Dans la blogosphère, il est assez aisé de se moquer d’un Attali, on ne court pas trop de risques. Dire que l’on n’est pas tout à fait d’accord avec Maître Eolas, par contre, c’est s’exposer à de grands périls. Surtout quand sur le fond, on est entièrement d’accord avec lui sur le sujet abordé. Il y a juste un point qui me chiffonne dans son réjouissant démolissage du pitoyable Christophe Barbier. (pas taper, maître, s’il vous plaît).
Le point qui me chiffonne est le suivant : Barbier évoque l’idée que la multiplication des tribunaux tend à multiplier les contentieux, et que de ce fait, la réforme de la carte judiciaire aura pour effet positif de réduire ceux-ci. Eolas résume l’argument de la façon suivante :
Si vous êtes malade, c’est parce qu’il y a trop de médecins ; si vous avez faim, c’est qu’il y a trop d’épiciers.
Vu comme cela, effectivement, l’argument semble absurde; mais, et entre autres dans les exemples cités ici, le phénomène se produit bel et bien. Oui, plus d’épiciers font augmenter la consommation de produits d’épicerie; oui, plus de médecins font augmenter les dépenses de santé.
Dans le cas des épiciers, supposez que dans une ville une petite épicerie soit remplacée par un hypermarché; il est plausible d’imaginer que la consommation des clients va avoir tendance à augmenter. Parce que l’hypermarché leur offre une plus grande gamme de produits que l’épicerie, cette plus grande disponibilité va permettre aux gens de consommer plus, peut-être même à consacrer une plus grande part de leur revenu aux produits d’épicerie, même si l’hypermarché leur propose des prix plus bas. Après tout, s’il y a un rayon vins bien garni dans l’hypermarché, je serai peut-être incité à me constituer une cave personnelle, ce que je n’aurai pas fait à l’époque de l’épicerie ne proposant que quelques références. Est-ce un problème? Absolument pas. L’argent n’a d’intérêt que dans la mesure ou il permet de consommer des biens et des services. Si je dépense plus parce que ma consommation me satisfait plus, il n’y a matière qu’à constater une amélioration pour tout le monde, hypermarché et clients. C’est par exemple ce qui s’est produit avec la téléphonie : plus d’offre a baissé les prix, et offert aux utilisateurs plus de services : au total, certains dépensent peut-être plus, mais obtiennent en contrepartie beaucoup plus.
Le cas de la médecine est plus délicat. Dans ce domaine, les économistes ont constaté depuis longtemps que l’augmentation du nombre de médecins dans une ville ou une région produit une augmentation des dépenses de santé – mais bien souvent, sans que cette augmentation des dépenses ne produise d’amélioration particulière sur la santé moyenne des habitants. C’est que la médecine est un marché bien particulier, dans lequel peut régner l’aléa moral : si le client de l’hypermarché a une idée relativement précise de la satisfaction qu’il va retirer de l’achat d’une nouvelle poele à frire (encore que?) le client du médecin se trouve dans une situation ou il ignore totalement son problème, contrairement au médecin : un peu comme le garagiste qui vous dit « c’est les vis platinées, faut tout changer », il a donc la possibilité de vous faire consommer plus de soins médicaux que nécessaire, sans que vous ne disposiez d’aucun moyen de savoir si ces soins sont utiles ou non. Au total, plus de médecins conduisent à plus de dépenses, sans que la santé des gens ne soit particulièrement améliorée.
En somme, la vraie question est la suivante : les services fournis par la justice ressemblent-ils plutôt à l’épicerie, ou à la médecine? Il y a des arguments dans les deux sens. Il y a aléa moral lorsqu’on se rend chez un avocat : celui-ci peut par exemple surestimer face à son client ses chances de succès, sans que le client ne dispose d’aucun moyen de savoir la réalité. C’est possible, mais est-ce fréquent? Et surtout, en quoi la présence ou l’absence d’un tribunal dans la ville du plaignant va-t-elle changer quoi que ce soit? Les frais de transport jusqu’au tribunal ne représentent, après tout, qu’une part minime du coût d’un contentieux au tribunal. Et ce phénomène ne s’applique qu’à des contentieux bien particuliers, dans lesquels les gens peuvent choisir d’aller, ou non, au tribunal. En somme, si l’aléa moral peut exister en matière de justice, la proximité de celle-ci n’y change rien.
Reste donc l’autre possibilité : les services fournis par un tribunal sont de l’ordre de l’épicerie, pas de la médecine. Qu’en somme, une disponibilité plus grande de ces services conduise effectivement plus de gens à les consommer, mais que dans l’ensemble, ils en retirent des avantages. Il y a peut-être plus de contentieux en matière de divorce ou de droit du travail aujourd’hui, mais cela apporte un réel service aux gens, qui ne sont plus obligés de devoir rester avec un conjoint non désiré et peuvent obtenir des conditions plus satisfaisantes lors d’un divorce. Il y a peut-être plus de contentieux en matière de construction immobilière, mais peut-être aussi moins de gens spoliés par des constructeurs indélicats. Il y a peut-être des cas dans lesquels il y a véritablement inflation judiciaire; mais dans ces cas, la ressource disponible en trop grande quantité n’est-elle pas la loi elle-même, avec un législateur toujours prompt à traiter n’importe quel problème de chien écrasé avec une nouvelle pile de lois? L’inflation judiciaire vient-elle de ce qu’il y a trop de tribunaux, ou trop de lois mal fichues?
