Joueur B : Joueur A : |
coopère | fait défection |
coopère | A reçoit 3, B reçoit 3 | A reçoit 1, B reçoit 4 |
fait défection | A reçoit 4, B reçoit 1 | A reçoit 2, B reçoit 2 |
Au sein d’une société, la coopération entre les différents individus ne va pas de soi. Une façon de présenter le problème de la coopération est le dilemme du prisonnier, présenté dans le tableau ci-dessus. Supposons que les individus A et B se rencontrent, et qu’ils soient tous deux amenés à choisir entre coopérer avec l’autre, ou faire défection. On ajoute quelques hypothèses supplémentaires :
– le gain collectif de la coopération est le plus élevé : si chacun coopère, ils obtiennent le plus grand avantage commun.
– mais chaque joueur a une incitation individuelle à faire défection : s’il fait défection pendant que l’autre coopère, il bénéficie d’un gain opportuniste plus élevé que s’il coopère.
– Par contre, si chaque joueur fait défection, leur gain commun est le plus réduit – il vaut néanmoins mieux faire défection à deux plutôt que de coopérer et de subir l’effet de la défection de l’autre.
Le tableau des gains ci-dessus (les gains en soit ne signifient rien de particulier : ils ne servent qu’à classer les différentes issues du jeu pour A et pour B) montre ce qui se passe dans une telle situation. Il est facile de constater que la solution « coopération, coopération » (notée (C;C) ) est optimale, mais qu’elle est instable : chaque joueur, sachant que l’autre a choisi de coopérer, est incité à faire défection (D) pour accroître son gain; on peut vérifier aussi que la seule issue stable du jeu est celle de la double défection, qui est aussi la pire situation pour les deux joueurs.
Le dilemme du prisonnier est appelé ainsi à cause de la petite histoire qui sert à décrire le cas, histoire de deux individus capturés qui ont le choix entre une remise de peine s’ils avouent et dénoncent l’autre, ou une peine de base s’ils restent silencieux; mais si les deux s’accusent mutuellement, ils se retrouvent tous deux en prison pour longtemps. Il s’agit de l’un des problèmes les plus célèbres de la théorie des jeux, et l’un des paradoxes les plus irritants qui soient, puisqu’il montre que la poursuite de leur intérêt par deux individus peut les conduire dans la situation la plus opposée à leurs intérêts. Il s’agit aussi d’un problème d’une très grande généralité, à la fois en sciences sociales, pour caractériser le comportement des entreprises cherchant à établir un cartel, des individus cherchant à coopérer; mais aussi en études stratégiques (la course aux armements est un modèle calqué sur le dilemme du prisonnier), et surtout en biologie évolutionniste, pour comprendre l’apparition de la coopération au sein et entre les espèces animales. Dans ce dernier domaine, les biologistes ont ajouté aux concepts classiques d’équilibre et d’optimum celui de stratégie évolutionnairement stable. Elle repose sur l’évolution de la population d’individus qui adoptent une stratégie donnée.
Par exemple, supposons une population dans laquelle chaque membre adopte spontanément la stratégie de coopération; on peut voir que cela ne sera pas stable. Imaginons en effet que quelques individus « déviants » décident de pratiquer la défection systématique : ils vont recevoir un gain supérieur aux autres qui coopèrent tout le temps, au détriment de ces derniers. La proportion de défecteurs dans la population va donc avoir tendance à augmenter, jusqu’au point ou la population ne sera composée que de défecteurs et que plus aucun coopérateur n’aura survécu.
Vu sous cette forme, le dilemme du prisonnier rend pessimiste sur les possibilités de coopération dans les sociétés et dans les espèces. Ce qui est surprenant, car dans la pratique, que ce soit dans le règne animal ou dans les sociétés humaines, la coopération est bien plus fréquente que ce que le modèle ne laisse suggérer. En effet sont pratiquées des stratégies sophistiquées permettant de favoriser la coopération.
