Il faut parfois sauvegarder les rentiers

Etienne Wasmer s’interroge sur l’attitude des universitaires juristes, à partir d’un article de Frédéric Rolin. Pour résumer, jusqu’à présent il fallait un master issu d’une université juridique pour passer l’examen d’entrée à certaines professions juridiques, dont celle d’avocat. Les formations juridiques dispensées dans d’autres établissements (écoles de commerce, IEP…) étaient considérées comme insuffisantes. Or récemment deux formations juridiques de l’IEP de Paris se sont vues décerner le titre d’équivalence à la maîtrise de droit, ouvrant la possibilité d’accéder à ces concours, et ouvrant de ce fait une brêche dans le monopole des facultés de droit pour ces concours. Les universités en question se mobilisent; E. Wasmer se demande s’il y a là autre chose que la simple protection d’intérêts corporatistes; pour Authueil il s’agit simplement de préserver son monopole. C’est l’occasion rêvée d’illustrer la notion de rente ricardienne et de montrer tous les problèmes que ce concept pose à l’analyse économique.

Le concept de rente, dans sa version la plus simple, s’exprime de la façon suivante. Supposons un pays dans lequel il y a deux types de terres agricoles. Sur la première, produire du blé coûte 1000€ par tonne (ce qui correspond à la rémunération des facteurs de production, coût d’opportunité du capital compris); mais cette première terre est limitée et ne peut pas produire plus de 100 tonnes. La seconde terre peut elle aussi produire 100 tonnes de blé, mais comme elle est moins fertile, y produire une tonne de blé coûte 1200€ (il faut plus d’intrants).

Tant que la demande de blé est inférieure à 100 tonnes, seule la première terre est utilisée et le prix d’équilibre du blé est de 1000€ la tonne. Mais supposons que la demande augmente et passe à 150 tonnes; il faudra exploiter la seconde terre, et pour que cela soit rentable cela produira une hausse de prix du blé, qui devra passer à 1200€ la tonne (sans quoi, personne ne mettra cette seconde terre en culture). Pour le propriétaire de la première terre, c’est une excellente affaire : sans produire le moindre effort supplémentaire, il va toucher 200€ de profit pur sur chaque tonne de blé qu’il produira, du simple fait qu’il détient la terre la plus fertile. Ce profit pur est appelé rente (ou rente différentielle pour ceux qui veulent faire savant). Il se distingue d’un profit “normal” en ce qu’il ne provient pas de la rémunération des facteurs de production comme le capital ou le travail, mais qu’il provient simplement de ce que le propriétaire de la terre la plus fertile dispose d’une ressource disponible en quantité limitée.

Par extension, on appelle rente – au sens économique du terme – tout revenu qui provient de la disposition d’une ressource non reproductible. Les rentes peuvent avoir de multiples origines. La détention d’une ressource rare comme dans l’exemple ricardien (à ce titre, la rente la plus célèbre est la rente pétrolière : produire un baril de pétrole en Arabie Saoudite coûte 2$, mais la demande mondiale fait qu’il faut faire produire des puits dont le coût est de 65$ le baril, ce qui offre une rente confortable aux Saoudiens). Mais par extension, toute ressource utile, rare et non reproductible offre une rente à son détenteur. Certaines entreprises disposent de rentes issues de leur position concurrentielle (dont un certain fabricant de logiciels qu’il n’est pas nécessaire de nommer). La détention d’un réseau de distribution et d’une image favorable en France confère une rente aux constructeurs automobiles français; et bien souvent, c’est la législation qui confère une rente à un individu ou à un groupe d’individus. Citons à cet égard des professions comme notaire, chauffeur de taxi, l’ouverture de pharmacies, l’imprimerie, les enseignants (du primaire au supérieur), les élèves des grandes écoles, pour se cantonner au cas français. toutes ces professions exigent la détention d’un titre conféré de façon limitée pour être exercée, apportant une rente à ceux qui la détiennent. C’est aussi le concept de rente qui explique la rémunération très élevée des dirigeants de grandes entreprises, ou des artistes et sportifs les plus célèbres. De façon générale, toute personne disposant d’un revenu issu de la détention d’actifs imparfaitement reproductibles bénéficie d’une rente.

Dans le cas qui nous occupe, il y a effectivement une rente en jeu. La question étant de savoir à qui elle bénéficie. La profession d’avocat bénéficie d’une rente : seuls ceux qui passent un examen (qui fonctionne en pratique comme un concours avec numerus clausus) précédé de 5 années d’études difficiles peuvent l’exercer. Cette profession conférant une rente (pas tant qu’on ne le croit, mais quand même). L’existence de cette rente confère à son tour une rente aux établissements d’enseignement qui sont seuls habilités à décerner les diplômes permettant d’accéder à cette profession – et à quelques autres bénéficiant de rentes du même style. Pour les facultés de droit, cela permet de disposer de meilleurs élèves qu’en l’absence de telles rentes. Dès lors que des rentes existent, les gens qui cherchent à les obtenir savent qu’il leur faudra subir une forte compétition pour y accéder : ceux qui s’y lancent sont donc meilleurs que d’autres. Cela permet aux facultés de droit d’obtenir en moyenne de meilleurs élèves et d’être de ce fait des formations plus prestigieuses.

