Milton Friedman, 1912-2006

Il y a des jours ou l’on comprend les journalistes qui rédigent les nécrologies de personnes encore vivantes mais dont on pense qu’elles pourraient mourir bientôt. Car au moment d’évoquer Milton Friedman, décédé la semaine dernière, il est difficile de trouver à ajouter à ce qui a été déjà écrit, que ce soit par Piketty dans le dernier Libération, commenté par Jules (qui évoque aussi les articles de Becker et Posner), ou Bernard Salanié, pour se limiter à la langue française (en anglais, un excellent article est celui de Samuel Brittan dans le FT). Quelques idées pourtant.

Friedman l’économiste

Une bonne façon de comprendre l’influence que Friedman a eu sur l’économie et la société est de le comparer avec Keynes. Comme Keynes, il a été qualifié d’économiste le plus influent du siècle. Comme Keynes, il doit sa célébrité pour sa capacité, à un moment donné, à déceler les contradictions de ce qui fait consensus parmi tous ses collègues et à en déduire une perspective radicalement nouvelle sur l’économie; comme Keynes, il doit son immense célébrité à une coïncidence : la rencontre d’un nouveau problème avec de nouvelles idées. Pour Keynes, cela a été la grande dépression des années 30; pour Friedman, cela a été la stagflation des années 70. Enfin, tous les deux ont le même statut dans la science économique : ce sont des saints patrons, qui ont inspiré un très grand nombre de successeurs qui en ont fait des objets de culte tout en laissant de côté l’essentiel de ce qui constituait leur apport. On peut dire aussi qu’aujourd’hui, nous sommes tous keynésiens; mais que dans le même temps, nous sommes tous friedmaniens, et ce malgré la fausse opposition entre “monétaristes” et “keynésiens” avec laquelle on a pollué les cervelles de générations d’étudiants en économie, avant de se rendre compte que ce qui distingue les deux perspectives est infiniment plus restreint que ce qui les rapproche.

En quoi consiste l’apport de Friedman? Alors que dans les années 50 le consensus parmi les économistes tournait autour de la “synthèse entre keynésianisme et économie néoclassique”, et l’idée que l’action budgétaire et l’instrumentalisation de l’arbitrage inflation-chômage permettait de parfaitement réguler les cycles économiques, Friedman a apporté deux critiques dévastatrices. La première a consisté à étudier ce qui, dans les années 30, avait réellement causé la Grande dépression. Il a montré alors que le vrai problème n’avait pas été un problème d’insuffisance de la demande globale (à corriger par des dépenses publiques) mais par une action de la réserve fédérale, qui en réponse à un choc conjoncturel normal – la chute des cours boursiers – avait mené une politique monétaire extrêmement restrictive, conduisant à la ruine du système bancaire (un mouvement imité dans la majorité des pays, amplifiant la récession partout dans le monde). Données à l’appui, Friedman changeait toute la perspective sur les causes des dépressions : l’incapacité des banques centrales à moduler de façon efficace la masse monétaire. La solution? Selon Friedman, faire en sorte que la masse monétaire, quoi qu’il arrive, augmente progressivement.

Si la prescription est désormais passée de mode (sauf pour le très obtus Jean-Claude Trichet) le principe de base en est resté : fondamentalement, une récession est causée par une trop petite quantité de monnaie chassant une trop grande quantité de produits. La solution? En cas de récession, la banque centrale doit augmenter la masse monétaire. Ce mécanisme peut sembler abstrait (l’exemple souvent cité par Krugman de la coopérative de baby-sitting peut la rendre plus claire) mais il s’agit de l’une des idées les plus importantes du siècle. Pourquoi le krach boursier de 1987, dont l’ampleur a été supérieure à celle de 1929, n’a pas causé de récession mondiale? C’est qu’entretemps, Milton Friedman était passé par là; la réponse de la fed, contrairement à celle des années 30, a été d’injecter massivement de la monnaie dans l’économie américaine.