L’une de ces stratégies a été décrites par Robert Axelrod dans un célèbre ouvrage, « the evolution of cooperation ». Axelrod y a décrit des compétitions de dilemme du prisonnier répétés qui ont opposé diverses équipes, qui testaient des stratégies permettant d’obtenir le gain le plus élevé (On peut tester différentes stratégies à l’aide des applets présentées à cette page). Le programme qui réalise les meilleures performances, appelé « tit for tat » (donnant, donnant) se trouve être assez simple, puisqu’il peut être écrit en deux lignes :
– au premier tour coopérer, puis,
– à chaque tour, jouer ce que l’adversaire a joué au tour précédent.
cette stratégie présente beaucoup d’avantages. Elle est bénigne : le joueur qui l’adopte ne prend pas l’initiative de la défection. Elle met en oeuvre une sanction en cas de défection : si l’adversaire fait défection, je le punis au tour suivant en lui renvoyant son propre comportement. La sanction est claire, mais non définitive : si l’adversaire a compris et se remet à coopérer, je me remets aussi à coopérer. Enfin, cette stratégie peut être affichée de façon transparente : si j’annonce à mon adversaire que je joue de cette façon, il n’a pas d’autre choix que de coopérer s’il veut maximiser son gain. Ce que constate par ailleurs Axelrod, c’est que cette stratégie est non seulement très performante, mais elle semble être appliquée dans une très grande quantité de situations. De nombreux zoologistes ont observé dans le règne animal l’application de stratégies de donnant-donnant; Axelrod constate l’application de cette stratégie durant la première guerre mondiale par les soldats au front, qui déclaraient par exemple « ne pas vouloir attaquer les convois de ravitaillement ennemis tant que l’ennemi n’attaque pas les nôtres ». La stratégie « donnant-donnant » se retrouve aussi, exprimée sous d’autres formes, dans de nombreux codes moraux religieux et philosophiques (l’impératif catégorique Kantien, qui énonce de ne pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas qu’autrui nous fasse, en est une forme).
La stratégie « donnant-donnant » n’est pas exactement évolutionnairement stable, dans la mesure par exemple ou elle n’empêche pas un individu qui adopterait la stratégie « coopération systématique » de subsister; mais elle est remarquablement efficace pour éliminer les comportements de défection. Aucun individu n’a intérêt à prendre l’initiative de celle-ci. Les biologistes commencent à comprendre comment des stratégies de ce type conduisent à éliminer ou isoler les individus qui ne coopèrent pas.
Donnant-donnant peut présenter diverses variantes; parmi celles-ci, on peut noter donnant-donnant discriminatoire, qui se présente de la façon suivante. Supposons qu’une population puisse être divisée en deux catégories : appelons les « bleus » et « rouges ». Le critère de différenciation importe peu, l’essentiel est qu’il soit identifiable par chacun (dans une société humaine, cela pourrait être la couleur de peau, l’adresse de résidence, l’accent ou la façon de parler, le sexe, ou autre). « Donnant-donnant discriminatoire » s’énonce alors de la façon suivante :
– avec des individus de mon groupe, j’applique « donnant-donnant »;
– avec des individus de l’autre catégorie, j’applique systématiquement « défection » (parce qu’on ne peut pas faire confiance à ces gen-là).
Cette stratégie est remarquable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle est évolutionnairement stable : si un rouge décide par exemple de changer d’attitude et de coopérer avec un bleu, il va subir le coût de la défection du bleu, et en conclure qu’on ne l’y reprendra plus. Il faut noter aussi que cette solution est stable mais inférieure à un donnant-donnant normal, puisque chaque fois que je rencontrerai un individu de l’autre catégorie, je ne recevrai que le gain de la double défection. Cette stratégie stable présente une autre caractéristique : si l’une des deux catégories de population est en nombre minoritaire dans la population, en moyenne, des inégalités vont se développer : les gens appartenant à la couleur minoritaire sont en effet plus souvent amenés à rencontrer des gens avec lesquels l’issue est la défection réciproque; en moyenne donc, le gain qu’ils ont à attendre de la coopération dans la société est plus faible que celui perçu par les membres de l’autre catégorie. Cela va créer des inégalités, qui seront durables tant que le donnant-donnant discriminatoire est appliqué – et cela peut durer éternellement, car aucun comportement individuel ne peut changer cette stratégie. Cela crée donc une trappe à pauvreté dans la société.