Mais si l’offensive de l’IEP de Paris réussit, cette rente pourrait être sérieusement écornée, car d’autres établissements pourraient prendre la suite et offrir à leur tour ce type de formation. Et d’ores et déjà, on peut imaginer que nombreux parmi ceux qui souhaitent exercer la profession d’avocat préfereront aller succomber aux charmes d’un Dominique Strauss-Kahn leur expliquant les délices du modèle IS-LM tout en décochant des regards charmeurs aux jolies étudiantes plutôt que de se faire massacrer à coups de procédure pénale par Michèle-Laure Rassat (oui, je suis totalement objectif). Les facultés de droit y perdraient une fraction de leurs meilleurs élèves, ce qui entraînerait une baisse de la qualité de la formation (qui dépend largement des effets d’entraînement générés par les meilleurs éléments).

On aura noté que l’existence de cette rente est totalement indépendante du contenu de la formation. Savoir si avoir été plongé dans un bain de droit pendant 5 ans au lieu de trois trimestres est indispensable à l’exercice de la profession d’avocat est sans rapport avec l’existence de cette rente, et du fait que cette affaire est une mise en concurrence par les IEP de cette rente. Mais il est clair que la présentation de cet argument par les universités relève d’une défense de leur rente, qu’il soit vrai ou faux. En réalité, on va avoir l’occasion de le constater, que cet argument soit vrai ou faux n’a aucune importance dans l’analyse.

Comment réagir face à l’existence de rentes? Les rentes ont longtemps inquiété les économistes. Ricardo y voyait la source d’un état économique stationnaire, dans lequel les rentes finiraient pas supprimer toutes les opportunités de profit (c’est pour ralentir ce processus qu’il supposait inéluctable qu’il était favorable au libre-échange, et pas spécialement pour des raisons liées à l’avantage comparatif). La majorité des rentes proviennent soit d’entreprises ayant acquis des positions concurrentielles indétrônables, soit d’individus bénéficiant d’avantages issus de réglementations qui les favorisent. Les rentes génèrent le plus souvent des effets de monopole, ce qui signifie que leur disparition aurait pour effet de générer une baisse des prix, et au total un gain est supérieur à la perte des détenteurs de rentes. C’est ce raisonnement qui est par exemple à la base de l’ouvrage de Delpla et Wyplosz : il est possible d’indemniser les détenteurs d’une rente pour la perte de celle-ci, et que la société dans son ensemble s’en trouve mieux. Keynes n’était pas seul à vouloir euthanasier les rentiers.

Pour rester sur notre exemple, supprimer la rente dont disposent les facultés de droit offrirait plusieurs avantages : premièrement, en élargissant le panel des candidats au delà des étudiants de facs de droit, cela accroîtrait le niveau des avocats finalement diplômés; cela générerait une plus grande variété d’avocats, ayant eu des formations variées, ce qui permettrait peut-être une meilleure adaptation de leurs compétences aux besoins contemporains. Après tout les clients qui veulent un avocat vrai juriste pourront lire la plaque à l’entrée du cabinet et privilégier les avocats ayant suivi des études juridiques; les autres clients pourront préférer un ancien élève d’école de commerce si leur cas le nécessite. Si vraiment la compétence juridique apportée par les facultés de droit est nécessaire, cela se lira directement par ce mécanisme dans les rémunérations relatives des avocats ayant suivi les diverses formations. Mais il est peu probable que ce soit le cas, car l’enseignement reçu sert pour l’essentiel à sélectionner plus qu’à former : on apprend son métier en le pratiquant, pas sur les bancs de l’école. Vu sous cet angle, la défense des facultés de droit ressemble à un simple rent-seeking corporatiste.

Et pourtant il faut aller plus loin. Car si les rentes heurtent à la fois nos idées méritocratiques (puisqu’il s’agit d’un revenu indépendant du travail) et nos conceptions économiques d’optimalité (parce qu’elles conduisent à un rationnement de l’offre et donc à une situation sous-optimale en bien-être social) nous devrions admettre qu’elles sont au coeur du fonctionnement des économies capitalistes. tout d’abord parce que nous sommes tous des rentiers. La rente étant un revenu issu de la simple détention d’une ressource difficilement reproductible, nous disposons tous de la plus grande des rentes : être né dans un pays disposant d’un stock de capital, d’institutions et de compétences garantissant que quel que soient nos efforts et nos talents, nous disposerons d’un revenu supérieur à celui de 80% de l’espèce humaine. La plus grande des rentes, c’est avant tout celle-là, et je ne connais pas grand-monde qui soit désireux de ne plus en bénéficier et de troquer sa place pour celle des autres.

