Les réformes fiscales auxquelles vous échapperez (probablement)

On cogite sur le système fiscal à Harvard. Chacun de leurs côtés, avec un co-auteur, Greg Mankiw et Alberto Alesina proposent des modifications de la fiscalité. Pour Mankiw et Weinzierl, il faudrait moduler les taxes en fonction de la taille des personnes; pour Alesina et Ichino, il faudrait taxer les hommes plus que les femmes (voir aussi cet article du FT). Quel raisonnement les conduit à ce genre de résultats?

Le principal problème posé par la fiscalité est celui des incitations. Si les taux d’imposition supportés par les individus sont élevés, ceux-ci renonceront à travailler plus parce que cela n’est pas assez rémunérateur. C’est ce que l’on appelle l’incidence d’une taxe : sa simple existence restreint l’activité économique et réduit de ce fait le bien-être social. Il faut noter que ce problème d’incidence est indépendant du niveau, ou du caractère redistributif, des taxes. Il se pose que les impôts soient fort et très redistributifs, ou non.

Supposons une société composée d’un individu qui gagne 100 000, et de 10 individus qui gagnent 10 000 (le revenu total étant donc de 200 000). La dépense publique à financer est de 80 000 (40% du revenu total). On veut que la charge pèse lourdement sur le premier individu (le plus riche) et moins sur les autres; on adopte par exemple un impôt de 60 000 sur le premier individu (un taux de 60%) et de 2 000 sur chacun des 10 autres (soit un taux de 20%). Le problème est alors le suivant : supposons que l’individu le plus riche découvre qu’en travaillant plus, il pourrait gagner 20 000 de plus, mais que cet effort supplémentaire lui impose un désagrément qu’il renoncera à supporter s’il ne reçoit pas pour lui au moins la moitié du revenu issu de cet effort; dans notre exemple, il renoncera à le faire et tout le monde y perdra. Si l’Etat appliquait à ce revenu supplémentaire un taux d’imposition marginal plus faible que pour le reste, par exemple de 40%, il pourrait gagner 8 000 de recettes publiques supplémentaires et de ce fait baisser les impôts payés par les 10 plus pauvres de 800 chacun (leur faire passer leur taux d’imposition de 20% à 12%), ce qui constituerait une redistribution considérable.

La solution théorique à ce problème est l’imposition préalable. Dans un tel système, l’Etat détermine le revenu que chaque contribuable est capable de générer pour l’année prochaine, et lui annonce combien il va payer d’impôts. Cette imposition forfaitaire déterminée, le contribuable sait alors que tout revenu supplémentaire qu’il obtiendra sera en totalité pour lui : il est donc incité à travailler le plus possible, afin de maximiser son revenu après impôt. Il est facile de voir aussi pourquoi cette solution théorique est inapplicable : l’Etat ne peut pas facilement déterminer par avance ce que les contribuables sont susceptibles de gagner. Il s’agit d’un problème classique d’asymétrie d’information : les contribuables ont intérêt à dissimuler leurs capacités à gagner de l’argent afin de réduire leur imposition préalable. Au total la seule chose que l’Etat peut observer est le revenu de l’année écoulée – et c’est celui-là qui est taxé, avec tous les effets désincitatifs que cela entraîne.

La seule façon de résoudre ce problème est de découvrir un déterminant du revenu potentiel des individus. Mais ce n’est pas simple, car il faut que les individus ne puissent pas agir sur ce déterminant. Imaginons par exemple que, constatant que les gens ayant fait plus d’études ont des revenus plus élevés que les autres, on décide d’augmenter les taxes avec le niveau d’études : cela entraînerait les gens à faire des études moins longues, et tout le monde y perdrait.

D’où l’idée de Mankiw et Weinzierl : taxer les individus en fonction de leur taille. L’idée n’a rien de saugrenu. Les économistes savent depuis longtemps que la taille est un bon déterminant des revenus des individus; les individus plus grandes gagnent plus que les individus plus petits. Mieux même, c’est la taille relative à l’adolescence qui est déterminante; La raison en est simple, c’est que la taille et les performances intellectuelles des individus sont reliées (voir aussi ici pour une présentation de ce genre de travaux). Dans ces conditions, taxer plus fortement les individus de grande taille par rapport aux autres est une façon de taxer, par avance, un déterminant du revenu futur de la personne. Il s’agit bien évidemment d’une chose contre laquelle les gens ne peuvent pas grand-chose, car leur taille est assez largement indépendante de leur volonté. Taxer les grandes plus fortement que les petits serait donc à la fois juste et efficace.

