La guerre des standards est de retour

Cela ne fait que rarement la une des journaux, mais ce qui dans le monde des affaires ressemble le plus aux conflits militaires est de retour : la guerre des standards. L’un des deux protagonistes est un habitué du genre : Sony. Son adversaire, cette fois-ci, est une autre entreprise japonaise : Toshiba. L’enjeu : la définition du standard des DVDs haute définition. Sony prône le DVD “Blu Ray”; Toshiba le “HD DVD”. Les deux disposent de puissants alliés, et d’atouts importants. Pourquoi y a-t-il des standards? Comment ceux-ci se fixent-ils? D’où viennent les guerres de standards, et comment se concluent-elles?

Pourquoi y a-t-il des standards?

Les standards apparaissent parce qu’ils sont indispensables aux sociétés humaines. Nous pouvons décider de tous rouler à gauche, ou de tous rouler à droite : mais il est indispensable que nous faisions tous la même chose. On rencontre cela aussi dans le monde industriel : les consommateurs bénéficient de ce que des produits joints soient compatibles les uns avec les autres; et les producteurs également. Constructeurs automobiles, raffineurs, et automobilistes, bénéficient de la standardisation des carburants; cela permet aux raffineurs et aux constructeurs automobiles de bénéficier d’économies d’échelle, et aux consommateurs de pouvoir trouver un carburant qui fait fonctionner leur véhicule dans n’importe quelle station-service. Nous bénéficions pour les mêmes raisons de parler tous la même langue dans un seul pays par exemple. Pour le cas qui nous occupe, les acheteurs de lecteurs de DVD haute définition veulent pouvoir voir le plus de films possibles sur leurs nouveaux lecteurs; c’est pour cela qu’au bout du compte, comme dirait Christophe Lambert, il ne pourra rester qu’un seul standard.

Comment les standards sont-ils déterminés?

Les standards apparaissent de différentes façons. Souvent, ils sont déterminés par l’Etat : c’est le cas du choix du côté de circulation, de la langue parlée dans un pays par exemple. Il arrive aussi que les gouvernements fixent des standards industriels : la norme GSM a été imposée en Europe par la Commission Européenne, faute d’accord entre les entreprises en place. Mais il se peut également que les entreprises du secteur s’accordent sur un standard. C’est ce qui s’est produit pour le DVD : à la fin des années 90, les entreprises de l’électronique grand public ont mis en commun leurs brevets, se sont accordées pour un standard; des négociations, l’année dernière, n’ont pas permis d’obtenir un tel accord pour le DVD haute définition. Il arrive aussi que des standards émergent spontanément, de l’usage des consommateurs et des producteurs. Ce sont les fameux effets “Qwerty”, du nom du type de clavier devenu dominant, alors qu’il n’est pas particulièrement meilleur que d’autres, uniquement parce qu’il serait trop coûteux d’y renoncer, pour un gain négligeable. Il se peut aussi qu’un standard émerge d’un conflit entre différentes entreprises, l’une d’entre elles finissant par imposer son propre standard, le plus souvent à son grand avantage. Les exemples à ce sujet ne manquent pas et constituent des cas d’école. C’est ce qui est en jeu dans le conflit du DVD haute définition.

D’où viennent les guerres de standards?

Lorsqu’une entreprise parvient à imposer son standard, elle peut en retirer un avantage financier considérable. Un exemple est celui de Westinghouse, qui était parvenue à la fin du 19ème siècle à définir le standard pour les systèmes de freinage. Il est nécessaire, pour des raisons techniques, que tous les wagons d’un train utilisent le même système de freinage; et comme les wagons de fret doivent pouvoir être échangés d’une compagnie ferroviaire à une autre, toutes doivent choisir le même système. Westinghouse disposait de la technologie de freinage à air comprimé; en réussissant à imposer son standard à une entreprise ferroviaire importante – Burlington, qui se trouvant à Chicago, assurait le transit entre l’Est et l’Ouest des USA – put imposer son standard, et faire la fortune de son fondateur. Un autre exemple d’une telle fixation de standard est celui de Microsoft, qui a réussi à imposer son système d’exploitation (ainsi que son ensemble de logiciels de bureautique) pour l’essentiel des ordinateurs personnels, en s’appuyant initialement sur IBM. Là aussi, les fondateurs de l’entreprise ont réalisé une fortune considérable de cette détention exclusive d’un standard.