Mais surtout, la recherche de rente est l’un des plus puissants moteurs de la richesse. Ce qu’on appelle dans le domaine entrepreneurial un avantage compétitif, une valeur économique ajoutée, n’est rien d’autre qu’une source de rente au sens Ricardien du terme. Les entreprises rentables sont celles qui se créent des rentes en disposant d’un actif que les autres n’ont pas – une compétence reconnue par les clients, une image, une capacité à produire à bas prix, l’accès préférentiel à une ressource ou à une clientèle; les entreprises toutes identiques produisant un bien unique à un prix unique qui font la joie des étudiants en microéconomie n’existent pas et n’ont jamais existé (ce qui ne veut pas dire que ces modèles soient inutiles, mais c’est un autre débat). Surtout, comme l’avait montré Schumpeter, pour qui traiter l’économie sans prendre en compte ces aspects revenait à “jouer Hamlet sans faire intervenir le prince du Danemark” la volonté de se constituer une rente, de contourner celle des entreprises existantes pour les évincer, est l’unique moteur du progrès économique. Considérant que détruire les rentes allait provoquer la destruction du capitalisme, Schumpeter rappelait que celui-ci ne signifie pas seulement que la maîtresse de maison peut influencer la production agricole en faisant son choix entre les lentilles et les haricots; ou que l’adolescent peut décider à sa convenance, de travailler dans une ferme ou dans une usine; ou que les gérants des entreprises ont voix au chapitre lorsqu’il s’agit de décider ce que l’on produira et comment on le produira : capitalisme signifie surtout un système de valeurs, une attitude à l’égard de l’existence, une civilisation – la civilisation de l’inégalité et des fortunes familiales.

Ce qui vaut pour les entreprises vaut aussi pour les individus. C’est parce qu’ils disposeront d’une rente que ceux qui deviennent enseignants, universitaires, avocats, médecins, sont prêts à faire les efforts nécessaires à ces métiers. Ces rentes sont le moyen d’espérer que ces professions seront occupées par des gens raisonnablement compétents; leur réduction relative fait automatiquement diminuer la qualité moyenne de ceux qui exercent ces professions. A cet effet s’en ajoute un autre : les gens n’en veulent pas. Les gens se délectent de la dénonciation des privilèges dans des ouvrages au vitriol à gros tirage; mais bien peu poussent la logique méritocratique jusqu’au bout. L’application jusqu’au bout de cette logique impliquerait de retirer les enfants à leurs parents pour éviter qu’ils ne bénéficient de privilèges “d’héritiers”, et de rendre chaque profession accessible à tous. Le fait que les diverses abolitions de privilèges soient toujours suivies de mécanismes sociaux consistant à les reconstituer devrait nous informer sur les désirs des gens : nous voulons le confort que les rentes apportent, et nous ne voulons pas des souffrances qu’entraînerait la méritocratie prise à la lettre.

Est-ce à dire que toutes les rentes sont bonnes? Certainement pas. Pour prendre le cas de la rente liée à la nationalité, la France pourrait accueillir plus de migrants et augmenter ainsi la rente globale des français; c’est le même effet qu’avec l’abaissement des barrières douanières. Simplement, la répartition de la rente nationale change au passage, ce qui peut légitimer une redistribution. C’est tout l’intérêt de la démarche de Wyplosz et Delpla : ils rappellent que les rentes ont une valeur, et qu’avant de chercher à les supprimer on peut se demander si les gains sont ou non supérieurs à ce que cela coûte à ceux qui risqueraient de les perdre. Et il faut rappeler que la dynamique du capitalisme repose sur le dépassement perpétuel des rentes, la concurrence conduisant les entreprises à chercher à s’approprier une part de la rente détenue par d’autres. Plutôt que de condamner au nom de principes généraux les rentes, il vaudrait mieux se demander au cas par cas quelles rentes méritent d’être conservées.