C’est une raisonnement du même style que tiennent Alesina et Ichino, mais en se fondant sur une autre différence initiale contre laquelle les gens ne peuvent rien : le genre (on imagine mal un individu changer de sexe uniquement pour payer moins d’impôts…). Selon eux, il faudrait baisser le taux d’imposition supporté par les femmes, et augmenter – d’un peu moins – celui qui est supporté par les hommes. Il en résulterait au total une baisse du taux d’imposition global, plus d’activité économique, et une diminution du déséquilibre entre hommes et femmes sur le marché du travail. La raison en est simple : l’élasticité de l’offre de travail par rapport au revenu est plus forte pour les femmes que pour les hommes. ce qui signifie concrètement que si l’on réduit le taux d’imposition sur les femmes, celles-ci vont augmenter leur temps de travail fortement; alors que si on augmente le taux d’imposition pour les hommes, ceux-ci vont certes réduire leur activité, mais moins que la hausse pour les femmes. Au total, cela permet donc d’augmenter l’activité (et les revenus après impôts) des femmes pour une réduction modique pour les hommes; là aussi, nous avons une réforme fiscale à la fois juste et efficace.

On pourra rétorquer que ces réformes fiscales sont discriminatoires; mais on peut noter qu’elles ne font en réalité que corriger des discriminations déjà existantes sur le marché du travail, tout en accroissant l’efficacité.

Pour ma part, ne souhaitant pas être en reste, je propose une autre réforme fiscale à la fois juste et efficace : il faut taxer plus fortement les gens qui vivent maritalement que les célibataires (idée trouvée chez Chris Dillow). Il y a plusieurs raisons à cela. Premièrement, les gens qui vivent maritalement disposent d’un revenu réel plus élevé que les célibataires, parce qu’ils peuvent bénéficier d’économies d’échelle de consommation considérables : ils n’ont par exemple besoin que d’une cuisine pour deux, d’un abonnement téléphonique, peuvent acheter des produits en plus grande quantité et bénéficier ainsi de prix plus avantageux, etc. A cet effet principal s’ajoute celui que les gens vivant maritalement sont entre 10 et 20% plus riches que les célibataires et sont beaucoup plus heureux que ceux-ci, et qu’ils sont en bien meilleure santé. Des considérations élémentaires de justice sociale imposeraient donc de taxer plus les gens vivant maritalement que les autres.

Et l’efficacité économique, me demandera-t-on? S’ils sont plus taxés, les gens renonceront à vivre maritalement, et il en découlera une moindre natalité. Mais c’est oublier qu’encourager le célibat est une façon extrêmement efficace de réduire les dépenses publiques, et par là même les besoins du système fiscal. Les gens vivant maritalement génèrent une part considérable des dépenses publiques, essentiellement en infrastructures publiques. Ce sont eux qui occupent l’habitat pavillonnaire et sont de ce fait à l’origine de la péri-urbanisation, imposant la construction de réseaux (par exemple de distribution d’eau) très inefficaces et coûteux. En y ajoutant leurs besoins en services publics, on peut penser que taxer plus fortement la vie maritale contribuerait à significativement réduire les dépenses publiques – et de ce fait les taux d’imposition pour tout le monde. Et les retraites, qui les paiera, me demanderez-vous? Mais n’oublions pas que l’effet de la natalité sur le ratio de dépendance est bien plus faible que l’effet du vieillissement sur celui-ci. Or nous avons vu que les célibataires vivent significativement moins longtemps que les gens vivant en couple : augmenter leur nombre contribuerait bien mieux à résoudre la question des retraites que les avantages multiples dont bénéficient actuellement de fait les gens vivant maritalement. Je ne sais pas pourquoi, mais je doute fortement que cette mesure, pourtant juste et efficace, soit un jour adoptée…

Alexandre Delaigue

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7 Commentaires

  1. Je préfère proposer de taxer les pauvres plus que les riches. D’abord ils sont beaucoup plus nombreux, ce qui fait qu’en leur prenant moins on pourra donner plus a ceux qui n’ont que presque tout. Et comme ca il seront obligé de travailler encore plus ce qui sera bon pour le PIB.

