Diamond, Mortensen et Pissarides, Nobel d’économie 2010

Le Nobel d’économie 2010 n’est pas tant un Nobel pour des personnes qu’un Nobel pour un thème de recherche économique : la théorie du chômage. Pourquoi différents pays connaissent-ils des taux de chômage différents? Qu’est-ce qui explique les fluctuations du taux de chômage dans un pays?

L’analyse traditionnelle des économistes sur la question repose sur la représentation du marché du travail comme n’importe quel marché. A un moment donné il y a un certain nombre de personnes souhaitant travailler, en fonction du salaire qui leur est offert. Il y a dans le même temps un certain nombre d’employeurs potentiels, là aussi, plus ou moins nombreux selon le salaire qu’ils devront payer aux employés. Et le salaire fluctue jusqu’à ce qu’il y ait autant d’offres que de demande de travail. Bien entendu, ce processus n’est pas toujours automatique; cela donne lieu à différents types d’explications du chômage. Les explications structurelles consistent à dire que tout ce qui va à l’encontre du processus d’ajustement par le salaire produira du chômage (exemple typique : un salaire minimum trop élevé). Les explications conjoncturelles mettent l’accent sur les chocs macroéconomiques qui s’exercent sur la demande de travail. Si les employeurs n’anticipent pas de ventes suffisantes, ils n’embaucheront pas; et comme ils n’embauchent pas, ils n’auront pas beaucoup de clients. Ce problème pourrait peut-être être résolu par une baisse des salaires réels; mais cet ajustement peut être trop long pour être socialement supportable, il peut exister des rigidités irrémédiables sur le marché du travail, ce qui nécessite une action publique, sous forme de politique macroéconomique (budgétaire ou monétaire).

Cette analyse est celle que l’essentiel des étudiants en économie apprennent au cours de leurs premières années d’études, et ne manque pas d’intérêt : elle permet d’avoir une première approche déjà assez élaborée du fonctionnement du marché du travail et des causes du chômage. Mais vous pouvez constater qu’elle repose sur l’idée de l’existence d’une situation de plein emploi, un point de référence dont une économie nationale peut s’éloigner, mais qui constitue la situation souhaitable. La métaphore qui permet de comprendre cette situation de référence pourrait être celle utilisée par Alfred Sauvy dans “la machine et le chômage”, la métaphore de la main et du gant. L’ensemble des emplois disponibles est une main, et les employés sont les doigts du gant. Si un doigt du gant est trop court, le gant sera inadapté à la totalité de la main. On raisonne ici sur une structure statique de l’économie nationale et des emplois disponibles, dans lesquels les salariés doivent finir par s’insérer.

Le problème de cette perspective est de ne pas parvenir à rendre compte d’un certain nombre de réalités du marché du travail. Même dans les périodes durant lesquelles le chômage est très faible, il y a énormément de créations et de destructions d’emploi : en gros, chaque année, près de 15% des emplois sont créés et détruits, un chiffre valable pour l’ensemble des pays développés. Comment rendre compte de ce phénomène en supposant une structure à peu près stable des offres et des demandes de travail? Par ailleurs, il n’est pas rare de constater simultanément un fort taux de chômage et un très grand nombre d’emplois disponibles. Après tout, même en période de chômage très élevé, il y a énormément de créations d’emploi. Lorsque vous lisez dans le journal “320 000 emplois ont été détruits en France l’an dernier”, il s’agit d’une présentation trompeuse : ce chiffre correspond à l’écart entre créations et destructions d’emploi. Mais cela signifie que des millions d’emplois ont été créés l’année dernière, et des millions détruits. Comment comprendre la dynamique générale de l’emploi sans comprendre l’ensemble de ces flux?

De la même façon, les implications du modèle classique sont assez éloignées de l’expérience réelle. Cela revient en pratique à considérer que le chômage s’explique soit par le fait que les chômeurs préfèrent avoir plus de temps libre plutôt que de travailler au salaire qui leur est proposé; soit qu’ils sont suffisamment idiots pour préférer végéter au chômage plutôt que d’accepter un salaire légèrement plus faible. Est-ce vraiment une façon réaliste d’appréhender le problème?

