La question de la croissance en Europe : Seconde partie, la productivité

Voici le second volet de l’analyse du ralentissement de la croissance en Europe. Rappelons, pour résumer, que la croissance résulte de trois facteurs : la quantité de travail, l’accumulation de capital, et la croissance de la productivité. La première partie de l’analyse était consacrée au travail. On y avait constaté qu’une partie significative de l’écart de croissance et de PIB entre USA et Europe résulte de la différence de quantité de travail entre les deux zones, et présenté diverses explications des causes et des conséquences de ce phénomène. Reste ensuite la question de l’investissement, qui peut être vite réglée : il n’y a pas de retard particulier en matière d’investissement en Europe par rapport aux USA. Au contraire, les taux d’investissement européens ont été supérieurs aux taux américains depuis la seconde guerre mondiale (ce qui s’explique aisément par la nécessité de reconstruction d’après-guerre). A partir des années 90, les USA ont rattrapé leur retard pour atteindre des taux d’investissement voisins de ceux de l’Europe; en tous les cas, il n’y a dans ce domaine aucune trace d’un problème européen.

Il ne reste donc plus que la question de la productivité, ce que les économistes appellent productivité totale des facteurs et qui correspond aux améliorations techniques ou institutionnelles qui rendent le capital et le travail d’un pays plus productifs. Rappelons que sur le long terme, c’est cette productivité totale des facteurs qui détermine l’essentiel (environ 80% d’après Solow) de la croissance économique d’un pays. Qu’en est-il, de ce point de vue, de la croissance européenne?

Ce document de P. Aghion décrit la façon standard de considérer l’évolution de la productivité européenne depuis 1945. En 1945, l’Europe est détruite; Par ailleurs, l’Europe est en retard technologiquement sur les USA. La croissance passe donc par le rattrapage; sont mises en places des institutions visant à permettre celui-ci. Concurrence modérée, grandes entreprises, marchés du travail très réglementés, accent mis sur la formation primaire visent à favoriser la reproduction des compétences, l’investissement dans des secteurs bien identifiés, atteignent cet objectif : jusqu’aux années 90, la croissance du PIB par habitant est plus rapide en Europe qu’aux USA, traduisant la convergence des économies européennes vers la frontière technologique.

Dans le même temps, les USA vont au bout de ce que cet ensemble de techniques d’après-guerre permettait d’atteindre et touchent la limite durant les années 70; à partir de celles-ci, la croissance de la productivité ralentit brutalement aux USA. Elle ne repart qu’au milieu des années 90 et est depuis forte à nouveau. L’Europe a pour sa part atteint cette limite vers la fin des années 80; depuis, la productivité y croît moins vite; en cumulant ce phénomène avec la croissance américaine, il en résulte depuis une dizaine d’années un déclin relatif de l’Europe par rapport aux USA. Celui-ci pour être comblé nécessite un ensemble de changements en Europe, pour passer d’un système institutionnel et productif adapté au contexte de la reconstruction et du rattrapage à un système fondé sur l’économie de la connaissance. Ces changements ne sont pas incompatibles avec le “modèle social” européen.

C’est donc la thèse standard. Cependant, lorsqu’on cherche à la vérifier dans les faits, tout devient plus confus. Il y a effectivement un écart de croissance et de PIB par habitant entre USA et Europe; mais lorsqu’on enlève de celui-ci l’effet du moindre travail en Europe, l’écart mesuré devient tellement faible qu’on peut être fondé à se demander s’il y a vraiment un retard de croissance de productivité totale des facteurs en Europe. Un exemple permettra de le comprendre. Une fraction significative de la croissance américaine des 10 dernières années (près des trois quarts) s’explique par un seul phénomène : le développement du secteur de la distribution, l’essor des hypermarchés, tout particulièrement Wal Mart. Or le modèle Wal Mart, s’il constitue un énorme succès dans son pays d’origine, peine à s’exporter (Carrefour réussit mieux que Wal Mart hors de ses frontières), tout particulièrement en Europe. On peut expliquer ces difficultés de trois façons différentes :

– L’existence de barrières à l’entrée réglementaires empêchant l’arrivée d’un concurrent dans le secteur de la distribution en Europe. Restrictions à la construction de nouveaux hypermarchés, barrières aux investissements, etc. En France, on ne manque pas d’exemples de tels obstacles avec les lois Royer, ou Galland-Raffarin. A ces restrictions s’ajoutent des barrières aux importations plus importantes.

