Pour ceux qui (comme moi : on m’a raconté) ont échappé à cet évènement considérable, ce week-end, avaient lieu les « NRJ Music Awards« , une opération de promotion des variétés françaises et internationales, en conclusion du Midem. Au cours du Midem, une assez large attention a été portée aux baisses de ventes de disques et à leur cause supposée : le partage de morceaux de musique en MP3 à l’aide de logiciels de « peer to peer ». On a pu voir l’ineffable Pascal Nègre, de Vivendi Universal, discuter du sujet avec des membres d’associations; on a vu surtout, lors des « music awards » les présentateurs de l’émission, dûment préparés, ne pas manquer de lancer diverses attaques contre le téléchargement musical et faire la morale à l’assistance.
Le présentateur de l’émission a ainsi expliqué, en présentant un disque édité et dont les droits d’auteurs iront à une cause humanitaire, qu’il ne fallait « surtout pas le télécharger, pour la bonne cause ». Voilà un raisonnement extrêmement curieux. Ce disque est probablement vendu une vingtaine d’euros dans le commerce. Sur cette somme, c’est probablement 20% au grand maximum qui est fait de droits d’auteurs; c’est donc au mieux 4 euros par disque vendu (et probablement beaucoup moins) qui iront à la cause humanitaire.
Supposons un individu qui télécharge ce disque via un réseau de peer to peer (pour un coût pratiquement nul), et qui ensuite fait un don de 20 euros à la cause humanitaire promue par ce disque; l’individu écoute son disque pour le même prix, et la cause humanitaire reçoit 5 fois plus. On dira que cette présentation est biaisée et que rien n’assure que le « téléchargeur » va faire ensuite un don à la cause humanitaire; c’est exact mais un tel disque est une façon bien curieuse de promouvoir les causes humanitaires. On se plaignait de ce que l’ARC de la grande époque ne consacre qu’à peine un tiers de son budget à la recherche contre le cancer; comment alors promouvoir une aide humanitaire dans laquelle 20% de ce qui est dépensé par le donateur est effectivement reversé à une cause humanitaire, alors qu’il existe un moyen technique qui permettrait aux individus de reverser 100% de leur don? Insister sur le fait que ce sont les « droits d’auteurs » qui servent à la cause humanitaire n’est-il pas tout simplement une façon de promouvoir lesdits « droits d’auteurs » en culpabilisant le public? On passera sur la comparaison de fort bon goût entendue lors de cette soirée entre le téléchargement musical et le fait de répandre des maladies infectieuses, remarque qui en disait long sur le niveau des arguments que les adversaires du téléchargement en sont réduits à utiliser.
L’absence de raisonnement se lisait également dans « l’argumentation » de Pascal Nègre concernant le téléchargement. Les reportages télévisés n’étaient guère prolixes, mais l’argument se résumait de la façon suivante : « lorsque vous achetez une baguette de pain chez le boulanger, vous la payez. La musique c’est pareil ». On pouvait voir également un professionnel de la musique s’indigner de ce que « les jeunes téléchargent et paient des sonneries de m… (sic) pour leur portable, ils n’ont qu’à payer aussi pour la vraie musique ». On n’a évidemment pas échappé au fait que l’industrie du disque, ça crée des emplois.
Il est possible de critiquer ce raisonnement de diverses façons. Premièrement, est-il certain que les téléchargements nuisent réellement aux ventes de disques? Etant données les nombreuses évolutions du secteur, il est possible de douter que le téléchargement soit véritablement la cause de la baisse des ventes. Nuisent-ils aux artistes, qui de façon au passage extrêmement contestable, touchent des droits sur les ventes de supports numériques (disques durs, CD inscriptibles…)? Et surtout, nuisent-ils vraiment à la société dans son ensemble?
Reprenons l’argument du boulanger. Il est vrai qu’on paie pour la baguette du boulanger; pourquoi ne devrait-on pas payer pour écouter de la musique? La différence provient de ce que les économistes appellent la rivalité d’usage d’un bien. Si j’achète une baguette de pain, je prive quelqu’un d’autre de l’usage de cette baguette; comme produire une autre baguette a un coût (car cela nécessite du travail et des facteurs de production rares), un prix apparaît, qui traduit à la fois la rareté du bien et le désir des consommateurs d’accéder à ce bien.
