Lorsque le Figaro a recruté E. Mougeotte comme directeur des rédactions, je me suis demandé ce qui pouvait motiver le recrutement d’un individu au delà de l’âge de la retraite, dont la carrière journalistique a commencé à l’époque de l’ORTF, et qui n’avait pas l’air de savoir grand-chose sur son domaine. Vous me direz, c’est peut-être ce que veulent les lecteurs, et surtout, les dirigeants de ce journal précisément; mais cette explication n’est pas convaincante. Après tout, celui-ci n’est qu’un exemple d’une pratique répandue dans toute la presse : la tendance à recruter toujours les mêmes aux postes de direction.
Si l’on observe les directions des quotidiens, et des magazines d’information, on a en effet l’impression de voir toujours les mêmes têtes, jouant une sorte de jeu de chaises musicales, quittant tel organe de presse pour aller exercer exactement les mêmes activités dans un autre, tandis que le partant de l’autre fait de même. Surtout, on n’a pas l’impression que ces changements, ou ces dirigeants, aient un impact très positif sur ce qu’ils dirigent : l’actualité récente nous montre au contraire qu’ils font remarquablement tous la même chose, et que ce n’est pas terrible. Pourtant, les journaux ne manquent pas de gens de qualité : comment expliquer que le marché du travail des dirigeants soit si limité?
Il faut noter aussi que le marché des dirigeants dans la presse n’est pas le seul concerné : celui des entraîneurs de club de football y ressemble, avec le sentiment d’y trouver sans cesse les mêmes têtes, qui tournent de club en club, sans pour autant y obtenir des résultats très probants. Là aussi d’ailleurs, les têtes en question sont celles d’anciens joueurs, que l’on voyait à l’époque ou les matchs étaient commentés par l’ORTF.
Un Louis Chauvel verrait là la mainmise de la génération des baby-boomers, qui ne veulent pas lâcher la main, sur les postes de pouvoir. L’économiste aurait plutôt tendance à voir une manifestation de l’économie des superstars, ce mécanisme par lequel, lorsque le talent est rare et potentiellement très rentable, il est démesurément rémunéré. Sauf qu’on a du mal à voir en quoi il y a là des talents extrêmement rares.
Chris Dillow, à partir d’un excellent article, apporte une clé possible à ce mystère, dans les domaines des acteurs de cinéma et des dirigeants de grandes entreprises. ce qui est rare, ce n’est pas le talent, mais le talent révélé. Supposons que pour connaître les capacités d’un individu à un poste, il soit nécessaire de le faire travailler avec du capital extrêmement coûteux : un blockbuster hollywoodien, ou une grande entreprise. Dans ce cas, identifier les capacités des individus devient très coûteux, et ce coût ne peut que difficilement être partagé avec les propriétaires du capital. L’identification des capacités, la révélation du talent, devient un problème très épineux. Sur un tel marché du travail, on va rencontrer trois conséquences :
– cette activité emploie une énorme quantité d’individus médiocres, juste au dessus de la limite du niveau acceptable de compétence; et ces gens sont très bien payés. Il est préférable de recruter ce genre d’individus, déjà testés, plutôt que de courir le risque d’une expérience pouvant conduire à un gros échec.
– dans ce secteur, la production est de piètre qualité, et à un coût élevé. C’est normal, puisque cette activité est remplie de gens à peine compétents, plutôt que de vrais talents.
– les rares personnes disposant de qualités authentiques sont extrêmement bien payées.
Dans l’industrie cinématographique, cela explique pourquoi le système des studios, dans lequel les acteurs étaient recrutés sous des contrats à long terme avec un studio, produisait de meilleurs films. En signant un contrat à long terme, un acteur partage avec le producteur le coût de la révélation de ses capacités; cela permet à de meilleurs acteurs d’être recrutés, réduit les coûts, et permet alors de faire un plus grand nombre de bons films. Aujourd’hui, parce que le talent des acteurs et des cinéastes est plus difficile à identifier, il existe d’énormes inégalités entre acteurs, des films très coûteux et beaucoup de très mauvais.
Je ne sais pas dans quelle mesure ce modèle s’applique aux dirigeants de presse ou aux entraîneurs de clubs de football : mais ces trois caractéristiques du modèle me semblent étonnamment réalistes dans ces secteurs, ce qui pourrait signifier que le talent y est difficilement détectable. Si tel est le cas, on n’a pas fini de s’énerver sur certains grands moments de presse.
