Quand on m’écrit, des fois je réponds…

Un lecteur m’a adressé un courrier revenant sur un récent texte publié ici. Comme j’ai trouvé les remarques critiques qui y sont formulées globalement intéressantes, discutables (dans le bon sens du terme) et courtoises, j’ai décidé d’y répondre.

Ça commence pourtant assez mal, puisque mon interlocuteur m’écrit : « Je comprends bien ta position vis-à-vis des altermondialistes et des économistes “libéraux” (c’est bien d’avoir mis les guillemets, je trouve) mais elle me semble biaisée. »
C’est une ouverture qui commence à me fatiguer : « SM, t’es un mec cool, mais un peu con-con ; tu ne vois pas qu’on te ment et qu’on te spolie ». Je précise qu’en dépit du tutoiement, ce n’est pas un proche. Bon, alors, arrêtez avec ce plan paternaliste !

La suite : « 1) contrairement à ce que tu dis (“personne ne les soupçonne de raconter des conneries plus grosses qu’eux”), les avis des altermondialistes ont très peu de crédibilité dans le monde de l’économie et même dans le monde des non-initiés. Taper dessus, d’un point de vue “scientifique”, c’est enfoncer des portes ouvertes et non faire preuve de courage. Taper dessus, d’un point de vue idéologie, c’est là aussi aller dans le sens du vent (sauf à fréquenter uniquement des étudiants gauchistes ou des gens travaillant dans des ONG). »

Oui, en effet, c’est vrai que si ça ne tenait qu’à moi, je ne dirais rien d’eux. Mais, et c’est là que je ne suis pas du tout d’accord avec la suite, il y a bien une culture alter en France, qui est diffuse et tenace. Au moins autant que celle incarnée aujourd’hui par Sarko. Certes, on trouve peu d’inconditionnels du« programme » complet. L’opposition à la mondialisation, c’est quand même eux au départ, la lutte anti-OGM, idem. Il serait bien étonnant de le nier, dans un pays où le pitoyable président a récemment fait modifier la constitution pour y mentionner un improbable « principe de précaution ». En réalité, ce qui fait qu’ils ne sont finalement pas grand chose, c’est la magnifique hybridation de l’ultra-gauche française, qui peut devenir fasciste et violente pour soutenir les Palestiniens, raciste quand il s’agit de protéger notre doux pays contre les plombiers polonais, les putes de l’Est ou encore ces gens dont personne n’a jamais vu la couleur chez la gauche noniste et beaufisante, j’ai nommé les lituaniens
Au final, il serait exagéré de dire que la France baigne dans l’altermondialisme jusqu’aux oreilles. Mais il serait faux de considérer que leurs idées sont marginalisées au point qu’il soit inutile de s’en occuper. D’ailleurs, plus le temps passe et plus je constate que si tu ne t’occupes pas d’eux, ils s’occupent de toi.

Plus loin : « 2) contrairement à ce que tu dis (“gavées d’une idéologie erronée”), il n’y a pas d’idéologie juste ou erronée, il y a juste des goûts et des couleurs. Une théorie scientifique peut-être juste ou erronée, pas une idéologie. »

Mea culpa. Cette phrase était ridicule, en effet. Ce qui est erroné est faux, et une idéologie n’a pas à être vraie ou fausse. Dont acte.

Notre lecteur poursuit : « 3) contrairement à ce que tu dis (“contrairement aux économistes “libéraux” dont tout le monde relève à juste titre certains égarements”), il est peu fréquent dans le monde autre que celui des initiés à l’économie que ces égarements soient relevés. » Je ne suis pas exactement d’accord, même si je vois ce que ça peut vouloir dire. Je ne suis pas d’accord, parce que les auteurs en question en prennent régulièrement plein les dents. Mieux, la cible, ce sont souvent les crétins qui relaient certaines de leurs idées (déjà exgérées) de façon (encore) exagérée, voire détournée (je pense à des journalistes qui jouent les savants, alors qu’ils feraient bien de retourner au service des sports). Pourtant, en un sens, il est juste de dire que ce n’est que rarement pour les bonnes raisons. En d’autres termes, il ne suffit pas de dire « c’est un auteur libéral aux idées ultralibérales » pour prouver le tort d’un économiste. Or, ce seul argumentaire, très fréquent, revient à ne pas dénoncer les « bons » errements. C’est quoi un bon errement ? C’est par exemple de dire que tel modèle conclut telle chose, alors que cette conclusion n’est valable en réalité que pour une plage de valeurs d’un des paramètres. Tant qu’on ne prouve pas que le paramètre s’y situe sans doute possible, il est difficile de conclure. C’est aussi de considérer que trois papiers théoriques sont suffisants pour assurer une position en matière de politique économique, alors que le recul nécessaire et une vérification empirique minimale n’ont pas été réalisées. Le sumum en la matière reste sans nul doute la pitoyable réflexion de Debreu, mentionnée comme il se doit dans le bêtisier, annonçant que la supériorité du libéralisme serait scientifiquement prouvée.