Qu’en est-il de celle des facultés de droit? Nous avons vu plus haut que l’ouverture à la concurrence de l’examen d’avocat pourrait apporter des avantages. Mais un ingénieur social bienveillant devrait prendre aussi en compte d’autres éléments. D’un côté, on peut se dire que la rente actuellement détenue par les facultés de droit (meilleurs élèves, donc meilleure formation) ne sera que transférée vers d’autres établissements (IEP, Ecoles de commerce); mais dans le même temps constater que la concurrence n’est pas tout à fait égale entre ces divers types d’établissements. Les IEP (tout particulièrement celui de Paris) et autres Ecoles de Commerce bénéficient déjà d’un avantage de fait qui vient de leur capacité à sélectionner leurs étudiants. Ils ont donc la garantie d’avoir d’ores et déjà de très bons élèves, donc une formation de meilleure qualité, qui se traduit par une rémunération accrue pour leurs élèves. Le gain dont ces établissement bénéficierait en offrant une formation de plus serait de ce fait assez réduit eu égard aux avantages dont ils disposent déjà. Par contre, pour les facultés de droit qui doivent accueillir tout le monde, la perte des bons élèves (jusqu’à présent attirés par les carrières à rente) aurait des conséquences sur des effectifs d’élèves beaucoup plus grands; au total, on apporte un avantage à un petit nombre au détriment du grand nombre. Cette mesure aurait donc pour effet d’amplifier encore le dualisme du système français d’enseignement supérieur : est-ce vraiment judicieux?

Mais le législateur, comme disent nos amis juristes, n’est pas un ingénieur social bienveillant : il est un élu ou un ensemble d’élus avant tout soucieux de se faire réélire. A ce titre, conférer un avantage supplémentaire à un établissement comme l’IEP de Paris est une façon de faire une faveur bien identifiée à des gens qui sauront renvoyer l’ascenseur, pour un éventuel désavantage diffus au sein des nombreuses facultés de droit : un magnifique cas de théorie des choix publics.

Alexandre Delaigue

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23 Commentaires

  1. Merci pour ce clarissime article.
    Un détail m’échappe : si le marché est prêt à acheter 150 tonnes à 1200 euros, il me semble que le propriétaire du premier champ pourra vendre ses 100 tonnes à (au moins) 1200 euros même si le deuxième cultivateur et son champ disparaissent dans un trou noir.
    De qui vient alors la rente?
    Ce sont ces *%@!&# de cultivateurs à 900 euros qui vont le réduire à la faillite, me semble-t-il.
    Mais je suppose que c’est équivalent à ce que vous écrivez?

  2. Oui, donc il faut à la fois autoriser l’IEP à former des juristes, ET les universités à sélectionner leurs étudiants.

    Pourquoi pas.

  3. Encore un billet lumineux. Je viens enfin de comprendre la phrase tirée du livre de Carlo Benetti (Valeur et répartition, Edition Maspero, ouvrage probablement désormais collector que se disputent quelques bibliothèques paléolithiques), que j’avais apprise par coeur lorsque je suivais les cours de DSK à Nanterre : "Ce n’est pas parce que la rente est élevée que le prix du blé est cher, mais parce que le prix du blé est cher que la rente est élevée". Pour en revenir aux moutons qui nous intéressent (pas ceux dans la baignoire, ne nous trompons pas d’objectif), il faut quand même reconnaître que l’enseignement supérieur des sciences juridiques bénéficie d’une rente conférée par une barrière à l’entrée. Il y a quelque chose de jubilatoire à voir, enfin, les (chers collègues) juristes, confrontés à une concurrence à laquelle sont exposés les économistes et les gestionnaires, leurs souvent compagnons d’UFR, depuis longtemps (sections de BTS, classes préparatoires aux grandes écoles de commerce). Les juristes ont toujours eu un mépris condescendant pour les effectifs désormais étiques des licences en économie. Bienvenue au club… Mais soyons sport, et osons un conseil pour nos (chers collègues) juristes : la différenciation du produit (les masters spécialisés) et la qualité de la recherche. Prolétaires universitaires de tout le pays, unissez-vous !

  4. Excellent texte, joli va et vient entre théories et faits. Le texte est à poster à D. Ricardo (dans sa tombe bien sûr), il sera fier de son travail.

  5. Aurait-il d’ailleurs conclu en sens inverse que j’aurais porté le même jugement : c’est la petite musique que j’aime entendre lorsque je travaille avec des économistes sur des questions d’économie du droit. Mais chut, si les gens de l’IEP apprennent qu’on fait de l’économie du droit à la Fac il vont vouloir y entrer en masse, et votre texte verra sa cohérence interne ruinée.

    Je me demande si vous ne surestimez pas un peu l’attrait de l’analyse économique du droit ;-). Connaissant mal le sujet, je me demandais si celui-ci ne souffrait pas un peu du débat “common law contre droit à la française”.

  6. On peut toujours trouver des arguments en faveur de la défense des rentes. En général, plus ils sont sophistiqués, moins ils ont de chance de rester vrais sur le moyen terme. Comme aucun planificateur social ne dispose d’assez d’information pour savoir s’il faut, au cas par cas, défendre les rentes ou tenter de les supprimer, la règle pratique la meilleure est la plus simple: combattre les rentes, toujours et partout, sans brutalité et en négociant s’il le faut, mais ne pas les laisser s’accumuler: en se stratifiant, elles se renforcent jusqu’à ce qu’elles soient inexpugnables.

