Pensées aléatoires en corrigeant des copies

C’est pas tout ça, mais cela ne fait guère avancer mes copies, que je dois finir de corriger pour le mois dernier. Dans l’un des sujets, une question suscite des réponses suscitant quelques interrogations existentielles. La question est la suivante :

1- Expliquez comment, dans certaines circonstances, une sécheresse qui détruit la moitié des récoltes de l’année peut être une bonne affaire pour les agriculteurs (NB : toute réponse du type “impôt sécheresse” est considérée comme fausse).

2- Si tel est le cas, pourquoi les agriculteurs ne détruisent pas d’eux-mêmes leurs récoltes?

Réflechissez bien à votre réponse, et passez à la suite.

La réponse espérée par le correcteur (moi, donc…) ressemble à ceci :

1- Si la sécheresse réduit l’offre, mais que la demande est peu élastique, le prix du produit agricole considéré peut plus que doubler par rapport à la situation d’une récolte “normale”. Dans ce cas, ce que les agriculteurs perdent en volume de vente est plus que compensé par la hausse des prix (on peut même faire un joli diagramme offre-demande pour expliquer).

2- Pour bénéficier de cet effet en l’absence d’une cause extérieure comme une sécheresse, il faudrait que les agriculteurs s’entendent pour restreindre tous en même temps leur production. Or plusieurs facteurs les en empêchent. Premièrement, ils sont nombreux et dispersés et peuvent difficilement se coordonner. Deuxièmement, même s’ils parvenaient à un accord de limitation de production, chacun d’entre eux pris isolément aurait intérêt à “tricher” en élevant sa production; s’il est seul à le faire, cela ne baissera pas les prix et il pourra vendre plus à un prix maintenu élevé par les autres. L’accord serait donc difficilement tenable; au total, aucun d’entre eux ne réduit sa production.

Cette question fait partie d’un pool constitué depuis quelques années, et je la ressort de temps en temps, avec toujours le même genre de résultat (qui font que c’est, en général, dans mes examens, l’une des questions servant à mettre 18 à ceux qui ont déjà 16). A la première question, et malgré un avertissement pourtant explicite, près de la moitié des élèves répondent “les agriculteurs reçoivent des subventions en cas de sécheresse”. On me dira que l’avertissement fait référence à des impôts, pas à des subventions; mais on peut attendre d’étudiants qu’ils soient plus intelligents que des journalistes et les hommes politiques pour lesquels les subventions sont simplement “débloquées” auprès du ministère des finances. Quelle que soit la façon dont on la considère, cette réponse est donc déprimante. Quant à la seconde question, ce n’est pas compliqué, elle ne suscite qu’un pourcentage dérisoire de bonnes réponses. Les réponses fréquentes sont “les agriculteurs touchent des subventions à la production, donc ils sont incités à produire plus” ou de façon plus ennuyeuse “il est interdit de détruire ses récoltes”. On est loin de la réponse attendue.

Cette remarque n’a pas vocation à discréditer des élèves qui sont plutôt plus astucieux que le grand public, de bonne volonté, et dont les réponses ne sont, à y réflechir, pas si absurdes. C’est l’exercice qui est éloigné du monde réel en raisonnant sur l’agriculture comme s’il s’agissait d’un marché libre, et en négligeant les très nombreuses interventions publiques et subventions dont celle-ci fait l’objet, au point que raisonner sur l’agriculture sans penser aux subventions est totalement irréaliste. Les subventions agricoles sont non seulement devenues une partie “naturelle” des marchés agricoles, elles sont aussi extrêmement populaires, et pas seulement en France; aux Etats-Unis, l’attitude vis-à-vis de celles-ci n’est pas différente de la nôtre (voir par exemple ce post). La question “étant donnée l’importance de l’alimentation, le gouvernement doit-il subventionner l’agriculture” suscite partout des réponses très positives.

Voilà quelque chose qui mérite de s’interroger d’un point de vue d’économiste. Car enfin, s’il y a bien un secteur dans lequel les effets nocifs des subventions sont identifiés (voir par exemple cela ou cela), où l’absence d’effet positif des subventions est bien connu, et dans lequel les subventions sont une redistribution à rebours qui bénéficie à ceux qui n’en ont pas besoin, c’est bien le secteur agricole. Pourquoi alors les subventions y sont considérées comme aussi naturelles?