« Et même dans le monde des initiés à l’économie, je trouve les critiques vis-à-vis de ces égarements en général très molles, sauf quelques cas particuliers qui ont vite fait de passer pour des “éxagérés”. Par contre, l’idéologie altermondialiste est clairement perçue partout (cercles très minoritaires de convaincus mis à part) pour ce qu’elle est: de l’idéologie. » Les critiques sont molles, pour une raison simple : en se mettant dans le giron de l’économie scientifique (ou présumée telle), un auteur s’assure que ses travaux seront évalués selon les critères scientifiques et, par ailleurs, que ses prises de position plus légères, seront… ignorées par la communauté, du moins officiellement. Principe d’efficacité retenu par les chercheurs : si ce qui compte se lit dans les revues à comité de lecture, alors concentrons nous là dessus. C’est ce qui peut expliquer que certains auteurs ne voient pas leur crédibilité marquée par certains points de vue exprimés dans les media grand public. Il ne m’appartient pas de juger si cet état de fait est satisfaisant, mais c’est ainsi. Et, de ce point de vue, si les auteurs alter n’ont strictement aucun crédit scientifique, c’est parce qu’ils allient absence de méthodologie « main stream » et engagement politique marqué. En deux mots, on ignore les prises de position de Friedman et on s’intéresse à ses travaux académiques reconnus comme s’intégrant à la discipline ; et on ignore les prises de position des alter, ainsi que leurs travaux, puisqu’ils ne correspondent pas aux canons de la discipline, bien au contraire. Je trouve ça plutôt normal. Et je précise au passage que c’est bel et bien le cumul de ces deux aspects qui les disqualifie globalement. Il n’y a qu’à voir la carrière que font les régulationnistes français pour comprendre qu’on peut très bien écrire des textes très engagés et produire dans le même temps des travaux académiques régulièrement cités.

« Conclusion, il me semblerait plus pertinent et plus juste de montrer au commun des mortels que les économistes “libéraux” font dire à leurs travaux scientifiques plus qu’ils ne disent et de manière malhonnête, à des fins purement idéologiques qui n’ont rien à voir avec leurs travaux. C’est parce que le monde des économistes “neutres” ne fait pas ce boulot que des rigolos comme les altermondialistes sont obligés de le faire maladroitement, au nom de l’idéologie et non, comme il se devrait, de l’honnêteté intellectuelle. »
Oui, il faudrait plus en parler, plus clairement, pour dissiper l’atmosphère de complot qui plane en permanence autour de l’économie. D’ailleurs, contrairement à ce que je lis fréquemment chez quelques lecteurs vindicatifs, on ne se prive pas ici de marquer nos distances avec des gens comme Becker. Il n’y a qu’à lire la chronique de son bouquin Social Economics rédigée par Alexandre pour le comprendre. Il n’y a qu’à lire la courte question/réponse concernant la courbe de Laffer. Et, plus près de nous, je ne me souviens pas avoir applaudit des deux mains l’interprétation de Becker concernant Katrina. Je prétends qu’on y trouve exactement ce que vous demandez. En revanche, il est bien évident qu’il n’est absolument pas possible pour moi de laisser dire que Friedman ou Becker sont de purs idéologues, voire des génocidaires (si, si… il y a une entrée dans le bêtisier qui assimile monétarisme et nazisme). Résultat des courses, on se retrouve à défendre ces auteurs, alors qu’au fond, on n’a pas d’affinités spécifiques avec eux, juste le respect de leurs travaux, d’un strict point de vue méthodologique.
Par ailleurs, je ne crois pas du tout que les altermondialistes soient forcés de faire le sale boulot. Sans quoi, ils tiendraient le même genre de discours que nous. Non, encore une fois, leur objet est purement politique et idéologique. Il est trop facile de se présenter comme les redresseurs de tort à qui on doit tout pardonner parce que l’intention est là. Dans le genre, ceux qui méritaient réellement la palme étaient Alternatives économiques. Car, il faut rappeler aux plus jeunes qu’il fut une époque où l’engagement du journal avait d’autant plus d’impact que les critiques de tel ou tel auteur intervenaient généralement après avoir magistralement résumé sa pensée. On avait bien à cette époque une éducation économique citoyenne aux positions idéologiques claires, mais objectivées. Encore une ou deux remarques sur cet aspect. D’abord, j’étais un partisan d’Attac dans ses premiers temps d’existence, parce que la démarche affichée était bonne. Rapidement, quand j’ai vu que l’éducation citoyenne était à la sauce idéologico-approximative, voire franchement fausse économiquement, j’ai pris mes distances. Ensuite, je pense que dans certains coins, il doit bien y avoir des intervenants de l’association qui évitent d’être caricaturaux. Je crains qu’ils déçoivent profondément leur auditoire, car, en définitive, on a un bien plus grave problème dans ce pays : les gens se foutent de savoir ce qu’est la bonne économie. J’en reparle tout à la fin.

