James Buchanan, Dani Rodrik et… David Guetta. Partie 1 : l’héritage de Buchanan

Le 9 janvier dernier, James Buchanan est décédé à l’âge de 93 ans. Il était le leader de l’école du Public choice. Récemment, Dani Rodrik a publié un article (version anglaise ici) sur le site Project Syndicate, qui s’interroge sur ce que les économistes ont finalement fait des années de recherche en économie politique. Le 23 juin prochain, un concert de David Guetta, subventionné par la Mairie, est programmé à Marseille, dans le cadre des festivités de Marseille, capitale de la culture européenne 2013. Ce billet est l’occasion de rendre hommage à Buchanan et, par la médiation de l’article de Rodrik, de faire du Public choice appliqué. Rédiger en une seule fois ce que je veux écrire sur le sujet serait indigeste. Je fractionne donc l’ensemble en deux ou trois parties.

Une présentation sélective des travaux du Public choice

James Buchanan, nobélisé en 1986, est un économiste important. Le programme de recherche du Public choice démarre à la fin des années 1940, presque par hasard. C’est en tombant sur un vieil écrit en allemand de Knut Wicksell datant de 1896 que Buchanan y trouve des idées structurées sur l’action collective qui ressemblent fortement à certaines de ses intuitions personnelles. Il décide d’orienter son travail dans cette direction et va au fil du temps agglomérer un certain nombre de travaux qui formeront la doctrine du Public choice, dans laquelle il sera à la fois auteur et coordonnateur naturel. Alors que les économistes se concentrent sur les défaillances du marché sous toutes leurs formes et sur les moyens d’une intervention publique destinée à les corriger, Buchanan constate que personne ne cherche véritablement à comprendre comment fonctionne l’État, supposé régler ces dysfonctionnements. Si l’État connaît lui aussi des défaillances, il est naturel pour un économiste de se demander si ces défaillances, pour un problème donné, sont supérieures ou pas à celles du marché. Que coûte et rapporte le recours au marché, comparé aux mérites et insuffisances de l’État ? Or, à l’époque, l’idée que l’État est un despote bienveillant, choisissant et appliquant sans faille les bonnes solutions aux problèmes du marché, est une idée sous-jacente aux modèles économiques.

Depuis au moins Adam Smith, le fonctionnement du mécanisme de marché occupe les économistes qui, dans les années 1950, ont élaboré une riche représentation du phénomène, à partir des concepts de rationalité, d’individualisme méthodologique et d’échange. Rien de cela en ce qui concerne l’État, supposé incarner l’intérêt général, contre vents et marées. Assez simplement, Buchanan et ses disciples (dont son co-auteur le plus connu et cofondateur du Public choice, Gordon Tullock) se disent qu’appliquer les mêmes principes à la sphère politique aurait un sens. On ne peut pas considérer que les individus qui opèrent sur des marchés recherchent naturellement leur intérêt personnel et qu’ils oublient cet intérêt personnel lorsqu’ils deviennent élus, fonctionnaires ou contribuables. Si l’on veut comprendre comment fonctionne la décision publique, on doit partir de ce postulat.

Une première précision pour commencer, qui dépasse le cadre du Public choice. La notion d’intérêt personnel ne doit pas être confondue avec celle d’égoïsme. On peut rechercher son intérêt personnel sans être égoïste, comme Adam Smith ou Amartya Sen, bien plus récemment, l’ont suggéré. Pour le dire simplement, il est tout à fait envisageable d’avoir comme objectif premier son intérêt personnel, tout en se refusant à adopter des comportements qui nuisent consciemment aux autres (sans quoi, le vol serait bien plus fréquent, par exemple).
Seconde précision : qu’est-ce qui entre dans la notion d’intérêt personnel ? Les économistes formalisent cela selon une fonction d’utilité. Dans la microéconomie classique, l’archétype de la fonction d’utilité est une relation entre la satisfaction ressentie par un consommateur et les quantités de différents biens consommés. Mais cette notion dépasse la seule satisfaction matérielle. D’autres variables peuvent être les arguments de la fonction d’utilité et revêtir une dimension non matérialiste. Il peut s’agir du prestige, de la sécurité, du plaisir de voir les autres heureux (l’altruisme, en quelque sorte, qui passe plus ou moins directement par leur propre fonction d’utilité), etc. Autant d’éléments qui en soi ne relèvent pas de la cupidité. On trouve dans la littérature économique de nombreuses formulations de cet ordre. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on s’intéresse aux objectifs des dirigeants de grandes entreprises (dans le cadre des firmes managériales). C’est aussi le cas des travaux sur l’altruisme en général, qui intègrent dans la fonction d’utilité des individus une mesure de la satisfaction d’autres individus, qui peuvent être leurs enfants ou toute autre personne. Ces considérations sont très loin d’épuiser le sujet des motivations humaines. Mais grâce à elles, on peut avoir un regard relativement serein sur la discussion en termes d’intérêt personnel, qui ne sombre pas dans la caricature et le populisme le plus vulgaire.