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C’est marrant mais quand j’ai appris la nouvelle je me suis posé exactement la même question : pourquoi lui ?
Ma première réaction fût celle-ci : et si le lectorat du Figaro ressemblait étrangement aux téléspectateurs de TF1 ?
Puis en y réfléchissant un peu, et même si je ne lis pas le Figaro, je me suis dis que non, ce ne doit pas être la raison. Le Figaro est un journal de référence et de qualité (même si je ne partage pas beaucoup son point de vue) et il m’est physiquement et intellectuellement impossible de dire la même chose de TF1…
j’ai donc cherché une explication ailleurs. Je me suis dis un peu la même chose que Chauvel et Dillow réunis (bon la classe en moins, okay !) : en gros, il existe une élite (caractérisée par l’appartenance aux mêmes milieux et à la même génération) qui s’accapare les plus hautes fonctions de notre société… Mougeotte change de strapotin comme Guy Lacombe est passé du PSG à Rennes ou comme Djibril Cissé du banc de Liverpool à celui de Marseille (ça c’est une spéciale dédicace à Gizmo)…
On retrouve ce phénomène dans tous les milieux : en politique, Borloo est passé du jour au lendemain d’un ministère à l’autre (punition!), Juppé de l’ecologie à la Mairie de Bordeaux (bon ok dans ce cas-là, l’élite est plutot très localisé sur Bordeaux)…
Bref, les portefeuilles changent mais les hommes (et les femmes) restent…
Seule la mort permet le renouvellement des générations, c’est ancestral (regardez l’Académie Française !!) et ce n’est pas pret de changer !
N’oubliez pas le phénomène de réseau (de connivence) qui fait que l’on a tendance à recruter une connaissance, par retour ou création d’obligation.
Le milieu de l’information (surtout aux "hautes" fonctions), comme celui de la communication, est un tout petit monde…
Ou le coté rendre un dernier hommage à un homme qui a travaillé toute sa vie dans la presse en lui donnant un beau titre mais pas de travail réel (Au grand Jury sur LCI il a le visage d’un mort, et sur RTL, on entend sa respiration difficile. Genre cancer des poumons en phase terminal).
Tiens, ça me donne une idée de cadeau de Noël pour économiste qui ne sort pas le nez des bouquins mais veut bien consacrer un peu de temps à se divertir à regarder un film qui peut éventuellement être considéré comme parlant d’économie de superstars : "L’honneur des Prizzi", qui parle, pour l’essentiel, du recrutement et des carrières dans une maffia.
Il y a un peu de sang, mais c’est tellement vieux que normalement, il n’y a pas de quoi faire peur à un enfant de dix ans.
http://www.amazon.fr/LHonneur-Pr...
Et pourquoi pas l’effet chaman déjà idenbtifié chez les grandes entreprises. Là encore on a des structures capables de se mouvoir presque sans la présence d’une tête décideuse (les sous-directeur de rédaction et la concertation des porffessionnels du journalisme pour pour les premiers, le staff et les joueurs d’expérience pour l’équipe de foot). Après tout quelle est la part de Perrin dans la réussite actuel de l’OL? Certes c’est un entraineur qui a fait ses preuves mais il n’a pas non plus fait de grande chose lorsqu’il était à l’OM alors pourquoi lui plutôt qu’un autre, à part le fait qu’il a réussit une fois à hissé un club au niveau de la ligue 1 (c’était l’estac je crois).
@ Sarc : pour confirmer ce que vous dites, Le Guen a mené l’OL à plusieurs titres de champion de France puis depuis qu’il est parti, on ne peut pas dire qu’il réussisse : Glasgow Rangers et maintenant PSG…
Ce post et ces commentaires mes surprennent un peu. Si il est interressant de penser les situations en termes théoriques, je ne perçois pas une partie passionnante de la recherche: l’expérience. C’est surtout l’effet chaman qui m’y a fait penser. Pour mon expérience, l’effet chaman marche dans un seul cas : la socièté a un monopole qui éponge sans fin les erreurs des chamans. il n’y a pas de chaman chez les PME sous traitantes de la grande distribution ou de l’automobile ou du batiment…
Je vous trouve bien optimiste :-). Cela dit, j’aurai tendance à vous rejoindre sur un point : ce qui fait qu’une organisation est dirigée par des gens compétents, ce n’est pas que leur compétence a été détectée a priori, mais plutôt que son environnement sanctionne rapidement l’incompétence. C’est une caractéristique générale des économies d’ailleurs : le système est plus intelligent que ses participants.