La seconde critique émise par Milton Friedman au consensus du keynésianisme hydraulique des années 50 a été la prévision selon laquelle l’utilisation de la courbe de Phillips pour réguler l’activité (si trop de chômage, il faut un peu plus d’inflation, et inversement) conduirait à une hausse de l’inflation, la quantité nécessaire d’inflation pour “acheter” une baisse du chômage étant vouée à augmenter; il rejoignait en cela la critique de Phelps. La stagflation des années 70 devait lui donner raison; le succès des politiques de désinflation menées par la suite est directement inspiré de ses conceptions. Il faut noter un paradoxe : tout en constituant une critique de l’utilisation de la courbe de Phillips, la désinflation repose entièrement sur son mécanisme, puisqu’elle implique de provoquer sciemment une hausse du chômage pour supprimer l’inflation; une fois l’inflation vaincue, il est alors possible de revenir au plein emploi.

L’analyse de Friedman est donc aujourd’hui au coeur de toutes les politiques macroéconomiques et à la base de la disparition de l’inflation : son influence sur la situation économique des pays est donc considérable. Paradoxalement pourtant, cette analyse est assez éloignée des perspectives des économistes. En matière de politique des banques centrales, le concept de base est plutôt aujourd’hui la règle de Taylor; les modèles macroéconomiques se sont éloignés de la perspective de Friedman pour se fonder sur les anticipations rationnelles; Au total donc, comme Keynes, Friedman est à la fois partout, et nulle part.

Friedman l’idéologue

Mais en réalité, si Friedman est connu du grand public, c’est plus pour sa promotion permanente du libéralisme et du marché libre; l’article de Piketty sur ce plan évoque la société du mont pélerin, les sympathies supposées de Friedman pour la junte chilienne et présente friedman comme un “individu peu sympathique”. Mais ces critiques reposent en partie sur des malentendus. Sur ces points, on pourra se référer à cette interview de Friedman qui met beaucoup de choses au point (notamment la question chilienne).

Il est de bon ton aujourd’hui de présenter les économistes qui ont constitué la société du mont pélerin après la seconde guerre mondiale d’idéologues un peu sectaires et totalement déconnectés des réalités. Après tout, le communisme s’est effondré, les états-providence n’ont pas conduit au socialisme et à la fin de la démocratie; pour résumer, Hayek avait tort en écrivant “la route de la servitude”. Cette critique, pourtant, néglige des points cruciaux. Tout d’abord, qui écrivait à propos de “la route de la servitude” In my opinion it is a grand book…. Morally and philosophically I find myself in agreement with virtually the whole of it: and not only in agreement with it, but in deeply moved agreement? Keynes. Les inquiétudes de l’après-guerre, de voir les économies des pays de l’ouest dériver vers le totalitarisme via l’économie administrée, n’étaient pas seulement celles d’une petite coterie, mais constituaient un risque réel et largement reconnu. Dire que leurs prévisions ne se sont pas réalisées ne prouve rien : c’est le propre des prophètes de malheur que d’espérer que leurs prévisions ne se réaliseront pas. L’influence des intellectuels libéraux (pas seulement les économistes) a permis d’apporter aux débats politiques de l’époque la diversité et la contradiction qui ont évité aux sociétés développées de dériver. Même l’état-providence suédois a tenu grâce en partie à l’arrivée au pouvoir de libéraux qui en ont limité les dérives. Par ailleurs, si dans un siècle le réchauffement climatique ne se produit pas parce que les sociétés ont réduit leurs émissions de gaz à effet de serre, que faudra-t-il dire? Que les savants d’aujourd’hui sont des ignorants faisant des prévisions fausses, ou se féliciter parce qu’en les écoutant, on leur a donné tort? C’est le paradoxe du prophète efficace : s’il est suffisamment convaincant, il sera probablement mis en tort par les faits.

Sur la question du “soutien aux dictatures” qui ont l’avantage de museler les pauvres et de pouvoir mener des réformes libérales (ce que semble suggérer Piketty) il s’agit ni plus ni moins d’une manipulation de l’argument. L’argument, tel que présenté par Hayek, était le suivant : si dans un pays l’Etat est totalement incapable de faire quoi que ce soit, alors peu importe qu’il soit démocratique ou non; à choisir même, il vaut mieux un Etat minimal non démocratique (un souverain totalement impotent) plutôt qu’un régime démocratique dans lequel on décide par le vote de spolier une minorité au bénéfice de la majorité. Dans cette perspective le modèle n’est pas, contrairement aux idées reçues, le Chili de Pinochet, mais plutôt des cités-Etat comme Hong Kong dans lequel le gouvernement n’était pas élu, mais n’avait strictement aucun capacité d’action, économique ou autre. On peut désapprouver l’argument, mais il rappelle que dans une bonne société, les droits des individus doivent primer sur ceux de l’Etat, fût-il démocratique : une leçon que l’on a une fâcheuse tendance à oublier dans nos sociétés de plus en plus paternalistes et autoritaires.