– Des obstacles physiques ou naturels à l’implantation de nouveaux hypermarchés. la géographie urbaine européenne est différente de celle des USA, la plus forte densité de population fait que les meilleurs emplacements d’hypermarchés en périphérie des villes sont déjà occupés. Ce genre de spécificités techniques empêche la diffusion du système Wal Mart en Europe.

– Enfin, cela peut s’expliquer par le fait que le secteur de la grande distribution, en Europe, n’a pas à rougir de sa performance vis à vis de Wal Mart. Le “hard discount” s’y est vite répandu; les chaînes logistiques efficaces, le marketing agressif, les capacités à exercer une pression sur les prix auprès des producteurs et à les répercuter vers les consommateurs, la multiplication d’enseignes spécialisées à faible prix ne sont pas des idées inconnues pour les grandes sociétés de distribution européennes. L’avantage spécifique de Wal Mart ne tient dans cette perspective qu’à son recours à une main d’oeuvre à bon marché et aux conditions particulières de l’économie américaine (cela rejoint la seconde explication); lorsque cels caractéristiques ne sont plus présentes, Wal Mart n’est qu’un grand distributeur peu différent des autres. On peut même imaginer, dans cette perspective, que la généralisation de Wal Mart aux USA constitue un rattrapage des USA des techniques européennes de distribution.

Il convient de noter que ces explications ne sont pas mutuellement incompatibles; il est par exemple possible que les distributeurs européens soient très performants étant donné le contexte réglementaire qu’ils rencontrent en Europe; dans ce cas, on constaterait que Carrefour n’est pas aussi performant que Wal Mart sur son marché national, tout en étant à la hauteur de celui-ci sur d’autres marchés nationaux. Par ailleurs, on a cité ici le secteur de la distribution, mais il y a d’autres secteurs d’activité dans lesquels on peut penser que la performance des entreprises européenne est équivalente ou supérieure à celle des entreprises américaines (automobile, traitement de l’eau, finance londonienne…).

Pour en avoir le coeur net, il conviendrait d’effectuer des comparaisons internationales, en mesurant le PIB par heure travaillée en Europe et aux USA. Le problème, c’est que ces comparaisons se heurtent assez rapidement à des obstacles. Que doit-on compter pour les pays d’Europe? Faut-il compter la Norvège, un pays pétrolier, dont la productivité mesurée résultera directement de l’évolution des prix du pétrole? Faut-il, de la même façon, compter la Suisse? Faut-il se limiter aux pays de l’Union Européenne? Le problème, c’est que celle-ci inclut des situations très différentes, et des politiques économiques nationales très différentes (beaucoup de pays en situation de rattrapage, qui connaissent donc naturellement une croissance plus rapide, accompagnés d’autres pays proches de la frontière technologique, avec donc une croissance naturellement plus lente). Ou alors, faut-il se limiter à la zone euro? Mais outre qu’il n’y a guère de points communs entre par exemple la situation de l’Irlande et celle des grands pays d’Europe continentale, pourquoi exclure un pays comme la Suède (le parangon de la social-démocratie à l’Européenne) d’une comparaison? Le résultat de la comparaison sera variable selon le choix effectué. Notons d’ailleurs que de telles différences géographiques existent aussi aux USA; la croissance économique y est concentrée dans quelques zones bien délimitées (Nord-Est, Californie, zones côtières et du sud…). Comparer la France à la Californie donnera une impression de croissance plus faible en France; mais cet effet apparaîtra moins grand si l’on compare l’Ile de France avec la Californie. Pour pousser le raisonnement à l’extrême, une comparaison entre le Luxembourg et le Dakota du Nord donnerait un sentiment de large et définitive supériorité de la croissance et de la prospérité en Europe.

