Encore un peu de psychoéconomie

Quelques tests concernant la réaction des gens face au risque. On considère les trois problèmes de choix suivants :
 problème 1 : choisissez l’une de ces deux loteries :
– A : gagner 240 euros avec une probabilité de 25%, et 75% de chances de perdre 760 euros.
– B : gagner 250 euros avec une probabilité de 25%, et 75% de chances de perdre 750 euros.

problème 2 : choisissez entre :
C : un gain certain de 240 euros
D : 25% de chances de gagner 1 000 euros et 75% de chances de ne rien gagner.

problème 3 : choisissez entre :
E : une perte certaine de 750 euros
F : 75% de chances de perdre 1 000 euros et 25% de chances de ne rien perdre.

Réflechissez bien, notez vos trois réponses; puis passez à la suite.

Commençons par le problème numéro 1. Il n’est pas difficile de voir que dans ce problème, le choix B est forcément meilleur que le choix A. Les probabilités sont les mêmes, le gain est supérieur et la perte inférieure dans le choix de B. Donc, vous avez dû répondre B à cette question, sauf à être masochiste (ou à n’avoir pas bien lu la question).
Concernant les deux problèmes suivants, il n’existe pas de façon optimale de donner une bonne réponse. Tout dépend, en réalité, de votre goût du risque. Cependant, il y a de très fortes chances pour que vous ayez répondu C au problème 2 et F au problème 3. C’est en tout cas ce que font 80% des gens à qui l’on pose ce test.
Pourquoi ces réponses sont-elles les plus fréquentes?
Le problème 2 correspond à un phénomène connu depuis très longtemps, qui s’appelle l’aversion au risque. On constate que les gens, en général, préfèrent les gains certains aux gains hypothétiques (hors cas spécifique du plaisir d’aller jouer à un jeu de hasard). Cette aversion au risque avait été constatée pour la première fois par le mathématicien Daniel Bernoulli; même si dans le problème 2 le gain moyen de la solution D est supérieur, le supplément de gain moyen (10 euros) n’en vaut pas la chandelle, on préfère un gain certain.
Le problème 3 fait lui référence à un phénomène psychologique moins connu : l’aversion à la perte. En moyenne les solutions E et F représentent la même perte; mais beaucoup de gens préféreront tenter la solution hasardeuse, en partant du principe que dans le premier cas, ils sont sûrs de perdre, alors que dans le second cas, au pire certes ils perdent plus que dans le premier cas, mais ils conservent une chance sur 4 de ne rien perdre. Pour comprendre cette décision (qui, lorsqu’on fait le test, est celle de près de 90% des gens) il est nécessaire de considérer que perdre est désagréable en soi.
Vous allez sans doute dire, OK, les gens n’aiment pas le risque, et n’aiment pas perdre. Voilà qui n’est guère surprenant. Surtout, en quoi cela a-t-il une quelconque importance (si ce n’est le fait que de comprendre la psychologie humaine)?

L’importance de ce petit jeu est considérable. Premièrement, si comme les trois quarts des gens (moi y compris) vous avez choisi les solutions B, C et F, sachez que vous êtes totalement incohérent et irrationnel. En effet, si l’on combine les choix C et F, on obtient :
25% de chances de gagner 240 euros et 75% de chances de perdre (1 000 – 240) = 760 euros, ce qui est la solution A;
Si l’on combine par contre les choix D et E (une combinaison choisie par 3% des gens lorsqu’on fait le test) on obtient :
25% de chances de gagner 250 euros et 75% de chances de perdre 750 euros, ce qui est la solution B.
En choisissant successivement C et F, vous avez fait un choix dont le résultat est inférieur à celui que vous auriez obtenu en faisant un choix qui, même maintenant, doit vous paraître absurde, d’un gain aléatoire et d’une perte certaine.