Quant à l’argument de l’importance du secteur agricole, il devrait aboutir exactement à la conclusion inverse; c’est précisément parce que l’agriculture est un secteur important, complexe, qu’un mécanisme décentralisé comme le mécanisme de marché est beaucoup plus à même d’y apporter une régulation satisfaisante qu’une intervention centralisée. Les exemples historiques d’agriculture administrée sont en général catastrophiques; et si l’on peut trouver une légitimité aux politiques agricoles dans le contexte particulier de l’époque de la reconstruction de l’Europe (ou il s’agissait de répondre à un problème urgent de pénurie de denrées standard) il est bien difficile de voir en quoi elles sont aujourd’hui adaptées au contexte actuel qui exige au contraire des produits différenciés et la satisfaction d’une demande extrêmement sophistiquée. Comment se fait-il que l’avis inverse ait un tel succès? Est-ce une simple expression du biais d’incompréhension du mécanisme de marché?

Quel est le problème, en l’affaire? C’est que peu de gens ne semblent supposer qu’un mécanisme dont les intentions sont positives (l’agriculture, c’est important, car la nourriture, c’est vital) puisse avoir un résultat négatif. On semble partir du principe que dès lors que quelqu’un disposant d’un pouvoir agit avec des intentions bénignes, il est inconcevable que le résultat aille à l’encontre du bien commun. Un mécanisme dans lequel chacun poursuit des fins individuelles, comme le mécanisme de marché, fera toujours l’objet d’un soupçon et il faut un gros effort pour imaginer que quelque chose de spontané puisse être “la meilleure, ou la moins mauvaise, issue possible”; et que les efforts pour corriger ce quelque chose de spontané ne seront pas forcément couronnés de succès.

On touche là d’ailleurs à une faiblesse majeure de l’analyse économique. On y dispose d’une littérature abondante sur les échecs du marché; Il n’existe pas d’analyse équivalente des échecs des gouvernements. On me dira qu’il existe toute la théorie dite du “public choice” sur ce sujet; mais ce n’est pas faire injure aux auteurs qui s’y consacrent que de constater que le degré d’analyse de ces problèmes n’a pas le niveau de précision, et d’intégration dans le “mainstream” économique, de l’analyse des échecs du marché. C’est que le sujet est infiniment plus complexe. Les économistes savent ce qu’est un marché qui fonctionne bien, et donc ce qu’est un marché fonctionnant mal; il est alors relativement aisé de définir le “correctif théorique” idéal. Mais essayer de déterminer quels sont les motifs déterminant les interventions publiques; les processus par lesquels les intentions deviennent des actions concrètes; les conséquences de ces actions; tout cela peut être plus ou moins décrit sous forme qualitative, mais il est bien difficile d’y arriver à des résultats aussi tranchés que, au hasard, la définition théorique d’une taxe optimale sur le carbone.

Cela participe d’ailleurs d’une faiblesse plus générale de l’analyse économique : une compréhension assez médiocre des mécanismes internes des organisations (qu’il s’agisse d’Etats, d’administrations, ou d’entreprises). ce qui est fâcheux, car celles-ci sont extrêmement importantes. Dans un article célèbre, Herbert Simon faisait la remarque suivante; considérons que dans une économie, les allocations de ressources par le marché soient représentées par des traits rouges, et les allocations institutionnelles (à l’intérieur des familles, des entreprises, des organisations diverses…) par des points verts; un visiteur venu de l’espace verrait alors l’économie mondiale sous forme de grosses taches vertes reliées entre elles par quelques traits rouges. Le public choice, mais aussi des économistes comme North, Williamson, ont fait considérablement progresser la connaissance des économistes sur la façon dont les institutions déterminent les comportements économiques, dont les organisations fonctionnent; mais les questions d’analyse comparative des allocations marchandes et administrées n’ont guère progressé depuis les débats entre Hayek et Oskar Lange.