Ces réserves étant faites, ce genre de comparaison ne permet que difficilement de visualiser un écart important de croissance de productivité entre USA et Europe depuis une dizaine d’années. Un écart existe (voir le premier tableau de cette page, pour le PIB par heure de travail). Il y a peut-être déclin relatif de la productivité européenne par rapport à la situation américaine, mais ce déclin n’apparaît pas comme énorme dans les statistiques macroéconomiques, une fois que l’on a déduit les différences de croissance de la population et d’heures travaillées au total. Il y a néanmoins quelques raisons de penser que ces statistiques macroéconomiques embellissent la situation européenne.

– Tout d’abord, le plus fort chômage, et le plus faible taux d’activité en Europe, font monter artificiellement la productivité du travail. En effet, ce sont les individus les moins productifs (parce qu’âgés ou jeunes, ou parce que peu qualifiés) qui sont exclus de fait du marché du travail dans les pays européens à fort chômage. Si l’Europe avait le taux d’activité américain, sa productivité totale baisserait. On peut d’ailleurs noter le paradoxe suivant : le ralentissement de la productivité en Europe depuis 1995 n’est pas totalement une mauvaise nouvelle. Il correspond pour moitié à un changement de politiques, mené dans certains pays, pour réduire les taxes sur le travail et élever le taux d’activité. En somme, une part significative du ralentissement de la productivité en Europe est la conséquence heureuse d’une diminution du chômage.

– Ensuite, la plus forte proportion d’emploi public dans de nombreux pays européens tend à surévaluer la productivité dans les pays considérés. Attention, cet argument ne signifie pas que la productivité publique est faible, contrairement à la productivité privée. Il s’agit plutôt d’un problème de mesure statistique. Supposons un pays dans lequel il y a un fort chômage : si le gouvernement verse aux chômeurs une indemnité, celle-ci apparaît comme un coût. Mais si le gouvernement leur verse l’équivalent de ces indemnités, pour les recruter afin d’accomplir un service non fourni par le marché (parce que non rentable) alors la totalité de ces indemnités ne sera plus considérée comme un coût, mais comme une production (puisque la production des emplois publics est mesurée par leur coût). Cela élève la productivité, mais seulement en apparence, parce que ces activités ne valent pas ce qu’elles coûtent.

– troisièmement, si l’on en croit Robert Gordon, dans le retard de 25% de PIB par habitant de l’Europe par rapport aux USA, l’essentiel est expliqué par des différences de temps de travail; mais 8 points proviennent d’un décalage de productivité. Ce n’est pas considérable, mais signifie que l’Europe n’a pas terminé sa convergence vers la frontière technologique; on devrait donc trouver en Europe une croissance supérieure à celle des USA (modulo la différence de temps travaillé). Or ce n’est pas le cas.

– Enfin, lorsqu’on effectue des comparaisons sectorielles, on constate une productivité supérieure aux USA par rapport à l’Europe dans pratiquement tous les secteurs d’activité. La différence n’est pas très forte dans les secteurs soumis à la concurrence internationale, elle se trouve parfois même à l’avantage de l’Europe; mais dans pratiquement tous les secteurs produisant des biens non échangeables (comme par exemple la construction, ou le commerce de détail) on constate un écart de productivité significatif au détriment de l’Europe. Or le secteur des biens échangeables ne constitue pas l’essentiel de l’activité économique d’un pays; ce sont au contraire les biens non échangeables qui jouent ce rôle majoritaire. A trop se focaliser sur les problèmes de compétitivité de quelques industries ou de délocalisations, on oublie que l’essentiel de la prospérité d’un pays est déterminée par des échanges internes.

