Effets économiques de l’immigration, seconde partie : salaires et emploi

Esther Duflo s’étonne, dans son article du libération de lundi, du peu de place dans le débat français de la prochaine loi sur l’immigration. Elle en profite pour présenter l’une des plus célèbres analyses économiques des effets de l’entrée de migrants sur l’emploi et les salaires, celle que David Card avait consacré au Mariel boatlift. Le débat est d’actualité en France, mais également aux USA, ou une nouvelle législation sur l’immigration fait l’objet d’un débat houleux. C’est l’occasion de reprendre une série entamée il y a quelques temps sur les conséquences économiques de l’immigration.

Les effets de l’immigration font partie de ces sujets pour lesquels l’opinion des économistes est significativement différente de l’opinion générale. Néanmoins, les économistes étant ce qu’ils sont, il existe quelques désaccords (relativement mineurs en fait) sur le sujet.

Commençons par l’avis le plus rencontré dans le grand public : l’immigration fait augmenter l’offre sur le marché du travail, la demande restant inchangée. Ceci devrait avoir pour effet d’abaisser le niveau des salaires, ou, si les salaires ne peuvent pas s’ajuster à la baisse pour diverses raisons, provoquer du chômage. Comme le plus souvent l’immigration est le fait de personnes peu qualifiées, ce sont donc les résidents nationaux les plus défavorisés qui supportent l’essentiel de cet effet. Le raisonnement, en général, s’arrête là : tout au plus les partisans d’une immigration plus forte feront remarquer (à juste titre) que les gains des migrants sont supérieurs aux pertes des résidents; et que cet effet est modéré par le fait que les migrants occupent des emplois “que les nationaux ne veulent pas occuper”. Ce raisonnement, toutefois, souffre d’une faille majeure, qui est de se contenter de l’analyse d’un marché du travail, celui sur lequel vont se présenter les migrants.

En effet, considérons l’économie dans son ensemble : si les salaires diminuent, la rentabilité du capital augmente, ce qui élève le niveau de l’investissement. Les investissements accrus conduisent à une augmentation des embauches, qui viennent réduire l’effet initial de l’afflux de migrants sur les salaires. Dans le même temps, les migrants produisent plus, ce qui abaisse les prix des produits et conduit donc à une hausse des salaires réels, venant là encore contrebalancer l’effet initial de baisse des salaires; les migrants par ailleurs vont consommer, augmentant la demande de biens de consommation et par là augmenter l’emploi sur certains marchés du travail. Au bout du compte, l’effet est donc indéterminé. On peut faire exactement la même remarque à ceux qui supposent que les immigrés prennent des emplois “que les résidents ne veulent pas” : ils oublient premièrement que ce n’est qu’imparfaitement vrai (si l’on en croit Pierre Perret, les immigrés viennent vider les poubelles à Paris : mais les villes sans immigrés ont aussi des éboueurs). Et surtout, ce sont des emplois que les nationaux ne veulent pas occuper… étant donné le niveau des salaires. Si un secteur du marché du travail est occupé par des migrants peu revendicatifs en matière de salaire ou de conditions de travail, ce secteur continuera d’offrir de faibles salaires. Si les migrants n’étaient pas là, les employeurs seraient peut-être obligés d’augmenter les salaires, attirant des résidents, et élevant les salaires pour toute une catégorie de résidents.

Et tout cela ne prend pas en compte d’éventuels effets dynamiques sur la croissance : les migrants peuvent apporter des actifs et techniques spécifiques (par exemple, des talents pour commercer avec leur pays d’origine, ou la capacité d’ouvrir un restaurant exotique). En bref, il est impossible a priori de prévoir l’effet des flux migratoires sur les salaires et l’emploi. Il est nécessaire de procéder à des mesures pour connaître cet effet. Pour mesurer cet effet, plusieurs méthodes sont utilisées. La plus connue est celle qui a recours à des expériences naturelles, c’est à dire l’observation de circonstances dans lesquelles une ville ou un pays a subi un fort afflux d’immigrants, non anticipé, et suffisamment important pour avoir un effet notable sur le fonctionnement du marché du travail. En 1990, par exemple, David Card a étudié l’effet de l’arrivée d’immigrants cubains dont Fidel Castro avait autorisé le départ à Miami (épisode dit du “Mariel Boarlift”, évoqué dans le film Scarface). La moitié des 125000 nouveaux arrivants s’est installée à Miami : Or, Card a montré que cet afflux de travailleurs a été très rapidement absorbé. Salaires et emploi ont évolué de la même façon à Miami qu’ailleurs malgré cet épisode. Cette absorption rapide des migrants par le marché du travail a été constatée à d’autres occasions : la même chose a été observée en France lors du rapatriement des français d’Algérie (900 000 personnes sur le marché du travail), et en Israël lors de l’afflux d’immigrants d’URSS après ouverture des autorisations d’émigration (ce qui avait brutalement augmenté la population Israelienne de 12%). Les “expériences naturelles” vont donc dans le sens d’un faible effet des entrées d’immigrants sur les salaires et l’emploi.