Là, j’avoue qu’avec ce qui suit, j’ai un peu ri, mais bon… « Depuis la chute du mur, le danger réel n’est plus l’idéologie d’extrême-gauche. T’en es-tu rendu compte? »

Je ne vois pas des rouges partout. Je suis d’ailleurs très étonné, une fois de plus, de me voir affublé du costume de chasseur de cocos, pendant que d’autres me rangent avec eux. Mais passons… Pour être très clair sur ce point, en tout cas, j’ignore quelle menace je devrais prendre le plus au sérieux, mais il y a une chose dont je suis certain, c’est qu’il existe bien une idéologie d’extrême-gauche qui a mis quelques années à se remettre de la chute du mur et qui depuis est active et restructurée. Je ne devrais pas citer ces ouvrages, ça risque de me porter tort et d’appeler sur moi les foudres du grand tribunal anti-droitisme, mais c’est pas grave, on peut lire le bouquin de Revel « La grande parade » ou, plus lourd, « Le passé d’une illusion » de Furet. A moins que lire le Monde diplo ne soit la meilleure façon de s’en convaincre. Cette idéologie nous a valu en France, , au moins pour partie, arithmétiquement, d’avoir Le Pen plutôt que Jospin au second tout de 2002. Ce n’est pas rien, d’autant qu’elle pollue les stratégies de gens qui n’ont rien à voir avec eux au demeurant (voir par exemple cette impressionante confusion des genres chez DSK).

En définitive, je crois qu’on peut trouver le message le plus important adressé par notre lecteur dans les phrases suivantes : « Peut-être est-ce une question de fréquentations, mais il se trouve que des slogans simplistes du genre “les chômeurs sont des glandeurs”, “celui qui veut travailler peut travailler”, “il y a trop d’impôts”, “l’impôt va dans la poche des profiteurs”, etc, j’en entends plus souvent dans ma vie quotidienne que des “les riches sont des exploiteurs”, “le FMI étrangle les pays émergents”, etc. Et ces slogans ne sont pas assénés par des étudiants ignares ou des punks marginaux, mais des gens qui ont bac+5, qui sont cadres et décideurs! Et quand je fais mine de dire que c’est des conneries, ils me sortent que tel ou tel “prix Nobel d’économie” le dit aussi, en ajoutant tout de suite “tu serais quand même pas un des ces ignares altermondialistes?”. Alors, je m’inquiète… »

Je suis moi aussi préoccupé par cette tendance. Il y a quelques mois, je m’étais trouvé en accord complet avec un édito de Denis Clerc dans Alter Eco, chose qui n’arrive pas souvent depuis des années (mais c’est déjà la troisième fois en moins d’un an…). Il y disait la même chose que notre lecteur. Depuis quinze ans, on se doit de constater qu’en matière d’emploi, de travail, de fiscalité et de protection sociale, le discours est passé d’un angélisme qui interdisait d’envisager la possibilité qu’un individu puisse tenir un raisonnement rationnel et réagir à des incitations (le chômage volontaire, ça n’existait absolument pas) à l’autre extrême, où tout chômeur, tout pauvre, est un profiteur et un fainéant (il n’y a plus que du chômage volontaire !). Je ne sais pas comment on en arrive là. Une chose que je sais en revanche, c’est que les économistes ne devraient pas avoir à en tenir compte. Je veux dire par là que si on revenait des années en arrière en sachant ce qui se dit aujourd’hui, la tentation serait grande de ne pas parler de ces « trappes à emploi » qui débouchent sur le discours « chômeur = glandeur ». Et ce serait une connerie. Je renvoie sur cet aspect à une chronique de livre que j’avais écrite il y a quelques années. Ce bouquin me semble illustrer le discours typiquement idiot à opposer aux beaufs qui, en dépit de leurs longues études, voient du glandeur partout.