    Sur l’argument de la sélection, j’ai eu un échange avec F. Rolin dans la discussion de mon billet. L’argument me parait fallacieux. Quant à l’externalité informationnelle qui justifierait le monopole (eg l’argument de sélection par l’éducation), on en cherche encore les preuves empiriques et il faudrait qu’il soit particulièrement fort pour que la restriction des choix des étudiants améliore le bien-être, quand un effet en sens opposé existe, plus simple et plus évident: la perte des meilleurs étudiants des facultés permet la remise en cause des pratiques et le statu quo. En cela, les crises sont utiles. Enfin, tout cela nous aura fait phosphorer, c’est sans doute l’essentiel.

    Personne ne combat les rentes “partout et toujours”. Il y a toujours un point à partir duquel on s’arrête (souvent, quand on devient directement concerné). En l’affaire, je suis surpris par le côté “paille-poutre” de la présentation de la rente des facs de droit, comparée avec celle d’un établissement aussi invraisemblablement rentier que l’IEP de Paris. Si on veut supprimer les rentes, qu’est-ce qui aurait l’effet le plus conséquent : réduire la rente des facs de droit en permettant à d’autres établissements de fournir des grades de master juridique, ou obliger l’IEP de Paris à accepter tous les étudiants, au même titre que les universités, sans sélection (comme cela a été fait pour les sections staps suite à une jurisprudence)? Là, on parle d’une vraie réduction de rente.

    Supposons qu’on interdise à l’IEP de Paris de sélectionner ses étudiants, et que tout le monde puisse s’y inscrire en première année. On pourrait tenir exactement le même raisonnement et conclure à l’impérieuse nécessité de prendre cette mesure. Pourtant nous pouvons comprendre que ce ne serait pas forcément une bonne chose – mais nous avons besoin pour cela d’arguments sophistiqués.

  7. Bravo pour ce billet. Comme à l’habitude, il est à la fois divertissant, clair et instructif.

    Je ne partage cependant pas la dernière conclusion : conserver le « monopole » de la formation d’avocats aux facs de droits. Ce que vous dites est vrai. Cette disparition aura pour effet de déstabiliser un peu plus l’enseignement universitaire et de renforcer très légèrement les IEP.

    Il est donc possible que le bilan global dans l’enseignement soit négatif. Mais même cela n’est pas sûr. L’une des faiblesses de l’enseignement supérieur français est son hétérogénéité et son cloisonnement. Le renforcement de pôles d’excellence à visibilité internationale est sans doute préférable à la politique actuelle.

    Mais comme vous le signaler par ailleurs, cela aura aussi pour effet de renforcer la diversité, et par là, la compétence, des avocats.

    Et surtout, pour les étudiants des IEP, cela permet aussi de repousser leur choix de spécialisation. 20 ans, c’est bien jeune pour choisir une profession que l’on devra ensuite occuper toute sa vie. Si cela peut être fait à 25 ans, lors du passage du concourt, cela n’est-il pas préférable ?

    En intégrant ces deux facteurs, je pense que l’on peut dire que la disparition de cette rente est profitable globalement à la société française.

    C’est fort possible, nous sommes dans un cadre de comparaison de coûts et d’avantages. Ce que je voulais simplement marquer, c’est que les coûts ne peuvent pas être balayés par l’argument “défense de rentes = toujours un mal”.

  8. Un détail m’échappe : si le marché est prêt à acheter 150 tonnes à 1200 euros, il me semble que le propriétaire du premier champ pourra vendre ses 100 tonnes à (au moins) 1200 euros même si le deuxième cultivateur et son champ disparaissent dans un trou noir.
    ****
    Le traitement classique de la rente suppose qu’on n’atteint pas la marge de production possible. Cas du pétrole : il est toujours possible d’exploiter les sables bitumeux (pour x $/baril, x assez grand, ils seront rentables ; de même on peut produire du blé (ou un substitut proche) en Sibérie ou dans les déserts chauds, avec des rendements déplorables mais quand même. Je vous laisse extrapoler aux avocats analphabètes…

    De plus il existe généralement un quasi-continuum de formations disponibles : pensez au classement entre les différents facs/ESC/IEP, à la partie la mieux ensoleillée d’un coteau -je sais, le blé sur les coteaux, c’est moyen. La réponse à votre question serait donc : la disparition dans le trou noir est un faux problème. Il existe un troisième cultivateur entre le premier et le second (et non, "second" n’est pas une faute ici, voyez Littré et Grevisse), donc la disparition hypothétique n’affecte les prix qu’à la marge. Mais c’est bien ce dont on parlait, de marge…
    (pas d’hommage à H. Simpson dans cette phrase)

  9. Le billet est tres pédagogique mais je ne comprends pas la chute.

    Il me semble simplement que le résultat du processus autorisant les IEP a former des Juristes ne peut etre qu’une "distillation fractionnée" des étudiants vers des lieux d’enseignements de meilleure qualité, ne nuisant pas aux étudiants mais simplement aux facultés de Droit marginales. En fait c’est le corps des professeur de Droit de Saint Symphorien sur Oder qui réagit.