Une façon de présenter ce type de trappe peut être la suivante. Supposons un pays divisé en deux catégories de population (bleus et rouges toujours); supposons aussi qu’historiquement, une catégorie – mettons, les bleus – est moins éduquée que l’autre. La raison de cette situation peut être par exemple qu’il y a un siècle, les bleus étaient les esclaves des rouges; ou alors, que les bleus ont émigré il y a quelques générations, en provenance d’un pays ou le système éducatif était défaillant. Les employeurs, qui sont dans une majorité écrasante rouges (puisqu’ils sont mieux formés) peuvent tenir le raisonnement suivant : « je ne vais pas recruter de bleus, car ils sont le plus souvent peu formés ». Conscients de cela, les bleus peuvent penser « à quoi bon me former : de toute façon, même si je suis formé, la majorité des employeurs refuseront de m’embaucher, pensant que je ne suis pas compétent ».
Au bout du compte, tout le monde verra ses anticipations se réaliser : les employeurs constateront qu’ils ont raison de discriminer contre les bleus, et les rares employeurs qui agiront autrement le regretteront, constatant que les bleus qu’ils emploient sont peu formés; de leur côté, les bleus constateront que les employeurs refusent de les embaucher; les quelques bleus qui feront l’effort de se former verront ces efforts bien mal récompensés, et connaîtront les plus grandes difficultés à trouver un employeur qui leur fasse confiance. Les bleus continueront donc majoritairement de peu se former, les employeurs de peu les recruter : les bleus se trouveront dans une trappe à pauvreté d’où il est très difficile de sortir.
Au cours des dernières semaines, ou la question des discriminations a été abordée ad nauseam, j’ai souvent pensé à ce type de modèles de trappe à pauvreté par la discrimination. Bien sûr, ils ne sauraient décrire la réalité sociale française dans son ensemble; néanmoins, ils mettent l’accent sur des dimensions que le débat public a totalement négligé. La plus importante d’entre elles, c’est que la discrimination peut fort bien être un comportement parfaitement rationnel et unanimement partagé (y compris par ceux qui en pâtissent le plus), et pas seulement l’attitude déplorable de quelques xénophobes aigris.
Economiquement, les discriminations assises sur des préjugés n’ont aucune raison de perdurer. Reprenons notre pays dans lequel les employeurs sont rouges et qui contient une minorité de bleus. Supposons que les employeurs soient xénophobes et qu’en raison de ce préjugé, ils refusent d’embaucher des bleus. Le salaire des bleus sera donc plus faible. Mais c’est une chance en or pour les entrepreneurs non xénophobes : il leur suffit d’embaucher les bleus à leur salaire de marché, et ils pourront alors concurrencer les xénophobes en produisant avec ce travail bon marché. Dans ces conditions, on devrait assister à une convergence rapide des salaires entre bleus et rouges (face au succès économique des entrepreneurs non xénophobes, d’autres se lancent, élevant la demande de travail vis à vis des bleus; dans le même temps, les employeurs xénophobes font faillite). Les succès des modèles d’intégration économique d’autrefois ont reposé sur ce type de mécanisme. Ce mécanisme n’est pas parfait, et dépend des conditions de fonctionnement du marché du travail; la convergence des salaires entre « bleus » et « rouges » peut susciter des frictions (les salariés rouges peuvent protester contre cette concurrence déloyale qui fait baisser leurs salaires); des réglementations qui limitent l’emploi de salariés peu qualifiés peuvent amplifier le problème, si les bleus sont moins qualifiés que les rouges. Mais sur le long terme, ce modèle offre des sources d’optimisme.
Les modèles décrivant des trappes discriminatoire, comme les exemples présentés ci-dessus, rendent beaucoup moins optimiste. Comment passe-t-on du modèle précédent à des trappes? Un facteur peut être l’évolution de la demande de travail. Si celle-ci se déplace vers des activités nécessitant du travail plus qualifié, l’avantage des bleus en termes de coût peut ne plus suffire à contrebalancer leur écart de qualifications, créant le cercle vicieux vu plus haut. Ou alors, si la société tend à s’organiser en groupes homogènes appliquant de plus en plus leurs propres codes, et cultivant la « différence » vis à vis des autres groupes, la suspicion réciproque du « donnant donnant discriminatoire » peut s’installer. En tous les cas, une telle situation est très grave parce que beaucoup plus difficile à résorber. Une élévation de l’emploi par exemple, dans cette perspective, ne change rien à la situation de la catégorie minoritaire. Dans les trappes, chacun reçoit ce qu’il s’attend à recevoir de la part des autres. Dans une telle société, ceux qui sont de bonne volonté et font des efforts – employeurs qui refusent de discriminer, bleus qui font des efforts de formation – sont toujours punis. Tous les signes indiquant un déplacement de la société dans cette direction devraient être sujets de grande inquiétude.