Un décideur public peut avoir une structure de préférences qui induise des choix correspondant parfaitement à l’intérêt général, dans un cadre donné. Ce peut également ne pas être le cas. Ce que le Public choice veut enseigner, c’est que la question n’est même pas là. Pour qu’une décision publique soit bonne et bien appliquée, ce sont les règles du jeu plutôt que les joueurs qui doivent être bonnes. C’est le cadre institutionnel qui importe, qu’il s’agisse des décisions des élus, des fonctionnaires ou d’une communauté quelconque (Les travaux d’Elinor Ostrom sur l’autogestion des ressources naturelles reprend en partie la méthodologie du Public choice). La conférence Nobel de Buchanan était logiquement titrée The Constitution of Economic Policy, pour résumer cette vision.

Il serait impossible ici de citer tous les travaux relevant de l’analyse du Public choice. La page anglaise Public choice de Wikipédia les recense efficacement (même si le descriptif est très parcellaire, par moment). La partie la plus commentée concerne le thème du “marché politique”. Elle illustre parfaitement la logique des travaux de Buchanan et de ses disciples. Les politiciens ont un objectif principal : être élu ou réélu. Ils demandent des voix et offrent des biens publics qui seront produits avec les ressources collectives (les impôts, en gros). Les électeurs demandent les biens publics (en essayant de payer individuellement le moins d’impôts pour cela) et offrent des voix. Pour le politicien, la maximisation de son utilité consiste à proposer le programme de fourniture de biens publics qui lui assure l’élection. Or, ce programme, sera différent selon les procédures de vote retenues. Le Public choice a naturellement beaucoup étudié la démocratie et le scrutin majoritaire. On connaît le théorème de l’électeur médian (que le Public choice a largement utilisé). Énoncé simplement, il prédit que, dans un système démocratique majoritaire, les choix retenus par un politicien visant l’élection seront celui de l’électeur dont les préférences se situent au milieu du spectre politique. Prenons le cas où un vote a lieu sur le montant des dépenses publiques. Si je veux obtenir 50% des voix plus une, je dois proposer le montant qui correspond à celui souhaité par l’individu qui a un souhait supérieur aux montant souhaités par la moitié de l’ensemble des électeurs (et donc inférieur aux dépenses désirées par l’autre moitié). Or, il n’y a aucune raison particulière pour que cette dépense soit optimale, c’est-à-dire qu’elle soit celle qu’un despote bienveillant choisirait, connaissant le modèle de l’économie et ayant déterminé des préférences collectives raisonnables. C’est pourquoi le Public choice critique la règle de la majorité, lui préférant celle de l’unanimité. Bien sûr, l’unanimité est une règle très contraignante, coûteuse en termes d’organisation publique et, bien souvent, impraticable. L’analyse attire alors l’attention sur l’utilité de règles de majorité qualifiée (voire d’unanimité) lorsqu’elles sont implémentables ou que le sujet est d’une grande importance.
Dans cette lignée, en ajoutant éventuellement une condition de rationalité limitée des électeurs (ils ne disposent pas de toute l’information nécessaire pour voter et oublient vite le passé), le Public choice veut expliquer certaines tendances économiques, comme l’expansion de la dette publique ou les cycles économiques (des auteurs qu’on n’assimilera pas au Public choice ont utilisé plus ou moins la même méthodologie ; je pense à Kalecki). Dans le domaine de la dette publique, Buchanan a introduit la notion de “constitutionnalisme économique”. Puisque la démocratie représentative majoritaire présente une tendance à créer toujours plus de déficits et de dette. Puisque cette évolution ne peut conduire à un optimum, il est important de penser une limitation constitutionnelle au déficit et à la dette publique. Il n’est pas insensé de dire que les débats sur la règle d’or aujourd’hui doivent beaucoup à Buchanan. Il n’est pas non plus intolérable de dire que son positionnement personnel sur le sujet (largement axé sur le poids de la dette pour les générations futures) est discutable. De même que formuler une bonne règle est un problème quasi insoluble. Il reste que l’idée qu’une règle contraignante peut être un arrangement institutionnel efficace si le fonctionnement démocratique conduit à un niveau de dette objectivement trop important (et qu’il est par ailleurs trop coûteux de changer les règles d’élection) n’est pas absurde en soi.