Nouvelle preuve que les mécanismes économiques laissés à leur spontanéité ne produisent que de la médiocrité – en plus des inégalités. Bravo pour l’article.
Si c’est la leçon que vous en retirez, c’est bien dommage. Même sans « spontanéité » (je me demande ce que cela pourrait signifier dans ce cas – le retour à la nomination des directeurs de rédaction par l’administration publique?) le problème reste entier. Au passage d’ailleurs, le même mécanisme appliqué à la désignation démocratique des dirigeants politiques donne le même résultat…
Sans nullement vouloir ouvrir de polémique stérile, ai-je tort d’imaginer que la théorie néo-classique ne peut que difficilement représenter d’éventuelles collusions entre individus (pactes de loyauté, "dettes d’honneur", comportements à première vue irrationnels, mais se justifiant par des pacte de solidarité illimitée entre familles, individus, clans ?)
Oui, vous avez tort 🙂
Mais dites moi "économiste" connaisseur, etes vous sûr que l’on puisse parler d’un "marché" des dirigeants, au sens où, j’imagine, vous concevez le marché ? Moi ma réponse est non.
J’ai hélas perdu les références d’une interessante analyse qui montrait un point étonnant sur le comportement des dirigeants : il s’agissait de comparer l’éfficacité des dirigeants recrutés en externe par rapport à ceux qui ont fait leur carrière dans la société. L’analyse disait que l’éfficacité des externes était plus forte les 2-3 premières années mais que sur la durée celle des internes était bien meilleure. Mais ce n’était là qu’une analyse qui n’a servi à rien.
Et pour être un peu polémique, je dirais qu’il y avait Ambroise Roux hier et qu’il y a Claude Bébéar aujourd’hui !!! Rien ne change.
Nous extrapolons nos désirs de lecteurs sur le processus de recrutement du Figaro. Qui sait ce que voulaient vraiment les dirigeants du Figaro en recrutant M. Mougeotte ? Un rachat à terme par TF1 peut-être, ou un réseau capable d’apporter des infos "exclusives" sur le Président, etc ?
En tout cas, le coût de révélation du talent (je parlerais plutôt de risque de recrutement) est tel pour des postes élevés que peut-être si vous étiez dans la peau du recruteur vous prendirez aussi M. Mougeotte : on pourra beaucoup moins vous le reprocher s’il se plante que si vous aviez recruté un inconnu qui s’avère nul !
Vous supposez dans votre analyse que ce qui fait le talent du dirigeant
de média aux yeux de son recruteur est public, ou du moins qu’il vous est
connu. Qui dit que le recruteur tienne à ce que ses critères soient révélés ?
Qui dit qu’ils soient avouables ?
Prenons un exemple : un système qui fonctionnerait, dans la réalité, selon un
principe de réseau, voire clanique, si ce n’est même… mafieux, tout en en se
dissimulant derrière un paravent de professionnalisme et de démocratie,
peut-il avouer ses critères réels sans détruire le paravent qui l’abrite ?
Dans la rationalité de votre analyse, ne conviendrait-il pas d’intégrer la
rationalité des jeux de pouvoir et de leur hypocrisie ?
La 3eme conséquence de la théorie de Chris Dillow m’intrigue.
Ne faudrait-il pas plutot lire :
– les rares personnes disposant de qualités authentiques ET déjà révélées sont extrêmement bien payées.
Au fait, combien de milliardaires putatifs méconnus ?
Le "marché" du travail journalistique est très segmenté. Pour les nouveaux entrants, pas passés par une école ou ayant suivi une école "non reconnue" (par la profession), les mécanismes de marché s’appliquent. Pour ceux qui passent par une école reconnue par la profession, donc disposant d’un réseau d’anciens, le recrutement est très souvent opéré par cooptation. Pas de mécanismes de marché donc. Les pointures médiatiques jouent à fond cette dynamique du réseau. Sinon, comment comprendre que la plupart des présentateurs de JT et les rédacteurs en chef viennent tous de la même école, le CFJ ?