  2. Bête question de néophyte. Intuitivement, j’aurais crû que
    confronté à une hausse d’impôts, un agent allait augmenter
    son volume de travail pour obtenir le même revenu après
    impôts ?

    Sauf si bien sûr, les taux d’imposition et/ou les volumes
    horaires de travail sont déja si élevés que travailler plus
    pour gagner plus ne leur parait pas rentable. Mais bon,
    intuitivement là encore, j’imagine qu’on en est loin.

    En fait, ce que je me demande, c’est si ces papiers ont
    raison de modéliser des agents qui se préoccupent de leur
    salaire horaire (ouh la chic mon salaire horaire net
    augmente de x%, je vais en profiter pour travailler y% de
    plus) et non pas de leur salaire total (oh chic mes impôts
    baissent de x%, je vais en profiter pour travailler x% de
    moins, comme ça je reste dans ma cible de revenus). Ou bien
    c’est moi qui suis une grosse feignasse atypique par
    rapport à l’agent moyen.

  3. Sur la taille, il me semblait que si la corrélation Taille / revenus était très bonne pour les hommes, elle n’était pas parfaite pour les femmes. A partir d’une certaine taille (+ 1m85) elle avait tendance à diminuer.

    Mais pour en revenir à votre article, un impôt unique sur la personne genre Pol-Tax, éventuellement corrigé par les facteurs que vous donnez, mais surtout par l’origine sociale des individus, remplirait parfaitement les objectifs que vous décrivez.

  4. Ces considérations sur la corrélation entre intelligence et taille sont-ils des consignes de votes cachées de votre part? Je m’interroge…

    Imposer les gens selon leur taille porterait quand même un coup dur à l’industrie de manufacture de talonnettes…

  5. Bonjour,

    Un commentaire sans rapport avec ce post pour vous dire un grand merci
    pour vos explications sur le modèle ISLM, trouvées grâce à un google pour
    une fois performant. Clair et synthétique, c’est rare.

    Accessoirement, merci aussi pour les blagues sur les économistes (ben oui, le
    temps de concentration moyen d’un étudiant sur son travail est de 10
    minutes). Etant nulle en éco, j’envisage maintenant sérieusement d’en faire
    ma profession.

    Ah, aussi: étant une femme de petite taille, je soutiens les réformes fiscales
    proposées ci-dessus. Et si on pouvait exonérer les moins de 25 ans de toute
    charge et leur donner des entrées au cinéma gratuites pour faire baisser les
    stats de la violence, je prends aussi.

    Loora

  6. N’y a-t-il pas mieux encore que le célibataire isolé ? Le célibataire vivant en communauté religieuse, bien sûr ! Ce dernier cumule tous les avantages sans provoquer aucun des "dommages" du couple. L’économie monastique risque cependant de rebuter les sceptiques… Sauf miracle, bien sûr !!!

  7. Alain:

    Je ne crois pas que la distinction salaire horaire-salaire total change grand chose: du moment que le salaire dépend de manière proportionnelle du temps de travail, ce n’est qu’un jeu d’écritures et le modèle dirait exactement la même chose.

    Par ailleurs, le raisonnement de ces papiers est sans doute plutôt: Je suis plus imposé, à ce prix là autant me tourner les pouces et aller à la pêche plutôt que de travailler.

    En fait, le fait qu’on travaille plus ou moins quand le revenu horaire augmente dépend de l’effet substitution et de l’effet revenu entre le loisir (ou plus généralement temps non travaillé) et l’argent (qui permet de s’acheter tout le reste que du loisir). Les effets revenus et substitution sont expliqués dans le lexique de ce site:
    econo.free.fr/scripts/lex…
    (En effet le prix du loisir est égal au salaire horaire puisque quand on choisit de prendre une heure de loisirs en plus au lieu de travailler, ça nous coûte une heure de travail… enfin dans la belle théorie économique)

    Je ne sais absolument pas si l’un des deux est réputé pour être le plus grand dans ce cas précis.

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