Le marronnier de septembre, édition 2006

Alors que la couverture de l’Express de la semaine dernière comprenait le prix de l’immobilier, le salaire des cadres et un dossier spécial foire aux vins (mais où vont-ils chercher tout ça…) les lecteurs habitués de notre site savent que sur Econoclaste, le marronnier du mois de septembre est l’interrogation sur le gagnant du prix Nobel d’économie. Greg Mankiw vient de dégainer, et d’indiquer la liste des gagnants vus par Thomson Scientific. Le gagnant sera donc (roulement de tambour) :

Jagdish Bhagwati, Avinash Dixit, Paul Krugman pour la théorie du commerce international, ou

Dale Jorgenson (techniques quantitatives), ou

Oliver Hart, Bengt Holmstrom, Oliver Williamson, pour l’économie des coûts de transaction.

L’année dernière, Thomson Scientific voyait Eugene Fama et Kenneth French, Robert Barro, Paul Romer, et ce fut Schelling et Aumann; il n’y a pas forcément de raisons de croire à leur pronostic cette année. Néanmoins, chacune de ces trois possibilités serait un bon choix. La nouvelle théorie du commerce attend son Nobel depuis un bon moment; et parmi ceux qui l’ont élaborée, ces trois noms sont effectivement les plus plausibles. Le choix de Jorgenson aurait lui aussi sa logique; depuis quelques années, le Nobel tend à revenir à des économètres matheux. Enfin, Hart, Holmstrom et Williamson récompenseraient un domaine d’étude qui a considérablement modifié la théorie de la firme, et a été très utilisé. A ces trois, et sur le même sujet, on pourrait ajouter Paul Milgrom.

Personnellement, je sens bien Paul Romer cette année : le livre de David Warsh a été très remarqué, et constitue un portrait héroique de Romer et de la nouvelle théorie de la croissance. Cela peut créer l’occasion de récompenser la théorie de la croissance, même si c’est un domaine qui pose problème; Il faudrait aussi récompenser Robert Lucas, qui a déjà eu son Nobel pour autre chose (et personne n’a jamais eu deux Nobels dans la même discipline Rectification : en fait si). Alors qui d’autre sur ce domaine? Robert Barro? Dans un autre sujet, la finance peut avoir un nouveau Nobel avec Eugene Fama. Mais la finance subit en ce moment les assauts de mathématiciens (comme Benoît Mandelbrot) et de physiciens qui mettent à mal l’hypothèse de marchés efficients; on peut craindre que récompenser la finance néoclassique n’aille contre le sens de l’histoire (LTCM a pu vacciner le jury Nobel vis à vis de la théorie financière).

L’année dernière, j’avais dit que ma préférence allait à Thomas Schelling ou William Baumol. J’avais été satisfait, mais du coup, je serai surpris de voir de nouveau un ancien économiste inclassable comme Baumol récompensé (je serai aussi surpris d’avoir raison de nouveau). Ce sera donc autre chose. Voici donc mon pronostic du coeur pour cette année : Jean Tirole. Pour plusieurs raisons : d’abord, c’est un candidat plausible, cité chaque année comme vainqueur potentiel pour ses travaux. Ensuite, ce serait la consécration du laboratoire d’économie industrielle de Toulouse, qui a compté les meilleurs économistes français et contribué à redorer le blason de l’économie nationale. Ensuite, parce que son dernier livre, consacré à la finance d’entreprise, change totalement la façon de voir son sujet. Il est vrai que la théorie des jeux a été récompensée l’année dernière, mais un ticket mettant Tirole avec la théorie des coûts de transaction pourrait faire un beau Nobel consacré à la théorie de la firme. Une raison moins avouable, mais que je donne quand même : j’en ai un peu assez qu’Allais soit le seul Nobel d’économie français. Il a toute sa vie été un peu toqué, mais avec l’âge, cela ne s’est pas arrangé, et ses interventions publiques et derniers livres hallucinés me mettent mal à l’aise.

Bien évidemment, comme chaque année, tout commentaire lançant le sempiternel débat “le prix Nobel d’économie n’est même pas un vrai prix Nobel d’abord, et pis l’économie n’est pas une science, et pis c’est toujours des ultralibéraux qui gagnent, et patati et patata” sera impitoyablement censuré. Ce post n’est pas là pour ça.

Alexandre Delaigue

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12 Commentaires

  1. le prix Nobel d’économie n’est même pas un vrai prix Nobel d’abord, et pis l’économie n’est pas une science, et pis c’est toujours des ultralibéraux qui gagnent, et patati et patata…

    Non sans rire, le côté super spécialiste de l’article me laisse un peu de glace…

    Et puis arrêtez de conseiller sans cesse des bouquins, je vis à Paris et la place dont je dispose pour ranger ces livres n’est pas extensible, je gère des ressources rares !!!

  2. Ah oui, JEAN TIROLE PLEASE!!! Pourquoi?
    Ses contributions à plusieurs domaines sont tellement claires qu’on peut y trouver inspiration pour un nombre incalculable d’applications. Il suffit de voir la diversité de ses publications ces dernières années (sans compter les 15 années précédentes…), toutes dans des revues prestigieuses et sur des sujets les plus divers: finance d’entreprise, finance internationale, propriété intellectuelle, et une série sur psychologie et économie, mais aussi assurance chomage (avec Blanchard), etc. j’en oublie sans doute.
    De plus, chacun de ses livres s’avère être un chef d’oeuvre de synthèse et de clarté, accessible à des générations d’étudiants à tous niveaux et chercheurs qui veulent maîtriser de nouveaux outils.
    Donc non seulement il produit théories et applications pour les revues les plus prestigieuses, mais en plus il les diffuse à travers ses ouvrages, afin que les autres puissent voir plus loin depuis ses épaules de géant.
    Enfin, ça serait un sacré bel hommage au regretté Jean-Jacques Laffont.
    Bref, GO JEAN TIROLE!
    C’est quand les résultats?