Les guerres de standard sont cependant particulières, dans ce que la victoire nécessite la diffusion la plus large possible de celui-ci. Toute l’intelligence de Microsoft aura été à la fois de diffuser largement son standard – en fournissant MS-DOS à tous les constructeurs d’ordinateurs – et d’en conserver le monopole. C’était aussi ce que Westinghouse avait pu faire. Mais de tels cas sont rares : le plus souvent, les standards sont généralisés et toutes les entreprises et consommateurs peuvent en disposer. Néanmoins, même dans ce cas-là, celui qui peut imposer son standard en retire des avantages. Il obtiendra en général des coûts plus faibles que ses concurrents (qui doivent le rattraper dans l’usage du standard qui s’est finalement imposé); ne supporte pas de coûts irrécupérables (contrairement à ceux qui ont misé sur le mauvais cheval); il bénéficiera d’une image de marque favorable associée au produit (voir le Walkman et Sony).

Toutes ces raisons font que les guerres de standards sont souvent brutales : il y a d’un côté celui qui va tout gagner, de l’autre, ceux qui supporteront tous les coûts. C’est ce qui s’est produit avec les magnétoscopes et la concurrence entre le standard de Sony (le Betamax) et celui de son concurrent JVC, filiale de Matsushita (le VHS, qui s’est finalement imposé). C’est ce qui s’est produit pour IBM, qui a investi en pure perte dans un système d’exploitation concurrent de Windows; et pour Apple, qui a manqué faire faillite pour espérer récupérer des parts de marché pour son système d’exploitation contre Microsoft. Il est possible d’ailleurs qu’une telle guerre de standard soit aussi en cours pour le téléchargement payant de contenus audiovisuels : il faudra peut-être qu’à un moment, les lecteurs type Ipod deviennent compatibles les uns avec les autres.

Mais il arrive parfois qu’une guerre de standard ne serve à rien. Microsoft a réussi à vaincre Netscape en offrant son propre navigateur internet avec le système d’exploitation Windows; néanmoins, cela n’a pas apporté d’avantage particulier à cette entreprise. Westinghouse a tenté d’imposer son standard dans les signaux ferroviaires; mais il n’était pas impossible d’utiliser différents types de signaux sur différentes lignes, ce qui a permis aux entreprises ferroviaires de choisir les signaux qu’elles souhaitaient. Les tentatives pour s’imposer dans d’autres domaines a fini par ruiner Westinghouse; il n’est pas impossible qu’elles finissent par mettre à mal Microsoft. La victoire dans les guerres de standards peuvent être des victoires à la Pyrrhus.

Comment sont menées les guerres de standard?

Les guerres de standards sont particulières en ce que les entreprises doivent convaincre les consommateurs et d’autres entreprises qu’elles l’emporteront. Pourquoi acheter aujourd’hui un lecteur Blu-Ray si finalement la technologie concurrente l’emporte? Le lecteur, et les DVD achetés, seront bons pour la casse. Dans ce but, les entreprises peuvent essayer de convaincre les consommateurs que leurs produits sont les meilleurs. James Surowiecki raconte ainsi qu’Edison avait cherché à imposer sa technologie – le courant direct – contre la technologie concurrente – le courant alternatif de Westinghouse – en électrocutant des chiens avec du courant alternatif : il voulait démontrer que cette technique était trop dangereuse pour être utilisée à la maison. Mais finalement, c’est le courant alternatif qui l’a emporté, pour des raisons qualitatives : le courant alternatif se transporte sur des distances plus longues, et était plus fiable. De même, si le Betamax (si l’on croit ses afficionados) offrait des images de meilleure qualité : mais les cassettes, initialement, ne duraient qu’une heure, soit un temps insuffisant pour enregistrer un film.