Mais un morceau musical n’est pas rival. Si je télécharge un morceau de musique et le copie sur mon disque dur, je ne consomme aucune ressource : le chanteur ne devra pas interpréter une fois de plus la chanson dans un studio, il ne faudra pas presser un disque supplémentaire et le transporter sur les linéaires d’un détaillant. De la même façon que je n’empêche pas mon voisin de palier de regarder TF1 en regardant cette chaîne, je n’empêche personne d’écouter un morceau de musique en le stockant sur mon disque dur et en l’écoutant si j’en ai envie. Une oeuvre musicale peut aujourd’hui être reproduite sans coût, permettant à tout le monde d’y accéder sans géner les autres.
Les oeuvres musicales ne sont pas les seules à présenter cette caractéristique : de façon générale les informations, les données, les connaissances, sont non rivales. L’évolution technologique, en réduisant à presque zéro le coût de reproduction de certaines oeuvres (musicales, mais aussi cinématographiques, par contre la sculpture ou la peinture ne sont pas concernées) a facilité leur transmission : désormais, chacun peut profiter d’une oeuvre donnée pour un coût nul.
Le fait que certains biens soient non rivaux fait l’objet d’analyses de la part des économistes et des juristes. En effet, si un bien peut être reproduit pour un coût nul, on risque de se retrouver dans une situation peu satisfaisante en termes d’incitations. Supposons que je sache que je peux inventer un vaccin contre le paludisme en dépensant 10 milliards d’euros en recherche et développement. Cela me permettrait de vendre une dose de vaccin pour une vingtaine d’euros (un prix dérisoire étant données les conséquences de la maladie) à chaque malade et de réaliser au passage un profit confortable. Mais si dès que j’invente ce vaccin (en en supportant les frais), quelqu’un le copie, sans avoir eu à supporter mes frais de recherche, et en revend des doses pour 5 euros, je serais ruiné; je n’ai donc aucune incitation à développer un tel vaccin. D’où l’invention du droit d’auteur, en matière industrielle et artistique, qui se fait progressivement au cours du 19ème siècle. Le droit d’auteur octroie un monopole d’usage sur une invention ou une oeuvre à son auteur pendant une période de temps limitée, à l’issue de laquelle l’invention ou l’oeuvre entre dans le domaine public : il est alors possible de la copier sans avoir à payer de droits à l’auteur initial. Pour reprendre l’expression d’Abraham Lincoln, le droit d’auteur vise à ajouter « le carburant de l’intérêt au feu du génie », à inciter les gens à développer de nombreuses oeuvres originales et inventions.
Avant de débattre de l’intérêt de ce mode d’incitation des gens à la créativité, il convient de noter que cela confère à la « propriété intellectuelle » un statut bien particulier et différent des autres formes de propriété. Ne pas respecter la propriété intellectuelle (par exemple en écoutant une version pirate d’un disque) ne cause aucun préjudice à l’auteur, contrairement au fait de lui voler des biens tangibles. Je ne coûte rien aux « Buggles » en m’inspirant du titre d’une de leurs chansons pour faire le titre de ce message par exemple. Parler de « vol » dans ces circonstances est un abus de langage et conduit à faire croire que la propriété intellectuelle est fondée sur les mêmes bases que la propriété de biens matériels. Or ce n’est pas le cas : la propriété intellectuelle est une invention récente qui n’a d’autre but que d’inciter les créateurs à créer plus; c’est une raisonnement utilitariste (qui pourrait être remplacé par un autre raisonnement utilitariste : comment étaient rémunérés les artistes autrefois?) qui conduit les législateurs à créer, sous une forme très particulière (temporaire), cette « propriété ».
S’il est difficile de trancher sur l’opportunité de la propriété intellectuelle en matière d’inventions (sujet sur lequel il faudra revenir), en matière artistique, l’intérêt de la propriété intellectuelle est par contre extrêmement contestable. D’abord parce qu’il existe bien d’autres façons de rémunérer des artistes : lors de concerts par exemple, ou par le biais de contrats publicitaires ou autres revenus issus de la célébrité. Mais surtout, parce qu’il est particulièrement douteux que la propriété intellectuelle dans ce domaine stimule la créativité. Un célèbre article d’économie, « The economics of Superstars« , montrait alors que les revenus très élevés des artistes les plus connus ne pouvaient pas être justifiés par les différences de talent avec des artistes moins connus. Ces revenus élevés viennent en réalité d’une substitution : les artistes connus, grâce aux medias modernes, peuvent satisfaire la demande en matière artistique de très nombreuses personnes simultanément, ce qui les conduit à tenir le rôle joué par d’autres artistes. La musique de fond remplace les pianistes dans les bars; le premier du top 50 satisfait la demande de musique de villes entières.