Maintenant, je vais tout de même ajouter une remarque : si ces idées totalisantes se diffusent lentement mais sûrement, il y a quand même, effectivement, chez mon lecteur, des fréquentations typiques, comme il le suppose. Car, si je constate, amèrement, une imprégnation réelle des esprits, beaucoup « résistent » autour de moi (indépendamment de leur profession – oui, je ne fréquente pas que des économistes ou des enseignants…). Car il faut être aveugle pour ne pas faire la part des choses.

« Quelle idéologie politique a une caution scientifique en économie? Cette caution est-elle méritée ou abusive? C’est le devoir des économistes de dire la vérité sur le sujet et de le dire bien fort. »

La démocratie libérale est l’idéologie de la science économique d’aujourd’hui. Je crois pouvoir dire que la plupart des économistes considèrent implicitement que le marché et la démocratie sont l’arrière-plan de leur discipline et incarnent incidemment le système souhaitable. Ensuite, il se trouve que l’élément démocratique autorise la délibération, donc l’évaluation du marché d’un point de vue positif et normatif. C’est ce qui se pratique dans le corpus central de la théorie économique aujourd’hui. Mais, au juste, pourquoi les économistes devraient-ils le dire plus fort que les autres spécialistes de sciences sociales ? Il me semble que c’est une question qui se pose aussi. Et, puisqu’on y est, les physiciens devraient le faire eux aussi plus souvent. Je trouve leur relation à Dieu parfois douteuse, n’est-ce pas ? Pour conclure, deux mots sur ce que j’évoquais plus haut : l’absence d’envie de comprendre l’économie en France. De ce point de vue, Alexandre a une opinion qui se tient sur la question, puisqu’il considère que le problème n’est pas l’idéologie, mais la connerie (sic). Ce en quoi, il a largement raison car, au fond, si demain tous les gens de ce pays se réveillaient avec une connaissance basique de l’économie et une capacité à en comprendre les mécanismes, je veux bien parier en effet qu’ils abandonneraient bien des idées stupides. Je reviens sur ce que je disais plus haut : il est tout à fait possible de rencontrer chez la même personne des idées puisées dans des argumentaires fort éloignés en principe. Je reprends ici une liste intéressante que m’a envoyé à ce sujet Alexandre :
« les hypermarchés détruisent des emplois, il faut aider le petit commerce
– les échanges internationaux détruisent des emplois
– le progrès technologique détruit des emplois
– il y a de moins en moins de travail en France
– quelqu’un est responsable du sort des chômeurs (soit eux, qui sont des fainéants, soit des méchants, qui sont l’état, les taxes, les multinationales, les chinois, les arabes…)
– les inégalités augmentent en France et dans le monde
– le libre-échange ferait qu’on ne produirait plus rien en France, tout serait importé
– l’état prend trop et ne donne pas assez
– le prix des matières premières n’arrête pas d’augmenter, ce qui nous appauvrit; dans le même temps, si les habitants des pays pauvres sont pauvres, c’est parce que le prix des matières premières n’arrête pas de baisser;
– la culture française disparaîtrait sans subventions
– si les retraites n’étaient pas publiques, les vieux mourraient de faim »

En gros, ici, se mêlent les idées connes du moment, qui ont comme défaut d’avoir la vie dure par chez nous… Et, il est intéressant de constater qu’elles forment un patchwork qui n’est pour le coup ni « alter » ni « libéral ». Non, elles illustrent à tour de rôle les deux points de vue… Or, faites le test à l’occasion, demandez à une (même) personne de donner son avis sur chacune. Oui, vous me voyez venir…

Enfin, je ne peux tout de même pas me priver d’évoquer benoitement l’un des économistes les plus importants de tous les temps, l’ami Léon Walras, qui a donné son nom au modèle « walrasien », support du modèle Arrow-Debreu, lui-même cauchemar des anti-libéraux actuels. Et de rappeler non moins benoitement que Walras était socialiste.