Une façon alternative de voir les choses a consisté à étudier la façon dont, concrètement, les ajustements se font sur les marchés, plutôt que de se fonder sur la métaphore Walrasienne d’un commissaire-priseur qui annonce des prix à une grande foule d’acheteurs et de vendeurs, jusqu’à trouver le bon. Dans la pratique, ce que l’on appelle le “taux de chômage” résulte d’une multiplication de créations de postes, de destructions, de personnes qui entrent sur le marché du travail, qui exercent un emploi temporairement mais seraient désireuses d’en trouver un autre, et de gens qui cherchent un emploi.

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour le marché du travail. Considérez une personne qui souhaite faire le plein de carburant pour sa voiture. Elle va devoir trouver une station-service. Une fois qu’elle en a trouvé une, elle peut soit faire le plein dans celle-ci, soit continuer d’en chercher une autre qui peut éventuellement offrir du carburant moins cher. Qu’est-ce qui motive sa décision? chercher une autre station a un coût (perdre du temps et du carburant à tourner entre les différentes stations) mais apporte un avantage potentiel (la possibilité de trouver une station moins chère). Chacun a pu prendre ce genre de décision : dois-je vraiment perdre mon temps à chercher, avec la perspective de gagner quelques euros pour mon plein, ou est-ce que je reste à la première station trouvée? Assez logiquement, si chercher une autre station a un coût élevé pour un bénéfice potentiel faible, je resterai ou je suis.

Mais cela a des conséquences sur la structure du marché et les prix. Si les propriétaires de stations-service constatent que l’essentiel de leurs clients ne passent pas beaucoup de temps à chercher les prix les plus bas, ils sauront qu’ils peuvent maintenir des prix élevés, se comportant comme des monopoles. Un concurrent potentiel pourrait baisser les prix et attirer la clientèle, mais pourquoi le ferait-il si trop peu de gens sont à l’affût de bas prix? Cette idée a été modélisée par l’un de nos Nobel du jour, Peter Diamond, en 1971, qui a montré que ce problème de recherche d’information pouvait avoir des conséquences significatives sur le fonctionnement des marchés. Vous vous demandez pourquoi les station service répercutent rapidement les hausses du prix du pétrole, et beaucoup plus lentement les baisses? Maintenant, vous le savez.

Ce genre de processus de recherche se produit aussi sur le marché de l’emploi. Supposez un employeur qui crée un poste. Un premier candidat se présente, qui semble faire l’affaire. L’employeur peut soit décider de recruter celui-ci, soit décider d’attendre de voir si parmi les candidats à l’embauche, il ne va pas trouver une perle rare bien plus attrayante. Les salariés en recherche d’emploi sont dans la même situation : dois-je accepter ce premier poste qui m’est proposé, qui est correctement payé mais ne m’attire pas plus que cela, ou dois-je attendre de trouver un emploi plus intéressant? Au passage, cela permet de comprendre pourquoi le taux de chômage est beaucoup plus élevé pour les non-qualifiés. Supposons qu’il y ait deux types d’emploi, et deux types de salariés, qualifiés et non qualifiés. Les emplois qualifiés sont mieux payés, et ne peuvent être effectués que par les salariés qualifiés; les emplois peu qualifiés peuvent être occupés par les deux types d’employés. Supposons qu’un salarié qualifié se voie proposer un emploi peu qualifié : il peut décider de l’occuper, en attendant de trouver un emploi qualifié; une possibilité que n’a pas le peu qualifié. résultat, notamment en période de difficultés économiques, le taux de chômage des non qualifiés sera très fort, si les qualifiés décident d’occuper “en attendant” ces postes. Ou alors, partant du principe qu’ils finiront par trouver un emploi correspondant à leurs qualifications (alors que le marché est bouché) ils resteront dans la file d’attente au lieu d’aller tout de suite trouver un emploi.