    Reprenant votre métaphore Ricardienne, vous semblez contester l’ouverture de terres nouvelles plus productives a la culture du blé parce que les agriculteurs de montagne vont en pâtir. C’est du PAC-sisme.

    Sans compter que il est probable que les étudiants issus d’IEP ou d’écoles de commerce s’orienteront vers des sous segments du Droit auxquels les étudiants de Fac n’ont peut être pas acces et que l’offre créera sa propre demande.

    Si l’objectif est de faire en sorte que plus de gens accèdent aux meilleurs enseignements, pourquoi ne pas obliger les IEP à recruter sans sélection initiale? Votre argument souffre de ce que les IEP n’ont pas l’intention d’augmenter leurs effectifs, simplement d’augmenter le niveau moyen des effectifs en place. La stratégie de l’IEP de Paris est de consolider sa rente sur le dos de celle d’autres. Que la société dans son ensemble y gagne est possible, mais pas certain.

  10. L’article est effectivement brillant, incontestablement. Néanmoins les arguments que soulève Etienne Wasmer sont tout aussi capitaux ! Son premier point est assez clair pour que je n’y revienne pas.

    "The kind of situation which economists are prone to consider as requiring corrective Government action is, in fact, often the result of Government action. Such action is not necessarily unwise. But there is a real danger that extensive Government intervention in the economic system may lead to the protection of those responsible for harmful effects being carried too far." (Ronald Coase, The Problem of Social Cost, Journal of Law and Economics, 1960).

    Son second point est à mon avis le plus capital, en l’espèce. Rien n’empêche les étudiants de faculté de droit d’entrer à l’IEP, et rien n’empêche le législateur d’accorder aux facultés de droit les avantages dont bénéficient les IEP et grandes écoles. On peut donc agir sur la répartition des droits sur les rentes à la fois soit en faveur de l’IEP de Paris, soit en faveur des facs de droit.

    On peut tout à fait améliorer l’efficience du processus de sélection des avocats, en ouvrant l’examen à tous les diplômés, voire à tout individu qui le souhaite, tout en réintroduisant des rentes incitatives, en introduisant une sélection à l’entrée des universités. Pour éviter une restriction trop brutale des places disponibles dans les universités, il faudrait l’accompagner de la création d’universités privées. En combinant tout cela, on atteint ainsi mieux (moins mal) les deux objectifs implicites du système : tirer la qualité vers le haut tout en évitant une trop forte concentration des rentes dans les mains d’un petit groupe trop fermé. En fait on a suffisamment de curseurs à disposition (le concours d’entrée au crfpa, le concours d’entrée en fac, le nombre d’avocats sur le marché, tout cela pouvant être rendu plus ou moins restrictif) pour pouvoir atteindre des buts sociaux si on y tient vraiment (mais je maintiens qu’à moyen/long terme c’est E. Wasmer qui a raison) sans monter un système absurde du point de vue de sa logique interne.

    Car évidemment, le rôle du droit ne se résume pas à des arguments économiques : il arrive un point où l’optimisation de l’utilité se heurte à la question des valeurs et de la cohérence des choix sociaux. Ici, notamment : quelle est la répartition optimale des rentes ? et qu’est-ce qu’un bon avocat ? C’est à partir de cette limite du law & economics qu’on revient dans le law tout court. Pour ce qui nous intéresse ici, si l’organisation de la profession d’avocat ou les futurs revenus des étudiants de droit constituent bien de "bêtes" problèmes d’allocation de property rights, dans sa logique interne l’examen d’entrée au crfpa échappe à cette forme de raisonnement. L’examen peut difficilement intégrer les préoccupations d’ingénierie sociale, par contre il doit sélectionner de bons candidats par opposition aux mauvais. Selon ce critère, on peut difficilement accepter les arguments du type "les étudiants de scpo sont meilleurs, donc ils ne doivent pas être autorisés à participer à l’examen".

    En tout cas, merci pour cette excellente contribution à un débat qui commençait à s’enliser.

