir pour se procurer un pistolet automatique. La démarche a un coût. On peut alors encore se demander si raisonner globalement en matière d’homicides par armes à feu a un sens. Si la société veut éviter à tout prix les épisodes de type Littleton ou Virginia Tech et accepter l’idée que dans d’autres situations le méchant pourrait avoir une arme et le gentil non, peut-être qu’un contrôle des armes est envisageable. Mais outre que la probabilité qu’un jeune sans histoires mais perturbé ne passe pas par le marché noir est incertaine, on peut se demander ce que pèsent des tueries ponctuelles par rapport à un port d’armes jugé acceptable au quotidien.

Le cas américain montre une forme de dépendance au sentier qui rend inopérant les raisonnements simples que nous pourrions avoir en Europe. Un genre de trappe au crime qui résulte du fait qu’une masse critique d’armes en circulation a été atteinte jadis. Je serais bien ennuyé si je devais défendre un point de vue en matière de réglementation du port d’armes aux Etats Unis. Peut-être que les NRAistes me feraient pencher du côté des opposants à la libre circulation des armes. Ce serait un peu idiot aussi. En même temps, à un problème complexe, la réponse est souvent complexe. De sorte que ce ne sont pas ces quelques lignes qui permettent une approche technique du sujet satisfaisante. Rien ne dit qu’il n’est pas possible de concevoir une réglementation des armes efficace, au sens où elle aurait un impact ciblé ou large sur les homicides. La seule certitude que l’on puisse avoir, quoi qu’on veuille en dire, c’est que ce ne sont pas les armes qui tuent, mais les gens qui les portent.

Add (19/04/07) : Les nouvelles informations sur les antécédents du tueur de Virginia Tech relativisent largement le qualificatif que je lui donnais en écrivant “un jeune homme de 23 ans, sans histoires apparentes”. On retiendra aussi que ” Les observateurs se demandent comment Cho, qui était connu des services de police et avait un passé psychiatrique, a pu s’acheter en toute légalité les deux revolvers utilisés dans la fusillade.”.

Notes

[1] Y compris s’il est possible pour certains de s’en procurer au marché noir

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7 Commentaires

  1. Changer les standards des balles régleraient le problème à moyen terme. (Et en interdisant en même temps les ventes aux particuliers d’armes nouvelles produites avec le nouveau standard de balles).

    C’est souvent ce qui se passe en économie de l’informatique: pour forcer les gens à acheter les nouveaux produits, on fait des standards non-compatibles avec les anciens logiciels.

    Evidemment, ça demande une volonté forte du gouvernement pour aller contre la NRA et proposer des armes "de substitution" non-léthale, et développer des stands de tirs à balle réelle, mais d’où il est interdit de sortir les armes, etc ….

  2. Dans thinking strategically, Dixit et Nalebuff tiennent exactement le même raisonnement que toi. A partir d’un modèle cambrioleurs-habitants, ils montrent que les stratégies dominantes aboutissent à une détention d’armes réciproque. La solution dans laquelle personne ne détient d’armes à feu est supérieure mais exige une capacité de l’un des deux camps à s’engager de façon crédible à ne plus faire usage d’armes; mais dès qu’il y a un stock d’armes disponibles, cet engagement est intenable.

  3. “s’il était possible de faire marche arrière dans le temps, de revenir à la
    naissance du pays, il serait probablement bon […] que les fondateurs
    reviennent sur ce droit.”

    Ce serait anachronique, bien sûr : à l’époque, la principale frayeurs des
    framers était la tyrannie centrale.

    Paradoxalement, les États-Unis ont aujourd’hui perdu sur les deux plans :
    leur pouvoir fédéral est une menace militaire constante, et leurs milices
    locales sont tout sauf bien régulées, pour paraphraser le 2nd amendement.
    Comme quoi le vieux concept de la Guerre froide M.A.D. peut aussi
    s’appliquer intra muros.

    Oui, ma remarque était très spéculative.

    “Peut-être que les NRAistes me feraient pencher du côté des opposants à la
    libre circulation des armes.”

    Évidemment : quelle meilleure protection contre un dangereux psychotique
    arme qu’un citoyen américain sain d’esprit armé ? L’argument de la NRA est
    logiquement imparable.

    Bah, oui. Enfin, logiquement, peut-être. Mais ont-ils des travaux qui confirment l’existence du gène de “l’américain sain d’esprit” ? Soudain, j’ai un doute sur ta compréhension de ma phrase. Je voulais bien dire que je serais probablement contre le port d’armes, à cause de l’activisme de la NRA.

  4. En Suisse, chaque homme dispose chez lui de son equipement militaire (qui
    inclus un fusil d’assaut), les armes y sont en vente relativement libre et pourtant
    les meutres n’y sont pas plus importants que chez nous…

    Oui, c’est ce que dit Levitt aussi. Mais qu’en déduisez vous ? A part le titre de mon billet et sa dernière phrase, je n’en tire pas d’autres conclusions.