Peuvent également se poser des problèmes de coordination entre employeurs et employés. Constatant qu’il y a peu d’offres d’emploi dans leur qualification, des personnes peuvent décider de ne pas chercher dans ce domaine, ou d’attendre avant de se lancer dans une recherche d’emploi. Du coup, les employeurs vont constater qu’il y a très peu de candidats pour les postes qu’ils offrent, et comme chercher un employé est coûteux, renoncer à présenter des offres d’emploi. Recherche d’emploi des salariés, recherche de salarié par les employeurs, efficacité de l’appariement final entre employeur et salarié : tous ces éléments doivent être pris en compte simultanément pour comprendre la dynamique du marché du travail.

Ces auteurs ont posé le problème, et conçu des modèles permettant d’appréhender cette dynamique. Diamond a posé le problème dans un article de 1971; le modèle le plus abouti y répondant a été publié par Mortensen et Pissarides en 1994. Ces modèles ont totalement changé la façon dont les économistes raisonnent vis à vis du chômage et des politiques qui permettent de le réduire.

Considérez par exemple l’assurance-chômage. Dans la version classique, celle-ci est nuisible et crée du chômage, au point qu’un Jacques Rueff considérait que la crise des années 30 s’expliquait par un accès de paresse des salariés, encouragé par le développement des assurances sociales. En effet, elle incite les salariés à attendre sans travailler plutôt que de reprendre un emploi. Dans la nouvelle analyse du fonctionnement du marché du travail, l’effet est beaucoup plus ambigu. Certes, l’assurance-chômage peut inciter les personnes à attendre plutôt que de prendre le premier emploi disponible. Mais cette attente peut avoir des effets positifs, parce qu’elle laisse le temps aux personnes de trouver un emploi dans lequel elles pourront mieux utiliser leurs compétences. Il vaut mieux qu’un bac+5 passe 6 mois au chômage indemnisé, le temps de trouver un emploi dans lequel il pourra donner la pleine mesure de ses capacités, plutôt qu’une organisation sociale dans laquelle il est obligé très rapidement d’aller emballer des hamburgers pour subvenir à ses besoins. Un bon système d’allocations chômage doit donc à la fois laisser aux gens le temps de trouver un bon emploi; leur fournir le plus d’informations possible pour faciliter leur recherche; et leur fournir des incitations à cesser de chercher lorsqu’ils ont trouvé un emploi dans lequel ils seront productifs. Construire des systèmes de ce type est difficile; mais c’est une réflexion infiniment plus subtile que celle que l’on voit déjà fleurir dans les commentaires des articles grand public consacrés aux Nobel de l’année, sur le thème des chômeurs fainéants que l’on paie à ne rien faire.

Mortensen et Pissarides sont spécialisés dans ce domaine de l’économie du travail, contrairement à Diamond qui a publié dans de très nombreux domaines, même s’il est récompensé aujourd’hui pour ses travaux sur l’impact de la recherche d’information sur les structures et les prix de marché. Ces derniers temps, il s’est beaucoup consacré à la question des retraites (à la base, il est l’auteur en 1965 d’un modèle à générations imbriquées qui porte son nom, très utile sur ce sujet), et du choix entre capitalisation et répartition. Il a notamment été assez critique vis à vis de la privatisation du système des retraites au Chili. Ironiquement, cette année, il n’a pas été jugé digne de siéger au conseil de la banque centrale américaine par le Congrès.

De façon générale d’ailleurs, le Nobel de l’année consacre la difficulté à transcrire les évolutions de l’analyse économique dans les politiques concrètes. Le modèle sous-jacent des politiques de l’emploi reste (si tant est qu’il y en ait un…) le plus souvent le modèle traditionnel. Alors que l’analyse économique de ce genre de problèmes a été totalement modifiée, faisant de l’analyse de ces trois auteurs le modèle dominant de l’analyse économique actuelle. Dans la période actuelle, avec un chômage qui explose, il est regrettable que la perspective des économistes soit si peu utilisée.