  11. J’avais envie de réagir à la manière d’Etienne Wasmer: il est facile de trouver une justification aux rentes, mais il est difficile de tracer la ligne entre celles qui se justifient et les autres; à ce jeu-là, il me semble que la charge de la preuve devrait incomber aux détenteurs de la rente (pour employer le langage juridique). Simplement parce qu’il est beaucoup plus facile pour les détenteurs d’une rente (très concrète à leurs yeux) de se mobiliser que pour les potentiels bénéficiaires du changement qui sont eux souvent trop divers pour constituer un front uni.

    J’ajouterais que les enjeux sont souvent trop lourds et trop complexes pour qu’une simple politique fiscale de dédommagement à la Wyplosz et Delpla puisse résoudre complètement ce problème (même si elle le pourrait en théorie). On peut espérer que cela change, mais l’élimination des rentes s’est le plus souvent faite au détriment d’une partie de la population et sans crier gare. En France, cela a notamment été le cas à l’orée des 30 Gorieuses (voir ce post: http://www.ecopublix.eu/2007/01/... ).

    Ici le sujet devient épineux parce qu’on n’est pas vraiment dans la suppression de rente, mais dans leur déplacement. Cf le billet de polymath ci-dessus, que veut-on vraiment? En l’état, l’évolution aura pour effet de rajouter de la rente à un établissement qui en est déjà richement doté, au détriment d’universités dont la situation est infiniment plus contrainte. Loin de moi l’envie de défendre les universitaires, simplement de constater que la distorsion de concurrence la plus importante n’est pas celle-là.

  12. Je ne suis pas convaincu non plus que le raisonnement soit poussé au bout. Je vais essayer d’expliciter le lien logique entre le milieu de l’article et les réactions de certains commentateurs.

    L’intérêt des rentes telles que définies ici est bien d’être soumises, à terme, à la concurrence.
    Il ne s’agit pas, contrairement à ce que le titre laisserait (perfidement !) entendre, de sauvegarder les rentiers, mais de ne pas non plus les euthanasier, cela ferait fuir les entrepreneurs. Bref, trouver un compromis entre avantage de la rente (incitation à l’obtenir, mais désutilité pour la société) et concurrence (désincitation à obtenir la rente, mais plus d’évolutions).

    Peut-on être avocat à vie uniquement grâce au diplôme ? Il faut bien plaider ses affaires, gérer ses clients, etc, du coup les effets négatifs de la présence d’une rente (qui existe bien, mais entre le groupe des diplômés et le reste) sont atténués par la concurrence interne, elle-même controlée plus ou moins directement par la difficulté d’obtention.

    Par contre pour les établissements de formation, les universités en l’occurence, il n’y avait aucune possibilité de concurrence. Du coup on perd tous les avantages de la "rente concurentielle" présentée auparavant. Qui ne serait par contre pas non plus vraiment mise en oeuvre dans les conditions actuelles, voire même pourrait devenir encore pire.

    La difficulté est donc bien de sortir d’un système mauvais (rente sans possibilité de concurrence) sans retomber dans un équivalent avec les cartes rebattues. L’éventualité de concurrence a néanmoins été affirmée, c’est donc un mieux par rapport à la situation précédente, l’évolution est devenue nécessaire et a été mise clairement sur la table.

    La preuve, on en discute ici 😉

    Ce n’est pas tout à fait exact. Toutes les universités ne se valent pas, et il existe déjà une concurrence entre celles-ci. Si vous voulez trouver un secteur de la formation largement réparti par un gentleman’s agreement peu concurrentiel,vous le trouverez plus facilement dans les grandes écoles. Esssayez donc de faire certaines carrières du secteur privé ou public sans être passé par Polytechnique, Centrale, une ENS, ou l’IEP de Paris, mais avec un cursus entièrement universitaire : bon courage. Je le dit d’autant plus facilement que je suis moi-même, de ce point de vue, un rentier. 

  13. @ henriparisien

    le choix de specialisation pose plutot la question du degre de mobilite professionnelle possible dans une societe. 20 ans semble deja bien tardif au regard d’autres modes de formation scolaire, comme la division en Allemagne de notre niveau "college" en trois branches distinctes : Realschule, Hauptschule et Gymnasium.

  14. Tiens, ça me fait penser à un truc cette histoire…
    Le mec qui veut se proclamer "économiste" peut le faire très librement. Si, si, si! Y a pas mal d’exemples…
    Que peut-on faire ?

    Ce n’est pas une rente qui rapporte grand-chose que de se déclarer “économiste”. Cela dit, ne serait-ce pas à cause de ces concurrents déloyaux?

  15. Dans les recherches sur la sociologie des économistes, l’AEA prend généralement comme définition du mot économiste "personne ayant obtenu un doctorat en sciences économiques". C’est restrictif mais en tout cas ça écarte pas mal de faux positifs. Du coup j’ai tendance à appliquer ce critère, même si cela m’exclut de la communauté des économistes (de toute façon ceux qui n’appliquent pas ce critère ne sont pas au courant).