Il y a enfin, chez Friedman, un autre paradoxe. Il est présenté comme l’archétype de l’économiste libéral de droite. Pourtant, quelles ont été les causes auxquelles il a consacré le plus d’énergie? La suppression de la conscription; la légalisation de la consommation des drogues; le système des “vouchers” permettant aux enfants pauvres d’accéder aux meilleures écoles via un financement public; et surtout, l’aide aux pauvres via un système d’impôt négatif (système d’ailleurs âprement défendu par Piketty). On peut encore être pour ou contre, mais il est difficile de voir là des causes très marquées à droite.

Le paradoxe s’accroit encore si l’on constate que les politiques de privatisations massives et rapides (les “thérapies de choc”) n’ont pas été mises en application par Friedman (même s’il en approuvait le principe) mais plutôt par des individus ou des organisations champions du constructivisme (comme Jeffrey Sachs). C’est la revanche de la complexité sociale chère à Hayek : les sociétés résistent toujours aux grands plans conçus d’en haut, même lorsque ces grands plans sont à vocation libérale. Au bout du compte, il restera de Friedman des mesures efficaces parce qu’inspirées par le désir de simplicité et l’idée qu’en général, les individus savent mieux déterminer ce qui est bon pour eux; idée qui est peut-être pas toujours vraie, mais dont l’application conduit souvent à mettre en oeuvre la diversité d’opinion nécessaire aux succès. C’est l’idéologue Friedman qui est célèbre aujourd’hui; mais c’est le chercheur qui restera.

Alexandre Delaigue

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7 Commentaires

  1. L’ambiguïté autour de Milton Friedman me semble entre autres reposer sur l’ambiguïté existant aujourd’hui sur le terme de « libéralisme ». En fait, les libéraux politiques français sont des conservateurs qui utilisent éventuellement le libéralisme en économie mais sont paternalistes et conservateurs sur le plan social et le plan des mœurs. Un libéralisme complet est autant économique, que politique, social etc… Je n’approuve personnellemnt pas toujours, mais ce libéralisme « intégral » m’intéresse aujourd’hui pour contrer la tendance paternaliste de la société française.

    En France, on ne retient que les aspects économiques du libéralisme, et on les classe à droite (pas toujours à tort). Friedmann est finalement plus proche de certains anarchistes libertaires.

    Sur l’interprétation de la crise des années 1930, je suis un méchant historien qui s’énerve devant les interprétations des économistes glorieux:

    – il n’y a pas une crise, mais des crises, et cela peut expliquer que Friedmann et Keynes aient produits des analyses toutes deux pertinentes, mais contradictoires.

    – Un exemple type est l’Allemagne: le krach d’octobre 1929 a-t-il provoqué la crise allemande? Non, les facteurs de crise sont présents dès 1925, le chômage n’est jamais bas dans les années 20, et il explose dès 1928… Dans les archives, Stresemann signale que le Reich est en crise dès décembre 1928 à Briand. Schacht, président de la Reichsbank, alerte son gouvernement dès juin 1928.

    (voir les analyses de Borchardt et Ritschl sur la crise allemande).

    Voilà, je crois avoir un peu digressé, désolé.

  2. Merci pour ce post très intéressant et assez équilibré. Je n’ai pas grand chose à ajouter si ce n’est que la distinction que vous faites entre "l’idéologue Friedman" et "le chercheur Friedman" me paraît un peu exagérée dans la mesure où une caractéristique de Milton Friedman est précisément d’avoir cherché à appliquer avec rigueur le "raisonnement économique" à des sujets "politiques" (un auteur a dit un jour que Milton Friedman et Paul Samuelson avait la même compréhension de l’économie mais que Friedman appliquait ses théories aux questions politiques; sans doute caricatural et injuste envers Samuelson, mais pas complètement faux).