Pour aller plus loin, voir marginal revolution, sur Diamond, Mortensen, Pissarides, et sur ce nobel en général (ici et ici). Voir aussi Justin Fox, et cet excellent post de Glaeser. Voir aussi Krugman. En français, voir Yannick Bourquin, et surtout Etienne Wasmer, dont Pissarides était le directeur de thèse. Voir aussi cette interview de Yannick l’Horty. Cet article du Figaro a bénéficié de remarquables indications (ou pas). Ne pas manquer cette interview de Jean-Edouard de Mafeco sur le contexte du Nobel.

Alexandre Delaigue

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11 Commentaires

  1. A mon sens, ces approches complètent plus qu’elles ne s’opposent aux explications strictement macroéconomiques du chômage.
    Chapeau donc pour cette synthèse. Et merci pour les liens.

  2. "Cette analyse est celle que l’essentiel des étudiants en économie apprennent au cours de leurs premières années d’études"

    Etienne Wasmer et Yann Algan font vraiment du bon travail à Sciences Po alors : tous les points mis en avant dans cette synthèse sont abordés en cours en première année. Ce qui n’enlève rien la clarté et à l’intérêt de la synthèse susmentionnée. Merci !

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Je peux vous assurer que vous n’êtes pas dans la majorité.

  3. "Ne pas manquer cette interview de Jean-Edouard de Mafeco sur le contexte du Nobel."

    Merci pour la pub. J’étais étonné aussi que le journaliste ne me demande rien sur les travaux des Nobel de cette année, je me doutais bien qu’il avait quelqu’un de plus spécialisé sur la question sous la manche.

  4. Intéressant, mais en même temps est ce que ça mérite un Nobel ?
    http://www.challenges.fr/actuali...

    Réponse de Stéphane Ménia
    Alors, je vais être grinçant et aussi expéditif que les deux économistes interrogés : Daniel et Guerrien ne sont pas forcément les mieux placés pour parler d’économie moderne. Guerrien a décrété que tout ce qui utilisait un appareillage mathématique était fallacieux. De plus, quand il parle de Hirsch, il semble oublier la maxime de Keynes concernant les “practical men” et les économistes défunts. Quant à Daniel, il vient nous parler d’économétrie, on ne sait pas trop pourquoi. Enfin, les deux semblent méconnaître les nombreux paramètres qu’un modèle d’appariement permet d’intégrer, pour se concentrer sur un ou deux points. Bref, bouillie inutile. Le fait est que le modèle d’appariement n’est pas un modèle intuitif. Cela fait des années que je veux en faire un topo sans maths et l’idée me fatigue à chaque fois que j’y pense. Comme le disait Alexandre dans un autre commentaire, ce ne sont pas une ou deux idées qu’on peut en tirer, mais un grand nombre, souvent sous conditions. Un panorama général est possible, mais pas très digeste a priori.

  5. Ce prix Nobel a le mérite de montrer que les marchés ne s’optimisent pas tout seuls, que les mécanismes d’appariement sont à investiguer.

  6. @Stéphane, réponse au commentaire n° 5 : Ne pourrait-on pas au contraire considérer que l’une des forces du modèle d’appariement standard pour le marché du travail est qu’il soit plutôt intuitif au regard de la réalité du marché du travail, distinguant en information imparfaite les comportements "forward-looking" de salariés (dont le niveau de qualification peut par exemple varier), ceux de chercheurs d’emploi (qu’ils soient au chômage ou "on-the-job"), ceux de firmes (avec des postes de travail occupés ou vacants), avec des salaires qui peuvent être l’objet de négociations diverses (ou du type "salaire d’efficience" ou même "concurrentiel"), et avec en permanence des créations et des destructions d’emplois ?

  7. @Alexandre merci pour les liens vers les articles 🙂

    @ J-L oui, je voulais angler l’interview avec vous sur le processus de "nobélisation", abordant (succinctement) les travaux des Nobels dans l’autre article.

  8. @stephane : Je ne vois où vous êtes allé chercher que guerrien que guerrien était contre la modélisation mathématique. En l’occurence, il en fait tous les jours des maths et ses connaissances dans le domaine sont sûrement bien supérieures aux votres. Sur sa lecture du Nobel, on sera nombreux a partager votre avis. Mais arrêtons de raconter n’importe quoi sur guerrien. désolé pour la typographie, j’écris d’un mobile.

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