  16. Il n’y a surement aucun mal a se proclamer économiste. Ca ne rapporte pas un clou et c’est complètement discredité. Marabout, ca par contre ca devrait être règlementé.

  17. Plusieurs points :
    1) Peut-on vraiment interpréter comme une rente le fait que certaines professions ne puissent être effectuées sans un diplôme qui garantisse la qualité de la prestation. Le client doit-il vérifier par lui-même la compétence de son avocat ? de son médecin ? de son dentiste ? Peut-on prétendre que pour réduire le coût des soins, il suffit d’autoriser n’importe qui à exercer la médecine.
    2)Sciences-PO, où Etienne Wasmer est professeur, ne l’oublions pas, s’est lancer dans une stratégie agressive d’occupation documation du terrain, profitant des bonnes relations de son directeur avec le gouvernement et du poids de ses anciens élevés. Il distribue des diplômes mixtes Sciences-PO+ spécialisation, qu’il vise à faire assimiler avec des diplômes spécialisés. C’est une tromperie vis-à-vis des universités et des étudiants. Les étudiants qui sortent de Sciences-PO ont des connaissances générales et superficielles, mais pas les connaissances spécialisées pointues qui sont nécessaires pour des carrières en droit, en économie, par exemple. Je ne dis pas que les connaissances générales acquises à SP sont inutiles, mais elles ne remplacent pas les connaissances spécialisées en particulier pour s’engager dans un doctorat..Bien sur, SP ne peut s’attaquer qu’aux sciences humaines et sociales. Mais pourquoi ce qui serait inacceptable en médecine (un diplome se Sciences-Po, mention médecine ou dentiste) l’est en droit et en économie.
    3) En l’espèce, la solution me semble être que l’examen d’entrée à la profession d’avocat verifier que les candidats ont bien toutes les connaissances spécialisées requises, donc devienne beaucoup plus exigeants sur ce point.

    Remi Bourges.

    Oui, le fait de réserver des professions aux détenteurs d’une pelure quelconque est une source de rente. Après, cela ne veut pas dire que c’est inutile, c’est l’objet de ce post que de le rappeler.
    Les connaissances “spécialisées pour obtenir un doctorat” s’acquièrent; on pourrait demander dans le même sens à quoi bon donner aux étudiants des formations avant tout destinées à obtenir un doctorat, sinon pour faire plaisir à des enseignants eux-mêmes détenteurs d’un doctorat.

  18. Mouai.
    Je cite Polymathe : "on peut difficilement accepter les arguments du type "les étudiants de scpo sont meilleurs, donc ils ne doivent pas être autorisés à participer à l’examen".
    J’ai l’impression que ce dernier raisonnement est à la base de l’appel des profs de droit (que j’ai lu, oui oui…), et je n’aime pas ça.

  19. Je me risque à prolonger votre analyse :

    En démocratie, le politique peut aider à se faire élire en participant au processus par lequel les individus et les groupes cherchent à accéder aux rentes, par exemple, en organisant l’évolution de la loi de sorte à ce que la rente soit transférée de son ancien détenteur vers un nouveau. Tel est d’ailleurs, pour l’essentiel, le rôle du lobbying.

    Se justifie alors du point de vue théorique le rôle d’un secteur identifié et professionnel du lobbying en démocratie dans une économie à rentes dont la fonction est de "faire tourner" de manière relativement imprévisible les rentes d’une main à l’autre, sans particulier prendre parti pour un détenteur particulier de rentes, tout en recyclant cycliquement les mêmes arguments dans le débat public pour justifier le transfert d’une rente d’un acteur à l’autre, puis l’autre, puis l’un.

    On peut donc à première vue considérer que l’existence de rentes d’une part, de politiciens ambitieux en démocratie et de lobbyistes professsionnels sont inter-dépendants. Il est notamment difficile d’imaginer la cohabitation de rentes dans l’économie et l’existence d’un débat politique non-cyclique, organisé et soutenu par un secteur commercial de l’influence et de la formalisation du débat d’idées.

    Il me semble que les grandes centrales syndicales jouèrent quelque temps ce rôle en France, ceci esxpliquant d’ailleurs l’inévitable aversion que portent à la notion même de syndicat les détenteurs de rentes.

  20. Il y a une rente que tout le monde essaye de détenir dans les organisations : c’est une rente informationnelle. La théorie de l’agence est en cela l’analyse d’une des rentes la plus recherchée de nos jours… 🙂

  21. J’aimerai rappeler que les facultés de droit profitent également en retour, par leur rente, de la rente de Sciences-Po.
    Quoi de plus glorifiant, pour des professeurs de droit, que d’avoir grâce à leur monopole des étudiants de grandes écoles (donc forcément brillants) dans leurs masters ?

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