Maintenant, imaginez-vous que ces questions soient des actifs financiers, et que vous soyez trader en bourse. Et que vous soyez successivement face aux choix C-D, puis E-F. Si vous n’y prenez pas garde (et il est extrêmement difficile d’y prendre garde) vous allez faire des choix qui à la fin de la journée auront été moins bons que ceux que vous auriez pu faire. Pour remédier à cela, on recommande aux étudiants de considérer non pas des gains et des pertes, mais des combinaisons risque-rentabilité (des situations patrimoniales); mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Par ailleurs, ce type de choix peut être rencontré aussi dans les activités économiques quotidiennes faisant référence au risque. Il faut en arriver à une conclusion assez effrayante, qui est que probablement beaucoup de décisions individuelles face aux aléas sont prises sous le double effet d’aversion au risque et d’aversion face aux pertes, combinaison qui donne des choix incohérents.

Mais il y a pire. Ce que nous montre cette analyse, c’est que l’appréhension des gens face au risque change suivant que les problèmes se présentent sous forme de gains ou sous forme de pertes. Considérons maintenant un décideur en matière de santé publique qui fait face à une épidémie mortelle qui touche 600 personnes. Deux programmes de lutte contre la maladie sont disponibles, dont les effets sont les suivants :
– le programme A sauve 200 personnes de façon certaine.
– le programme B a une chance sur trois de sauver 600 personnes et deux chances sur trois pour que personne ne soit sauvé.
L’aversion au risque conduit les gens à privilégier le programme A, qui sauve à coup sûr 200 personnes, plutôt que le programme B qui repose sur un pari, et qui risque d’aboutir à aucune personne sauvée. Maintenant, supposons que les programmes soient présentés de la façon suivante :
– le programme C tue 400 personnes de façon certaine.
– avec le programme D, il y a une chance sur trois pour que personne ne meure, et deux chances sur trois pour que 600 personnes meurent.
Les programmes A et C, et B et D, sont parfaitement identiques les uns et les autres. Pourtant, présenté comme cela, 80% des gens décident de choisir le programme D, par aversion face aux pertes. Pire même : lorsqu’on pose la question sous ces deux formes aux mêmes personnes, elles répondent de façon contradictoire d’une question à l’autre. Même lorsqu’on leur fait remarquer que ces choix sont incohérents, qu’ils le reconnaissent, ils continuent de vouloir choisir la certitude dans la première présentation et le hasard avec la seconde présentation.

Ce problème devient parfaitement redoutable : en fonction de la façon dont des problèmes identiques sont présentés, les décisions des mêmes personnes seront contradictoires. Si on présente ces problèmes sous forme décomposée (comme dans les premiers jeux) les gens répondent de façon incohérente. Comment faut-il alors présenter les questions aux décideurs, si la simple présentation des questions a un impact sur leurs choix? Comment espérer des décisions rationnelles et cohérentes, dès lors que les choix des décideurs se font toujours à un instant donné sur des problèmes parcellaires? En matière de santé publique par exemple, faut-il soumettre aux politiques les décisions en termes de mortalité totale? de mortalité liée aux maladies? de mortalité due à une maladie spécifique? de chances de survie ou de nombre de décès? Combien de décisions publiques a posteriori totalement catastrophiques de l’histoire ont-elles été dues à ce genre de problème?

Alexandre Delaigue

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2 Commentaires

  1. Une remarque, sur les quatre programmes de santé publique. Je ne suis pas certain qu’ils soit vraiment identiques dans la tête des gens.

    "Le programme A sauve 200 personnes de façon certaine" : ça ne dit rien de ce qu’il advient des 400 autres. On sait que 200 AU MINIMUM seront vivants in fine, mais sur les 400 restants peut-être que le programme en sauvera qq uns.

    "le programme C tue 400 personnes de façon certaine" : idem, il peut être plus mortifère que ça, c’est-à-dire qu’on ne sait rien de son effet sur les 200 autres personnes. On a une mortalité MINIMALE.

    De ce fait, il reste préférable de choisir A que C.

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