  5. Non non, je t’avais bien lu, mais je crois qu’on partage une forme de scepticisme envers les logiques imparables.

    (Aparté: Un certain candidat à l’élection présidentielle tente actuellement de se qualifier pour le second tour en usant presque exclusivement de ce faux bon sens.)

    Le "contre-argument NRA" est assez tordu : si tout le monde était armé, le forcené de VT aurait effectivement laissé moins de morts dans son sillage, mais pas pour la raison que l’on imagine : plusieurs étudiants qui ont été blessés ou tués ce jour-là auraient déjà été tués dans des fusillades préalables.

    Plus sérieusement, l’argument NRA m’inquiète par sa portée quasi-eschatologique. Dans l’idéal, tous les Américains recevraient une arme dans la seconde, tous les forcenés se manifesteraient dans la seconde suivante, et tous seraient aussitôt abattus.

    Même dans sa temporalité réelle, le projet de la NRA suit cette ligne : à long terme, les Américains sains se retrouveraient entre eux, en quelque sorte.

    À mes yeux c’est très intéressant parce que toutes les sociétés donnent naissance à ces fantasmes d’ablution civilisationnelle, dont les purifications ethnique ou sanitaire sont des formes souvent convergentes.

    C’est un peu morbide comme sujet de réflexion mais j’ai l’impression que si on creuse, on y trouve certains traits de raisonnement qui différencient radicalement les continents américain et européen.

  6. Avant que quelqu’un ne réinvente la roue, Michael Moore a déjà fait la même observation de blop. Au Canada, le nombre d’armes à feu par habitant est supérieure aux États-Unis, et les taux de criminalité et de meurtres par arme à feu y sont très largement plus faibles, y compris dans les États limitrophes des États-Unis. C’est encore plus fort que l’argument sur la Suisse, puisque les population sont nettement plus similaires.

    Sa thèse est que ce ne sont pas les armes à feu qui tuent, mais bien les gens, ou plutôt la peur des gens. Le message essentiel de _Bowling for Columbine_ est que la société étatsunienne vit dans une peur constante et entretenue de l’étranger, de l’autre, de celui qui n’épouse pas très précisément le même ensemble de valeurs et de comportements que moi. Cette peut incite non seulement à détenir des armes, mais surtout à s’en servir pour conjurer la peur, en supprimant la menace.

    Inversement, le Canada (ou la Suisse) sont des nations où la diversité, pour problématique qu’elle puisse être, fait aussi partie de l’identité nationale (ce sont deux États plurilinguistiques), induisant un rapport différent avec la différence.

    Il faudrait avoir des comparaisons plus large pour évaluer la thèse précise de Moore, qui veut que ce ne soit pas la culture profonde de la société étatsunienne qui soit en cause, mais l’instrumentalisation récente des médias pour mettre en exergue une peur qui justifie des pouvoir du gouvernement central toujours plus étendus, à contre-courant d’une volonté fondamentale du peuple qui préfère un gouvernement central plus faible.

    Récent… il faudrait voir, d’ailleurs. _The Fearmakers_ de date pas d’hier.

    Je ne voulais pas commenter ce qui touche à Moore. Mais je suis tombé sur ça dans Le monde d’aujourd’hui : “La 14e édition du Festival Hot Docs de Toronto, consacré au film documentaire, devait ouvrir, jeudi 19 avril, avec un film déboulonnant l’oeuvre du cinéaste américain Michael Moore. Manufacturing Dissent, en référence au Manufacturing Consent (” La Manipulation de l’opinion publique “) du pamphlétaire américain Noam Chomsky, est réalisé par deux admirateurs de Moore, les cinéastes Rick Caine et Debbie Melnyk. Mais ces derniers ont découvert un personnage controversé – des collègues de Moore disent avoir été trompés – et l’envers du décor de ses films : exagération de faits, usage d’enregistrements hors contexte. Manufacturing Dissent se conclut sur une parodie de Roger and Me (chasse à l’interview avec le PDG de General Motors) où Moore est traqué en vain pour obtenir un entretien. – (AFP.)”.

    J’aime chez Moore la capacité à poser les questions connes qu’on ne se pose plus et qu’on devrait quand même garder à l’esprit. Mais pour le reste, je préfère garder mes distances. Avec le recul, même la pathétique interview de ce crétin de Charlton Heston me laisse un drôle de sentiment.

  7. "La seule certitude que l’on puisse avoir, quoi qu’on veuille en dire, c’est que ce ne sont pas les armes qui tuent, mais les gens qui les portent."

    Certes mais l’arme facilite l’acte, il est plus facile de tuer une trentaine de personnes à l’arme à feu qu’à l’arme blanche… et encore beaucoup plus facile qu’à main nue 😮

    Vous devriez arrêter de zapper. Vous ratez des choses.

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