    J’ai été surpris par l’article de Thomas Piketty, qui me semble faire preuve de l’arrogance des gens qui ont la certitude d’être du bon côté (en cela, il me fait un peu penser à Pascal Salin). Que Friedman soit critiquable sur certains points, c’est tout à fait clair (l’article assez critique de Richard Posner que vous mentionnez m’a d’ailleurs beaucoup plus) mais je trouve que l’article de Piketty tappe un peu en-dessous de la ceinture.

    Cela me ramène à Friedman. Malgré ses idées très tranchées et les simplifications dont il a fait preuve sur certains sujets, il me semble qu’il a essayé de garder le débat sur le terrain des idées. C’est probablement une des raisons qui lui ont valu le respect d’économistes démocrates, tels que Larry Summers, qui a récemment écrit qu’il avait un énorme respect pour lui, bien qu’il ait probablement toujours voté différemment. C’est, je crois, une des leçon à retenir de Friedman (en particulier pour les lecteurs de ce blog qui vous sont tombés dessus suite à votre excellent post sur l’interdiction de la cigarette dans les lieux publics … et je n’ai jamais fumé une cigarette de ma vie !).

  3. Sur le lien entre politique monétaire et monnaie (en réponse notamment à la critique de la position de la BCE à travers le "sauf pour le très obtus Jean-Claude Trichet"), je me permet de signaler une récente conférence sur le sujet à Francfort, qui fait les point sur le pour/contre le maintien d’un pilier monétaire dans la stratégie d’une banque centrale (4th ECB Central Banking Conference, "The role of money: money and monetary policy in the twenty-first century", http://www.ecb.int/events/confer...

  4. N’étant pas économiste, je me permets d’avoir deux remarques naives sur le sujet:
    1) j’ai cru comprendre que les gouvernants les plus pragmatiques agissaient à la fois sur le défict et sur la masse monétaire quand il en était besoin (une espèce de bithérapie), meêm si ceux qui agissent sur chacun des deux leviers sont en théorie indépendants)
    2) De la même manière que l’acumulation de la relance par l’inflation a produit des effets pervers de la stagflation, ne peut on craindre que l’accumulation des injections de monnaie ne produise des bulles spéculatives?

  5. inactinique : le problème de la crise des années 30 n’est pas d’expliquer son arrivée : il y a toujours eu des fluctuations économiques et des cycles. La vraie question, c’est de savoir pourquoi un cycle banal s’est transformé en catastrophe économique de grande ampleur. C’est à ce problème que Keynes et Friedman ont apporté des explications. Sinon, l’ambiguité sur le libéralisme en France provient de ce qu’il y a des intellectuels libéraux (de qualité variable) en France, mais aucun politique. Ce qu’on appelle en France le "libéralisme social" c’est le paternalisme dans sa version socialiste (c’est à dire pour l’essentiel octroyer des avantages sociaux à des minorités clientèles); ce qu’on appelle le "liberalisme économique" c’est le dolorisme père fouettard de l’ajustement structurel et de la compétitivité qui sert de discours économique à la droite, pour laquelle le marché implique l’absence de choix (alors que pour Friedman, le marché c’est la liberté du choix et l’autonomie de l’individu). Le libéralisme d’un Friedman, dans cette perspective, n’est pas bon ou mauvais : il est incompréhensible.

    Verel : le problème c’est que le levier budgétaire n’est pas très efficace en pratique : c’est l’action monétaire qui compte. Sinon, le risque de bulle existe en effet; pour friedman cela impliquait une politique prévisible de croissance régulière de la masse monétaire. Aujourd’hui, c’est plutôt une focalisation sur quelques indicateurs cibles (comme une inflation visée) qui n’exclut pas de prendre en compte les évolutions de prix d’actifs.

  6. N’a-t-il pas écrit "Une société sans Etat"? Est-ce simplement de la théorie économique? Friedmann n’a pas défendu que des idées, il les a mises en pratique avec une certaine idélogie contrairement à ce que vous croyez. Quant à l’expression de Rocard, elle a dépassé sa pensée mais il y a eu, et il y aura probablement des dégats considérables, dont on ne mesure pas l’importance (humains, entreprises, intellectuels…)au "débit" de ces modèles de pensée terriblement destructifs finalement en terme d’inéquité, d’inégalité des deux facteurs de production que sont le travail, et le capital.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Vous ne vous seriez pas trompé de billet, par hasard ?

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