On peut déplorer que de mauvaises politiques économiques soient si populaires, mais il faut reconnaître que cela renvoie en partie au moins aux insuffisances actuelles de l’analyse économique. Il est facile, dès lors à ceux qui veulent promouvoir un agenda favorable à telle ou telle catégorie au détriment du reste de la société de laisser de côté l’argumentation économique dans son ensemble, pour promouvoir et mettre en oeuvre des politiques dont les effets néfastes sont pourtant identifiables. Cette incapacité à modifier le réel vient, au moins en partie, de l’incapacité de le comprendre suffisamment. ern matière agricole, on peut constater empiriquement que les subventions sont corrélées avec le PIB par habitant : plus celui-ci est élevé, plus elles augmentent. Comment cela se fait-il? Il y a plusieurs explications possibles, je vois mal comment trancher entre celles-ci.

Et tant qu’à appliquer ce raisonnement, on peut se poser une autre question; L’éducation est elle aussi très importante. Pourtant, elle continue d’être dans la majorité des pays, produite par le gouvernement, d’une façon encore plus administrée que l’agriculture. Dans les circonstances économiques, politiques et sociales de l’époque ou ces systèmes éducatifs ont été mis en place – fin 19ème, début 20ème – cela se justifiait. Mais y-a-t-il d’autres raisons que le “on a toujours fait ainsi” pour que ce soit toujours le cas aujourd’hui? Je n’en sais rien, et je retourne à mon paquet de copies.

Alexandre Delaigue

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8 Commentaires

  1. Plus de 50% des agriculteurs (au sens "cotisants à la MSA", pour ne pas dire 66%) ne touchent aucune subvention. Tel est par exemple (généralement : il y a eu des exceptions ponctuelles) le cas des viticulteurs, maraichers, apiculteurs, forestiers, pisciculteurs).

    Globalement, en France, le niveau de subventionnement public de l’agriculture est probablement inférieur et certainement comparable à celui de la presse, (qu’on compte ou non l’audiovisuel public dans le calcul).

  2. Si le sujet organisations et biens publics vous interesse, vous devriez fouiner dans les travaux de Tim Besley et Maitreesh Gathak. Ghatak fait meme un cours (les notes de cours, excellentes, sont en ligne sur sa page web LSE) sur le sujet. econ.lse.ac.uk/staff/mgha…
    Leur papier non formel, Public good and economic development (Besley et Ghatak 2004), est agreable a lire et resume bien les problemes et leurs resultats de divers papiers theoriques. Les questions posees sont public versus prive, quelle repartition des droits de proprietes en cas de partenariat public-prive, quel est le role de la motivation des employes et quels systemes incitatifs devraient etre mis en place, etc.
    Bref, vu les questions soulevees dans votre billet, ca devrait vous plaire. En meme temps, je dis ca mais au rythme ou vous semblez lire vous avez surement deja lu tout ca il y a belles lurettes!

  3. Quel prof !

    A la première question, je n’aurais pas eu tous les points. J’aurais répondu qu’une sécheresse pourrait susciter un besoin d’innovations techniques (irrigations, decouverte des engrais…) dans la lignée des explications de Jared Diamond sur la révolution néolithique (cf Steel, Guns and Germs) et que ce progrès technique aurait permis d’augmenter la productivité des agriculteurs et donc leur revenu, mais cela ne correspond pas vraiment au terme de "bonne affaire" qui implique (après lecture de la correction) un gain a court terme…

    Sur la popularité des subventions, j’aurais envie de répondre deux choses:
    1/ Les subventions sont populaires en soi (comme les impôts sont impopulaires) car très rarement les deux sont liés. Vous trouverez rarement quelqu’un répondre qu’aider les cafetiers, les pauvres agriculteurs, les infirmières, les enseignants, les petits commerçants, les artisans… est une mauvaise chose et rarement quelqu’un vous dira qu’il préfère payer plus d’impôts (au mieux que les plus riches que lui doivent le faire).
    2/ Il y a quelque chose d’identitaire très profond avec la bouffe (enfoui dans notre cortex) qui fait que l’on ne souhaite pas laisser le marché tout seul s’occuper de nous nourrir (la encore un reste de la révolution néolithique?). Dans le cas français, c’est encore plus marqué pour de nombreuses raisons historiques (pays de paysan ou maintenant de petit-fils de paysans).