Pour rester sur la question de la réforme de la carte judiciaire, si cette réforme apporte des avantages, et des économies de fonctionnement, il est possible d’adopter la démarche Delpla-Wyplosz : identifier les perdants, et leur offrir une compensation. Les diverses parties prenantes peuvent certainement estimer le coût pour leur activité du déplacement des tribunaux : la vraie question est de trouver une procédure de compensation. Et si la compensation coûte trop cher par rapport aux gains estimés de la réforme, peut-être faut-il se demander si vraiment, cette réforme était opportune.
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Vous ne traitez que de la justice civile, où les particuliers initient les procès. Mais en matière de justice pénale ? Est-ce parce qu’il n’y aura plus de tribunal local que les maris violent vont moins taper leur femme ?
Si c’est le cas, il est urgent de supprimer tous les tribunaux !
Un procès se gagne ou se perd, et le nombre d’appels est limité. Même avec la présence de procéduriers fous la demande sera contenue. En médecine de ville, vous pouvez récolter une dizaine de prescriptions pour des examens divers et autant d’ordonnances chaque jour. Vous pouvez aussi faire le tour des services d’urgences hospitaliers du département et y faire encore autant de check-up complets (et croyez bien que ça coute très cher). Le DMP qui a déjà englouti des millions est un échec lamentable ; la sécu contrôle très mal : la demande de soins et sans limites, l’offre suit.
Que je sache, les ouvriers licenciés pour cause de mondialisation ne sont guère "indemnisés" à la Delpla/Wyplosz. Les commerçants et artisans qui les avaient pour clientèle ne le sont pas davantage. Les propriétaires fonciers pas davantage. Pourquoi faudrait-il davantage indemniser les avocats, avoués, huissiers et autre professions protégées reste pour moi un mystère, surtout si on considère qu’en choisissant des professions libérales vivant essentiellement de commandes publiques, ils savaient fort bien ce qu’ils risquaient. C’est un peu la faiblesse de tout le raisonnement de Delpla/Wyplosz : pourquoi vouloir soudainement indemniser alors qu’on a jamais raisonné comme ça et que ça ne fonctionnait pas plus mal pour autant.
Vous dites "…sans que cette augmentation des dépenses ne produise d’amélioration particulière sur la santé moyenne des habitants"
Comment est mesurée la santé moyenne des habitants et donc son amélioration (statistiques, sondages, ….)
Y-a-t-il un indicateur précis ?
Ce sont des indicateurs de santé publique type mortalité, ou espérance de vie.
en suite a la reponse au 4: Pourtant l’esperance de vie augmente bien, non. Et le fait d’avoir un meilleur suivi medical augmente probablement l’esperance de vie, meme s’il n’a probablement pas d’influence immediate sur l’etat de sante – quoique, depister un cancer plus tot augmente de beaucoup les chances de survies, et le depistage systematique est typiquement un cout de sante sans effet positif dans la plupart des cas.
De plus, n’est-il pas envisageable qu’il y ait un effet de seuil: comme les francais sont en bonne sante, une amelioration perceptible demande *beaucoup* plus de couverture ?
Comme vous dites, « probablement ». Et en fait, pas tant que cela. L’économiste Robin Hanson a pas mal de données sur le fait que la hausse des dépenses médicales n’améliore pas la santé.
Voilà pourquoi j’aime la blogosphère… Lors de la rédaction de mon billet, quand je suis arrivé à mon analogie de raisonnement, je me suis dit "Tiens, je suis sûr que les éconoclastes trouveraient à redire sur l’absurdité apparente de ces affirmations…". j’ai même un temps cherché d’autres formules, avant de me dire "Ho, je les laisse. Le commentaire des éconoclastes sera intéressant…".
Bingo.
Bon, je vous assigne quand même, bien sûr, mais c’est à contrecoeur. C’est juste pour ma réputation.
Je n’ai pas d’avis sur la justice, je suis incompétent, mais concernant la médecine, je me souviens d’une étude, il y a quelques années, qui montrait que le nombre d’hystérectomies (ablation de l’utérus), réalisées dans une région française, ne dépendait pas de sa population, mais du nombre de chirurgiens qui y exerçaient.
Autant pour moi (Vous pensez a un article en particulier? ca m’interesse). Reste que dans le lien entre depistage du cancer (e.g.) et chances de survie est etabli. Ces chances de survie varient beaucoup d’un pays a l’autre (e.g. UK vs. europe continentale, a en croire la BBC).
@7
Tiens, oui c’est une idée, je me ferais bien une petite hystérectomie.
La médecine est un marché… et ça se résumera à cela au cours de ce quiquennat.