La démocratie donne également la possibilité à des groupes d’intérêt de pratiquer le lobbying. Pour atteindre une majorité, un politicien doit rassembler suffisamment de suffrages. Un groupe constitué sollicitant un avantage auprès du décideur public a un intérêt marqué à investir des ressources dans une activité de lobbying. Les gains potentiels sont tels que le coût sera faible, en comparaison. Le politicien doit donc se demander si s’attacher les voix des membres du groupe en lui accordant un avantage risque de lui faire perdre plus de voix auprès de ceux qui vont financer la faveur. Ces contribuables ont-ils intérêt à se mobiliser pour s’opposer à la décision ? Individuellement, le coût de l’avantage accordé au groupe est faible pour eux (disons quelques euros d’impôts), alors qu’une mobilisation est plus coûteuse. Ils n’ont donc pas intérêt à se mobiliser. D’autant qu’eux-mêmes, d’une manière ou d’une autre, peuvent participer à un groupe de pression dans les mêmes conditions (il vaut mieux alors investir dans cette action). En d’autres termes, dans la plupart des cas, acheter les voix de différents groupes pour former une majorité est la bonne stratégie pour un candidat ou un élu. De proche en proche, cette logique conduit à un ensemble de décisions publiques socialement coûteuses et à une sous efficacité patente de l’action collective. D’autre part, on pourra relever que les grands perdants sont ceux qui ne participent à aucun groupe de pression mais financent les faveurs accordés aux lobbyistes. Ce qui souligne au passage une des préoccupations souvent revendiquées par Buchanan, à savoir se soucier des minorités.

Une analyse connexe de la logique des intérêts spécifiques est réalisée (notamment par Tullock), dans le cadre des processus parlementaires. Il s’agit de l’analyse du logrolling ou “marchandage parlementaire”. Les élus du parlement sont des élus locaux, qui défendent les intérêts des électeurs de leur circonscription. Le vote de projets locaux se fait dans le cadre d’une assemblée nationale. Pour faire passer un projet ne concernant que sa circonscription mais ayant un coût pour les autres, un élu a tout intérêt à proposer le marchandage suivant aux autres élus : si vous soutenez mon projet, je soutiendrai le vôtre. Dans ces conditions, les dépenses globalement votées ont de fortes chances de dépasser celles qu’un unique décideur choisirait. Et rien ne garantit, évidemment, qu’elles portent sur les projets les plus efficaces.

Un autre volet du Public choice (notamment popularisé par William Niskanen) est celui de la bureaucratie. Il est simple à décrire. L’idée est que les fonctionnaires, particulièrement ceux qui ont des responsabilités importantes, recherchent leur intérêt personnel et que cet intérêt consiste à maximiser la taille de leur administration, sous la contrainte de satisfaire a minima les doléances des élus, eux-mêmes contraints par les électeurs. De manière amusante, il y a une analogie évidente avec les hauts dirigeants de grandes firmes. La grande taille du budget apporte des rémunérations plus importantes, un prestige plus important et une sécurité plus importante (car, par exemple, plus l’administration est grande, plus ils ont un avantage informationnel sur les autres, étant enracinés au coeur du système). Il existe une asymétrie entre le fonctionnaire et les élus ou les contribuables. Il dispose de fait d’un avantage informationnel, qu’il va pouvoir utiliser pour orienter les décisions de l’administration dans le sens de son intérêt personnel. Encore une fois, rien ne garantit que les décisions prises correspondront à un optimum social.