    Les subventions proportionnelles au PIB: je ne vois pas trop la difficulté. Les subventions sont proportionnelles au revenu des agriculteurs donc au PIB. Si vous voulez subventionner un agriculteur suisse pour qu’il élève des vaches sur les pentes du Valais, il va falloir lui donner plus d’argent que si vous subventionnez un agriculteur indien….

    Par contre tout à fait d’accord sur les manques de la science éco sur l’intérieur des institutions. Mais la discipline commence à s’y intéresser: sur l’éducation, par exemple, la taille des classes, la question du school choice (cf l’article de The Economist sur la question la semaine dernière qui donne une répond à vos interrogations – mériterait un post d’ailleurs pour le discuter), l’impact de l’absenteisme des profs (dans les pays en voie de développement)… il y a tout un champ d’étude à l’intérieur de la boite noire éducation…

  4. Flute, une fois de plus, je me rends compte que j’aurais du prendre éco en option. Au dernier concours, j’ai question questions sociales et j’ai mangé un rateau alors qu’en éco, j’avais tout bon.
    Là, je lis tes questions et vlan, c’est ainsi que j’aurais développé mon argumentation.
    D’un autre côté, c’est fastoche pour moi, je vis dans le département le plus agricole de France : suffit d’observer et d’ouvrir toutes grandes ses esgourdes pour apprendre!

    Bon courage pour les copies!

  5. D’abord, de temps en temps, vous pourriez varier un peu en parlant du gel…..(pour les piéger)
    Et puis, je n’ai pas su répondre à la question, parce que cette moitié des récoltes détruite-(s)- cette moitié-là, dans ma tête, elle est géographiquement localisée. Et TOUS les agriculteurs de cette zone sèche font la totalité de cette moitié détruite.(je suis très binaire) Et pour eux, je ne vois pas l’ombre d’une possibilité de bonne affaire.
    Bon,la question était théorique/systémique.
    Tout bien considéré, le gel est plus réaliste: toutes les ménagères ont vu flamber le prix du poireau à la moindre rigueur d’hiver.
    Et le gel épargne -en général- une part de la récolte de chacun, qui peut ainsi envisager sinon la bonne affaire, au moins la compensation des pertes.
    En fait, il faudrait parler de REDUCTION de récolte, pas de destruction. Ou alors ça devient trop facile ?? pour la 2ème partie ?
    C’était pour le plaisir .
    merci à vous

  6. Si l’instruction n’était plus de niveau national (sans même des circulaires pour normaliser le quota de connaissances pour chaque tranche d’âges), on arriverait non pas à des écoles privées mais à des écoles d’entreprises ou corporatistes.
    A l’extrême limite, un poupon commencerait sa scolarité en rentrant dans une crêche subventionnée par Renault, et suivant la main d’oeuvre prévue dans le plan à 15 ans finirait soit ingénieur, soit OS (chez Renault bien sûr).
    Et encore c’est le meilleur des cas, car sinon il pourrait rentrer dans une crêche de ferronerie et n’aurait d’autre choix que de finir maréchal-ferrant.

  7. Au delà des subventions directes, l’agriculture est quand même très dépendante de l’encadrement technique extérieur, des coopératives. Cela viens du choix historique de faire beaucoup d’entreprise individuel plutôt que de créer des grandes exploitations. Les exploitations familiale résiste mieux aux crises mais ont du mal à développer une structure commercial ou technique.

    Je suis presque agronome 4 mois et quelques jours, si je valide mon stage), les petits producteurs dépendent beaucoup des coopératives, en ce moment je suis en stage en Guyane le rôle de la chambre d’agriculture est énorme (la station où je travail assure la gestion de l’élevage de plusieurs pisciculteur en plus de fournir des alevins)

    L’agriculture est condamné à être un activité très encadré par l’état, mais il faut bien reconnaitre que les subventions sont inutiles.

  8. Les agiculteurs bretons avaient compris avant les autres ce mécanisme. Souvenez-vous d’Alexis Gourvennec qui organisait les destructions de choux-fleurs dans les années 60. Il avait compris cette théorie de l’élasticité de la demande, et sa personnalité permettait de répondre à la deuxième question. Ces destructions organisées firent un tel scandale que l’Etat préférera déverser des tombereaux de subvention pour ramener l’ordre.
    Alexis Gourvennec est mort en février dernier :
    blog.ouest-france.fr/inde…

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