  3. > et personne n’a jamais eu deux Nobels dans la même discipline.

    Ah bon ???

    John Bardeen, Prix Nobel de Physique en 1956 et 1972

    Frederick Sanger, Prix Nobel de Chimie en 1958 et en 1980

    Marie Curie et Linus Pauling ont aussi deux prix Nobel mais dans des disciplines différentes.

  4. Je savais pour Marie Curie, d’où le “dans la même discipline”. Mais j’ignorais pour Bardeen et Sanger; et j’avais lu sans la vérifier cette idée selon laquelle Lucas ne pourrait pas avoir deux Nobel parce que personne ne l’avait déjà fait. Rectification, donc; on devrait toujours vérifier ce genre de chose.

  5. Allais le seul ? Et Debreu alors ?

    Bon, d’accord, Debreu avait déjà un passeport US quand il l’a reçu, mais quand même, il est né et surtout a été formé en France (ENS), et je pense que c’est bien sa formation mathématique "à la française" qui lui a permi de faire ses travaux sur l’équiibre général.

    LSR

  6. et puis dans la lignée de ce qui vous dérange chez Allais (mais en BIEN MOINDRES PROPORTIONS!), Debreu s’est lui aussi un peu lâché en entretien au Figaro non? N’aviez vous pas parlé d’une certaine démonstration scientifique de la supériorité du libéralisme? Bon d’accord, c’est quand même pas aussi problématique que la production de Allais.
    Mais moi j’dis, avec Tirole, pas de risque de ce genre de dérive! (enfin j’espère… mais non allez, disons le, AUCUN RISQUE)

  7. Debreu s’est fait arracher cette remarque par le Figaro Magazine, à une époque bien particulière; Par ailleurs, pour un lecteur dudit magazine (ie un quinquagénaire chez le coiffeur) c’est un shorter raisonnable de la théorie de l’équilibre général. Rien à voir avec les récentes (et anciennes d’ailleurs, Friedman cite quelques anecdotes assez cruelles à ce sujet) prises de position d’Allais.
    Allais qui reste d’ailleurs malgré cela un immense savant : de la même façon que j’apprécie plus Einstein pour ses capacités en sciences physiques qu’en sciences politiques, je préfère l’Allais brillant inventeur de concepts majeurs de l’analyse économique au vieillard aigri qui se répand en invectives.

  8. On aimerait tous que Tirole recoive le prix nobel, mais est-ce qu’il le merite plus que Krugman, Baghwati et Dixit ?
    en general on donne le Nobel soit a une personne qui a profondement change notre comprehension des phenomenes economiques – et donc notre perception de la realite et notre capacite d’anticiper, soit a une personne qui a change notre methode d’analyse.

    Krugman et compagnie le meritent surement grace a leur nouvelle theorie du commerce international.

    Pour Tirole, est-ce qu’on peut dire qu’il a profondement change un champ d’etude de l’eco ? Ok, je vous vois venir… l’approche de l’Organisation industrielle en theorie des jeux dynamiques et non-cooperatif est revolutionnaire, mais je me demande quelle est sa contribution exacte ?

    Pour le reste ca me ferais vraiment plaisir que Krugman le recoive, histoire qu’aux US ils prennent un peu plus au serieux ses positions anti-bush.

  9. Ceres : Je pense que si Tirole obtient le Nobel (cette année ou une autre) ce sera dans un ticket global, genre Williamson-Milgrom-Tirole : pas tout seul.
    C’est d’ailleurs un peu la même chose pour le ticket sur la nouvelle théorie du commerce : de Bhagwati, Dixit et Krugman, à mon avis seul Dixit mériterait un prix unique décerné à titre personnel; les deux autres ont contribué au domaine, mais on peut aussi se poser la question de leur "contribution exacte".

    Ca me ferait plaisir aussi que la nouvelle théorie du commerce obtienne le prix, surtout que tout le monde sait que cela arrivera un jour; mais je pense qu’en ce moment, les positions anti-Bush de Krugman nuisent à ce ticket. Non que le jury soit particulièrement Bushiste, mais précisément parce que le jury d’économie n’a pas envie de donner l’impression de faire de la politique; ce qui est tout à son honneur.

    Et pour ma part je trouverais désolant que parce que Krugman a eu un prix Nobel sur la théorie du commerce international, on prenne plus au sérieux sa position anti-Bush. C’est une erreur funeste que de croire que parce qu’un individu est un génie dans un domaine, il doit être écouté dans tous les domaines comme le Messie. Actuellement, Stiglitz profite de la notoriété de son Nobel pour produire des essais indigents; je trouverais regrettable que Krugman fasse de même.

    Les arguments de Krugman contre Bush se suffisent à eux-mêmes, ils sont largement accessibles, dans ses livres, dans ses éditoriaux; que les américains jugent sur pièce, et non sur la foi d’un prix Nobel.

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