Parmi ceux-ci, un comportement nihiliste des « bleus », consistant à détruire les symboles de la société « rouge » qui selon eux les rejette; le discours partagé parmi eux selon lequel les études ne servent à rien, aboutissant à une déculturation effarante; Le repli vers des « identités » de substitution; du côté de la société « rouge », un discours expliquant que la situation et le comportement des « bleus » est dû à leurs idiosyncracies, une attitude globalement discriminatoire, l’incantation rituelle selon laquelle l’assimilation des bleus passe par la disparition de leur identité propre; une séparation croissante, géographique et culturelle, entre bleus et rouges, sont autant de signaux d’alarme indiquant un glissement vers des trappes discriminatoires. Cela ne vous rappelle rien?
C’est peut-être dans cette perspective qu’il faut écouter le désarroi d’un Alain Finkielkraut, qui lui a valu récemment un lynchage médiatique en règle. Ses propos ont fait l’objet de multiples et fort intéressantes dissections (voir par exemple versac, commentaires et vaticinations, ou samizdjazz) et je me sens bien en peine d’y ajouter quoi que ce soit. Mais au delà des honteuses distorsions de la presse à l’endroit de l’individu et de ses propos, de termes et d’idées contestables, il reste un point qu’il faudrait méditer. Ce que nous explique Finkielkraut, c’est que la discrimination en France aujourd’hui n’est pas le fait de quelques xénophobes, qu’elle n’est pas une affaire de méchants et de victimes, mais qu’elle est un phénomène en voie de généralisation, y compris, et c’est le point le plus important, chez ceux que l’on considère ordinairement comme ses victimes. Il a peut-être tort : mais s’il a raison, les conséquences potentielles sont suffisamment graves pour que l’on s’en préoccupe.
Très intéressant.
Je crois qu’on peut étudier sous l’angle "donnant-donnant discriminatoire" le problème de l’enseignement supérieur en France, partagé entre les universités et les Grandes Ecoles.
Ce partage semble se faire tant au niveau des employeurs que des étudiants et des enseignants-chercheurs.
"Economiquement, les discriminations assises sur des préjugés n’ont aucune raison de perdurer."
Je défends l’hypothèse inverse. Il me paraît qu’il s’agit bien au moins en partie d’un problème économique. Voir plus bas.
"on devrait assister à une convergence rapide des salaires entre bleus et rouges"
Je pense pas. Ce modèle me semble foireux.
A poste égal, on verra plutôt une diminution des salaires des rouges (c’est logique, puisque concurrence des bleus) mais pas une augmentation des salaires des bleus (car ce salaire est déterminé par la demande de travail des bleus, et des étrangers bleus il en arrive des nouveaux tous les jours). En ce qui concerne l’ensemble du marché, les rouges vont se déplacer vers les postes les mieux payés et les bleus resteront dans les emplois à bas salaire (à taux d’emploi égal).
"Une élévation de l’emploi par exemple, dans cette perspective, ne change rien à la situation de la catégorie minoritaire."
Je pense au contraire qu’une forte élévation de l’emploi qualifié force les employeurs (à cours de rouges disponibles) à choisir des bleus. Une élévation de l’emploi non-qualifié ne change par contre rien (le nombre de bleus étant pour ainsi dire inépuisable).
"Il a peut-être tort : mais s’il a raison, les conséquences potentielles sont suffisamment graves pour que l’on s’en préoccupe."
Si je comprends bien, Finkelkraut dit: s’il n’y a qu’un problème de xénophobie de la part des rouges, c’est pas grave ou moins grave que s’il y a un problème de xénophobie de la part des rouges et des bleus.
C’est certes plus grave pour les rouges (qui bénéficiaient du statu quo) mais en quoi est-ce plus grave pour les bleus? Ils seront encore plus discriminés? Leur choix se résumerait donc à "ferme-la ou on te la mets encore plus profond"?