Il y avait une autre différence : Sony, persuadé que la bonne image du Betamax chez les professionnels de la video suffirait à imposer ce standard, ne l’a pas diffusé; contrairement à JVC qui a encouragé d’autres entreprises à utiliser et diffuser son standard. Car c’est le paradoxe du standard qui fait que les exemples comme Westinghouse, ou Microsoft, sont rares : pour l’emporter, il faut être utilisé par le plus d’entreprises possibles. La victoire dans une guerre des standards impose de délivrer sa technologie de la façon la plus ouverte possible.

Qui va l’emporter, du Blu-Ray ou du HD-DVD? il est impossible de le dire pour l’instant. Sony a appris de l’échec du Betamax : la technologie Blu-ray est utilisée aussi pour sa prochaine console de jeu video, ce qui fait que la guerre se fait aussi dans ce domaine; Microsoft a fait le choix opposé du HD-DVD et de l’alliance avec Toshiba, pour lequel l’entreprise fait des publicités un tantinet ésotériques. A l’avantage de Sony? le catalogue de Columbia (un studio hollywoodien qui lui appartient), des accords exclusifs avec divers autres studios, dont Disney et Fox; une technologie plus performante (un disque Blu-Ray contient 50 GB de données, contre “seulement” 30 GB pour un HD-DVD); mais Toshiba, outre son alliance avec Microsoft, est distributeur exclusif des films Universal; et pour le moment, plus de films pour HD-DVD sont sortis que pour Blu-Ray. La technologie de Toshiba est certes moins performante, mais la différence est difficilement perceptible; surtout, les lecteurs HD-DVD sont beaucoup moins chers que les lecteurs de Sony. Toshiba a sorti ses premiers lecteurs avant Sony; mais l’avantage d’être le premier n’est pas si grand dans ce domaine (le VHS était sorti après le Betamax).

La guerre peut donc pour l’instant être longue. Mais aucun des concurrents n’a intérêt à ce qu’elle s’éternise, sous peine de voir une technologie concurrente apparue ensuite finalement l’emporter. L’indécision, par ailleurs, nuit aux ventes : tant qu’il y aura deux standards, les consommateurs seront dissuadés d’acheter ce qui deviendra peut-être rapidement obsolète. Et ils ne sont pas pressés : quel que soit le vainqueur, ils bénéficieront d’ici quelques années de lecteurs et de DVD en haute définition, pour un prix modique.

Alexandre Delaigue

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3 Commentaires

  1. Article très intéressant et instructif.
    Concernant la guerre Betamax/VHS, j’avais entendu dire aussi que l’industrie du porno avait constituer un facteur important et que leur choix du VHS (pour des questions de cout) avait beaucoup joué dans la guerre ? qu’en est il ?

  2. Peut-être doit-on également signaler le comportement de plus en plus fréquent des pays émergents bâtissant leurs propres standards (par exemple, le SVCD chinois) destinés à concurrencer ceux des industriels des pays développés ou à leur donner un argument choc pour négocier de meilleurs prix pour les licences de fabrication (par exemple, à une certaine époque pas si lointaine, 20 E. de redevances diverses étaient reversées pour tout lecteur de DVD fabriqué).

    Ainsi que le cas particulier des standards de fait libres (le DNS, le HTML, p.e.)

  3. Si je ne ma trompe, Philips n’a-t-il pas imposé le standard de la cassette en renonçant aux droits y afférants ?
    Son avantage se trouvant dans la vente des lecteurs pour lesquels il possédait une avance technologique

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