Pour ceux qui veulent aller plus loin sur le Public choice, je renvoie à ce billet de Tyler Cowen (Notez aussi que le manuel de référence de Mueller est traduit en Français)
Sur l’apport de James Buchanan, voir aussi ce billet de Cowen.
Enfin, une nécrologie du New York Times sur Buchanan.

Pourquoi le Public choice est important

Je pense qu’on peut dire que Buchanan a réintroduit de façon cruciale le politique en économie au 20ième siècle. Ce n’est pas rien. Il l’a fait en deux temps. D’abord en “colonisant” la science politique avec le raisonnement économique. Des politistes ont progressivement utilisé le raisonnement économique dans leurs travaux. Puis, en retour, les économistes se sont remis à penser les effets des problématiques politiques sur les équilibres économiques. Non pas que le souci des institutions ait été absents de l’analyse économique. Mais il était quelque peu exclu du coeur d’une discipline de plus en plus mathématisée. Aujourd’hui, l’économie politique renouvelée a une place de choix dans les publications (je renvoie à cet ancien billet pour en convaincre). Un économiste remarquable comme Daron Acemoglu doit certainement beaucoup de choses à Buchanan.

Dans le vrai monde, l’apport (au moins du point de vue positif) direct ou dérivé du Public choice est également réel. Ceux qui suivent la crise européenne ne peuvent décemment pas nier l’apport de James Buchanan à la compréhension de ce qui s’y déroule. Pour l’essentiel, l’évolution de la situation repose depuis plusieurs années sur un jeu de pouvoir entre les fonctionnaires de la BCE et les élus des pays de l’UE, sur fond d’opinions publiques nationales exprimant des préférences diverses. Si Buchanan avait eu tout faux, la dramaturgie de la crise aurait été probablement bien moins spectaculaire. De ce point de vue, puisque la compréhension de ces épisodes relève également de schémas qui ne correspondent pas à du Public choice stricto sensu (mais plutôt à de la théorie des jeux), je me hasarderai à dire qu’il existe une filiation entre les travaux du Public choice et certains travaux du mechanism design appliqué à la décision et gestion publique, sous-discipline récompensée deux fois au cours des dernières années par le prix Nobel d’économie.

Une question parallèle qui se pose est celle du rôle des idées du Public choice sur la façon actuelle dont les citoyens pensent la politique. Pour Buchanan lui-même, ce rôle est non nul, même s’il niait que la perte de confiance en la politique puisse être imputée à ses travaux. Ce qui conduit à s’intéresser un peu à l’image conservatrice du Public choice. Il n’est pas surprenant de constater que les auteurs se réclamant du Public choice sont souvent conservateurs. Le programme de recherche s’est constitué en réaction à la théorie du bien-être et à l’économie keynésienne, en insistant sur le fait qu’entre la peste du marché et le choléra de l’État, on optait trop souvent sans s’interroger pour le second des maux. Néanmoins, au jour d’aujourd’hui, on peut considérer que, quelle que soit les solutions normatives envisagées, l’apport disciplinaire de Buchanan n’est ni conservateur, ni progressiste. Il nous oblige à considérer qu’entre une décision publique idéale et la décision qui sera effectivement prise et appliquée, on retrouve toujours les aléas de la démocratie et de l’intérêt personnel. Buchanan insiste d’ailleurs sur le fait que le Public choice doit être vu comme un programme de recherche, dont la dimension positive est plus importante que la dimensions normative. Ce qui, outre une revendication scientifique, traduit davantage une idéologie libérale, se méfiant du constructivisme, qu’un point de vue conservateur. Évidemment, le fait que Buchanan ait pu émarger au Cato Institute n’est pas anodin, j’en conviens… On notera pour l’anecdote que Buchanan, dans cet interview donnée à Region focus, tient des propos à la limite du socialisme : “I am reluctant to say, for instance, that having public spending at 40 percent of GDP—which is about what we have now—is necessarily wrong.”. En définitive, il me semble que tous les économistes qui traitent de sujets en rapport avec la problématique du Public choice puisent à un moment ou un autre dans ce programme de recherche, quels que soient leurs présupposés idéologiques, voire même leur référentiel méthodologique (un peu comme tout économiste utilise le modèle d’équilibre général comme point focal).

Dans la seconde partie, nous verrons pourquoi Dani Rodrik n’est pas très content de la façon dont l’économie politique a conditionné les économistes à penser la décision publique et les rapports socio-économiques.