En somme, même si l’on peut nuancer fortement l’idée de déclin de la productivité européenne par rapport aux USA, il y a également de bonnes raisons de penser que la croissance de la productivité en Europe n’est pas aussi élevée qu’elle pourrait l’être. Se pose alors la question des moyens susceptibles de remédier à cette situation, qui feront l’objet d’un prochain numéro de la série.

Alexandre Delaigue

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5 Commentaires

  1. Bonsoir,

    si je comprends bien, intuitivement, l’idée de "frontière technologique", c’est un concept dont je ne connais pas, ni l’origine, ni le contenu exact. Vous serait-il possible de le préciser (par un lien, un éventuel bilet etc.) ?
    Merci

  2. Voila un article qui donne envie d’en lire plus. Juste trois remarques:-

    1. Si je comprends bien pour augmenter le PIB d’un pays il suffit d’augmenter la taille et les salaires de la fonction publique.

    2. Le problème de productivité des services, qui est si j’ai bien compris le point faible de l’Europe, n’est ce pas ce que la directive Bolkenstein était censé adresser?

    3. La productivité est ce qui n’est pas expliqué par la croissance de la quantité de travail et du capital investi. Une telle définition négative ne résulte t elle pas en une extrême difficulté de mesure et d’explication ? A la limite ne sont ce pas uniquement des contraintes institutionnelles, représentant des préférences sociales qui limitent la productivité – permis de construire, droit du travail, loi sur les faillites, efficacité bureaucratique, etc.?

  3. Quid du travail réalisé dans un cadre exta-professionnel et ne donnant pas lieu à une rémunération mesurable (par exemple, l’actuelle mode du bricolage et de la rénovation intégrale de toutes les vieilles baraques en campagne qui trainent, lesquelles sont considérées comme des "placements") ?

  4. @ec : la frontière technologique désigne la limite technique des moyens de production disponibles à un moment donné. Pour prendre un exemple, la frontière technologique en matière de prêts de livres dans une bibliothèque est une informatisation totale du fonds, avec l’implantation dans chaque livre d’une puce. Ainsi, pour emprunter un livre, il suffit de passer au travers d’un portique, et la puce transmet l’emprunt au serveur. En France, actuellement, la plupart des bibliothèques sont en retrait de cette frontière, utilisant un système de codes-barres, nécessitant une manipulation de l’ouvrage par les bibliothécaires. Encore un peu plus loin de la frontière, on trouve les fichiers papier, où les emprunts sont notés à la main.

  5. EC : rapidement, l’idée de "frontière technologique" correspond tout simplement à la productivité maximale atteinte dans un secteur. Le concept est évoqué dans "barriers to riches" de Prescott et Parente; les liens vers les articles de Aghion et Gordon dans ce post vous permettront aussi de le préciser d’ores et déjà.

    Adam S : 1-non. Les ressources utilisées pour payer ces salaires sont prises ailleurs. Ce qui fait monter le PIB, c’est de prendre une personne touchant des allocations qui ne travaille pas, de lui verser le même montant d’allocations et de la mettre dans un bureau pour faire des cocottes en papier; ses allocations passeront alors de la case "coûts" à la case "production".
    2-oui et non. Ce ne sont pas tant les services que les "biens non échangeables" pour lesquels il y a une productivité moindre. Or la directive Bolkestein s’attachait aux services échangeables en levant les barrières limitant lesdits échanges. Cela, par exemple, n’aurait pas augmenté considérablement la productivité dans la distribution.
    3-on appelle cela la "productivité totale des facteurs" ou le "résidu". Ensuite, effectivement, on l’explique par la "technologie" entendue dans un sens très large. Cela comprend à la fois des institutions, des connaissances techniques, etc. L’idée cependant c’est que ce sont des connaissances, donc des biens non rivaux (et accessibles potentiellement à tout le monde).

    Passant : ce sujet est traité dans la première partie, consacrée au temps de travail.
    econoclaste.org.free.fr/d…

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