Par exemple, Da Vinci Code a été un best seller mondial, vendu à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires, et un film va en être tiré. Imaginons que ce livre n’aie jamais été écrit. Cela aurait-il réduit le bien-être des lecteurs? Sans doute pas. Il existe des millions de livres, énormément d’excellents livres, et tous les gens qui ont lu Da Vinci Code auraient pu lire un autre livre sans que leur bien-être ne soit altéré d’une quelconque façon. Il existe bien plus de livres intéressants dans le monde qu’il n’y a de temps nécessaire pour les lire. Et il existe d’ores et déjà suffisamment d’excellents romans pour combler une vie de lecteur (rien que les trois tomes du Cycle Baroque de Neal Stephenson ont de quoi occuper longtemps, très longtemps). Si ce livre n’avait jamais existé, la société dans son ensemble ne se serait pas portée plus mal (d’autres auteurs auraient été lu, c’est tout).
La prise en compte de cet effet de substitution, par lequel quelques artistes en remplacent d’autres, conduit à s’interroger sur la justification régulièrement avancée par les maisons de disques pour justifier leur existence, le fait qu’elles « permettent à des artistes d’exister ». Est-ce tellement certain? N’ont-elles pas surtout pour résultat de remplacer certains artistes par d’autres, n’ayant au bout du compte aucun effet sur la satisfaction des consommateurs de musique? Les émissions de télé-réalité type « Star Academy » ont mis en évidence, de façon involontaire, à quel point il est facile de totalement fabriquer un artiste. Si cette émission (et les multiples albums auxquels elle a donné lieu) n’existait pas, les consommateurs de musique seraient-ils vraiment frustrés? sans doute pas : ils écouteraient autre chose, et l’offre est infinie. Après tout, les grands compositeurs n’ont jamais touché le moindre droit d’auteur. Ils étaient rémunérés lorsque leurs oeuvres étaient représentées en public lors de concerts, ou bénéficiaient de dons de mécènes; la majorité d’entre eux faisaient de la musique indépendamment des aspects rémunérateurs de cette activité. La qualité de la musique disponible n’en souffrait pas, bien au contraire; Bach ou Mozart n’ont jamais touché le moindre droit de propriété intellectuelle, contrairement à Britney Spears. Bien au contraire : comme l’a montré dans un livre récent (et téléchargeable gratuitement…) l’économiste Lawrence Lessig, la « culture gratuite » a toujours été à la source de la créativité. De la même façon que les plus grands savants n’auraient jamais rien trouvé s’ils n’avaient pu bénéficier des travaux de leurs prédecesseurs, rien n’aurait pu être créé sans que les artistes ne puissent copier le travail d’autres artistes, le plus souvent sans vergogne.
Si les maisons de disque, avec l’appui des artistes sous leur coupe, ont lancé l’offensive contre les auditeurs de musique qui téléchargent, et auprès des législateurs pour qu’ils punissent le téléchargement, quitte à piétiner le droit à la vie privée des gens au passage, c’est que le progrès technologique, après les avoir placés dans une situation de monopole extrêmement avantageuse, menace de supprimer cet avantage au bénéfice des consommateurs et d’autres créateurs (tous les musiciens qui sont « remplacés » par les artistes à succès actuels). En France s’ajoute un autre aspect qui fait que les récriminations des compagnies productrices de musique ont l’oreille des politiques : le téléchargement gratuit permet aux consommateurs d’écouter la musique et de bénéficier des oeuvres artistiques qui leur plaisent, au mépris du système protectionniste d’exception culturelle (conçu sous le régime de Vichy) visant à limiter la capacité des français de bénéficier des oeuvres artistiques étrangères. De la même façon, le lobby des industries du copyright bénéficie d’un haut degré de protectionnisme aux Etats-Unis, permettant par exemple à Disney de continuer de bénéficier de l’exclusivité de l’image de la souris Mickey, alors que sans lois d’exception elle aurait déjà dû tomber dans le domaine public. Les maisons de disque, les producteurs artistiques, utilisent tous la panoplie des arguments des parasites : « si nous ne bénéficions pas de protections spécifiques, la culture va disparaître, et surtout, nous créons des emplois ». Et face au spectre de plus en plus visible de leur inutilité, en sont réduits à faire appel à la complaisance des médias et du pouvoir politique et judiciaire. En pratique cependant, la légitimité de leurs récriminations est, économiquement, extrêmement ténue.