Il n’y a cependant pas de consensus sur ce résultat parmi les économistes. Certains pensent que cette mesure des expériences naturelles est la plus satisfaisante : mais d’autres méthodes de mesure de l’effet de l’immigration donnent des résultats différents. Ces autres méthodes reposent sur des simulations assises sur la structure de l’emploi par niveau de qualification, et sur le fait que salariés qualifiés et non-qualifiés sont peu substituables, mais qu’à qualification donnée, immigrants et nationaux sont substituables. Par exemple, supposons qu’à un niveau de qualification, il y a eu un fort afflux d’immigrés, et un faible à un autre : la comparaison de l’évolution des salaires au cours du temps sur les deux marchés de compétences permet d’imaginer comment les salaires auraient varié en l’absence d’immigrés. George Borjas et Lawrence Katz se sont livrés à une telle simulation, et en ont conclu que les entrées de migrants entre 1980 et 2000 ont réduit le salaire moyen de 5%; pour les gens qui n’ont pas fait d’études, cette réduction serait de 8%. Cependant, cet effet ne considère que l’effet marché du travail, et néglige l’effet sur l’investissement : en prenant celui-ci en compte, la baisse moyenne de salaire n’est plus que de 3%, et 5% pour les non qualifiés. D’autres facteurs pourraient de la même façon amoindrir cet effet jusqu’à pratiquement l’annuler.

On peut penser que les simulations théoriques sont moins convaincantes que les expériences naturelles; néanmoins, même celles-ci montrent parfois un effet négatif de l’immigration sur le chômage. Si dans les années 60 le marché du travail français avait pu absorber facilement 900 000 français d’Algérie, les marchés du travail d’Europe continentale semblent aujourd’hui moins à même d’obtenir les mêmes résultats. Un article de 2003, par J. Angrist (MIT) et A. Kugler (Houston) a décrit l’effet de l’arrivée d’immigrants yougoslaves chassés par les guerres de Bosnie et du Kosovo pendant les années 90 sur les pays européens. Ils ont montré que la distance d’une ville à Sarajevo et Pristina constituaient un bon prédicteur du niveau des flux migratoires yougoslaves dans cette ville. Donc si le chômage est plus élevé dans les villes proches de la Yougoslavie que dans les villes éloignées, on peut supposer que l’on a une mesure de l’impact des flux migratoires. Et ceux-ci étaient, d’après les auteurs, significatifs : dans un pays comme l’Allemagne, 100 migrants entrants peuvent conduire à entre 35 et 83 pertes d’emploi pour des nationaux.

Comment expliquer cette différence entre Europe et USA? Pour les auteurs, deux facteurs entrent en jeu : le degré de protection de l’emploi, mais surtout, la réglementation et les barrières à l’entrée sur le marché des produits. Un degré élevé de protection de l’emploi des nationaux a en effet tendance à rendre les étrangers, qui sont moins revendicatifs et moins protégés, plus attrayants pour les employeurs dans certains secteurs d’activité (éventuellement en ayant recours au travail clandestin). C’est ce phénomène de substitution qui explique l’impact négatif sur les nationaux. Néanmoins, cet effet devrait être contrebalancé par l’effet investissement : s’il existe de la main d’oeuvre disponible, de nouvelles activités profitant de celle-ci devraient apparaître pour la mettre à profit. Mais cet effet, en Europe, ne se produit pas, en raison de règlementations anticoncurrentielles créant des barrières à l’entrée sur le marché des produits, faites pour maintenir les entreprises en place. Les auteurs montrent que plus les barrières à l’entrée sur le marché des biens sont élevées dans un pays, plus l’effet négatif sur l’emploi de l’immigration est grand. Et les nouvelles activités susceptibles d’embaucher la main d’oeuvre disponible n’apparaissent pas.

Il faut noter que cet argument vaut pour les effets de l’immigration comme pour tout phénomène modifiant le fonctionnement de l’économie (progrès technologique, importations, etc). On se focalise beaucoup sur les marchés du travail européens, présentés rapidement comme excessivement rigides et surprotégés, et en grand besoin de réformes; on oublie au passage le principal, que sont les problèmes de concurrence sur le marché des biens et services, qui détermine beaucoup plus productivité, croissance et emploi. Plutôt que de multiplier les lois sur l’immigration, plutôt que de gaspiller son énergie dans des pseudo-réformes du marché du travail qui angoissent les salariés, il serait préférable d’amplifier la concurrence sur le marché des biens, indépendamment de toute considération en matière migratoire.

Cependant, il reste des questions : au vu des effets des migrations sur l’activité, quelle politique migratoire doit être menée? la question des politiques migratoires sera l’objet d’un prochain post.

NB : ce billet est nourri par cet article de Martin Wolf (€); A. Krueger présente les analyses d’expériences naturelles et évalue les projets de loi sur l’immigration aux USA dans ce document; Ces deux articles de The Economist (un récent et un plus ancien) constituent aussi de bonnes synthèses (€); cet article du NYT cité par Mark Thoma s’intéresse aux métiers que font les migrants (pour savoir s’ils prennent ou non des emplois que les autochtones ne veulent pas).

Alexandre Delaigue

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2 Commentaires

  1. c’est marrant mais quand je vois sur le site de Elle
    http://www.elle.fr/elle/societe
    que 63.7% des femmes pensent qu’il ne faut pas accorder la gratuité des soins à tous les étrangers sans papiers je suis enervé.
    Les presidentielles risque d’être mouvementés avec une france aussi divisé

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