A la lecture de ce billet de Becker, je me dis que ce n’est pas le genre de production qui va améliorer la popularité des économistes chez les non initiés. En fait, ce texte est un archétype de Beckerisme. La méthode est élégante et, sans aucun doute, pertinente et cohérente à bien des égards. Pourtant, au milieu, en regardant bien, on a cette étrange sensation que ce type vit sur une autre planète, puisqu’il explique très sérieusement qu’il ne faut pas aider les victimes de catastrophes naturelles (je grossis le trait, mais c’est un peu cela). Et, en regardant d’encore plus près, on se rend compte que, contrairement à un paquet de gens, il ne semble pas avoir vu les pauvres au milieu de l’eau ! Car, que nous dit Becker ? Il explique que la décision de localisation des agents devrait se faire selon un calcul de coûts-bénéfices (en univers probabiliste, sur la base d’espérances mathématiques). Jusque là, si on accepte ce mode de raisonnement, pas de problème. Il en déduit que tout ce qui ressemble à une forme d’assurance gratuite, sous la forme notamment de l’indemnisation accordée par l’Etat fédéral en cas de catastrophe, est de nature à biaiser les décisions des agents, dans la mesure où, anticipant une aide en cas de sinistre, les individus ne tiendront pas compte des coûts engendrés par celui-ci (ben, oui, ils ne les supportent pas vraiment).
Si ce mode de raisonnement semble soutenable pour ceux qui ont pu quitter la ville, il apparaît fantaisiste pour les autres (oui, les noirs, pauvres, handicapés, sans permis de conduire, avec des caisses en panne et pas foutus d’en tirer une vite fait bien fait). Pour expliquer cette distance de l’analyse à la réalité, je ne vois que trois solutions :
1 – les gens restés à la Nouvelle Orléans n’ont pas lu les travaux de Becker et n’ont donc pas pu évaluer correctement l’espérance d’utilité consécutive à leur décision d’y habiter. Sinon, ils auraient rapidement compris qu’elle était infiniment négative, ou presque. Prenez une probabilité, même faible, d’un gros ouragan sur la ville ; prenez la certitude de ne pas pouvoir la quitter si un tel évènement arrive ; évaluez en termes d’utilité le fait de mourir et calculez l’espérance correspondante. Vous obtenez quelque chose de très très négatif ! Et vous ne vivez pas là-bas…
2 – En admettant qu’ils aient lu Becker, c’est que son modèle est foireux, puisqu’une évaluation rationnelle aurait du les pousser à ne pas vivre là. Après tout, dans la mesure où les indemnisations a posteriori sont négligeables compte tenu des coûts encourus, on doit en déduire qu’un système d’incitations non biaisé par les politiques publiques ne fonctionne pas
3 – le mode de raisonnement de Becker n’est valable que dans un monde respectant la condition de survie du modèle d’équilibre général, à savoir que pour qu’un équilibre de marché existe et soit optimal, tout le monde doit disposer de ressources minimales pour survivre. On admettra que pouvoir se barrer en quatrième vitesse si un ouragan vous arrive en pleine poire fait partie du “kit de survie” néoclassique. Voilà ce qui arrive quand on ne respecte pas le travail d’Arrow et Debreu…
Il semblerait que Becker opte plutôt pour la solution numéro 2, puisqu’il recherche dans la fin de son article un genre d’optimum de second rang, dans lequel la réglementation jouerait un rôle non négligeable pour empêcher les gens de vivre n’importe où. Et alors, Gary ? On a passé ses vacances en France ou quoi ?
Tout compte fait, je vous encourage à lire le billet de Becker (celui de Posner n’est pas mal non plus dans le genre…), car si on peut y trouver à redire comme je l’ai fait, il reste que l’analyse (qui n’est pas originalement le fait de Becker) capture une dimension du problème, qui n’a rien d’absurde en soi. Mais comme souvent, avec cette façon typique qu’il a de faire usage du réductionnisme (*) , on finit par s’interroger sur le sens que pourrait avoir la vie si nous étions tous des Gary Becker…
Quoi qu’il en soit, le plus important n’est pas là. Ce qui inquiète aujourd’hui, c’est le risque qu’une seconde catastrophe frappe le Sud des Etats Unis, comme le rapporte Associated Press : “NEW YORK (AP) – Emu par les ravages de Katrina aux Etats-Unis, Michael Jackson a écrit une chanson pour récolter des fonds en faveur des victimes de l’ouragan, a annoncé mardi sa porte-parole Raymone K. Bain.”. Après les pauvres, les enfants en danger ?
(*) je ne sais pas si j’ai bien capturé toutes les subtilités de sa théorie du crime, mais j’en ai notamment retenu qu’en la poussant un peu aux limites, la peine de mort pour les voleurs de voiture est quand même le meilleur moyen d’éviter qu’on vous braque la Béhème
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Pour ceux que je connais : Dans le midi de la France
Des gens qui habitent dans des zones (gravement) inondables, qui le savent, qui sont inondés régulièrement, les "pouvoirs publics" les encouragent à partir, plus aucune assurance pour couvrir l’habitation (même avec des primes hyperboliques)… Et qui restent et vous donnent de bonnes raisons de le faire. Et d’autres qui protestent contre la réglementation qui les empêche de construire et font tout pour obtenir de la mairie un permis, malgré les risques.
Idem que all. Les gens ne sont pas uniquement rationnels. Des assertions pareilles sont stupides: "est de nature à biaiser les décisions des agents, dans la mesure où, anticipant une aide en cas de sinistre, les individus ne tiendront pas compte des coûts engendrés par celui-ci". Ce mode de raisonnement n’est même pas du tout soutenable pour ceux qui ont pu quitter la ville…
Tous ceux qui ont une baraque, y ont investit leurs petites économies au cours des années, y ont vécu et y ont été heureux me comprendront. Aucune compensation financière (assurance ou aide publique) ne remplacera la perte subie.
Becker est vraiment le type d’économistes imbuvables pour les non-initiés (ceux qui croient que l’économie est une science humaine), t’as raison.
Coucou c’est moi. 4 trucs
– Tu n’as pas noté cette phrase très marquante de Becker dans un article précédent http://www.becker-posner-blog.co... ):
« The decision to abandon or not cannot be left to the market. »
L’ultra-libéralisme primaire n’est plus ce qu’il était.
– La condition de survie de Arrow Debreu sert uniquement à éluder la question de la possibilité que les gens meurent pendant le processus de tâtonnement, ce qui, mathématiquement, pourrait causer un problème de discontinuité qui pourrait empêcher l’équilibre d’exister. Assez différent de ce qui se passe là.
– La rationalité est une propriété vraie en moyenne. Becker, justement, avait démontré dans un vieil article (si ma mémoire est bonne) que si les agents économiques ont un comportement aléatoire dont l’espérance mathématique est le comportement rationnel, le résultat du modèle est le même, en moyenne, que s’ils étaient rationnels. On peut donc admettre l’existence de gens irrationnels sans pour autant remettre en cause les modèles construits sur la rationalité.
– Il peut être tout à fait rationnel de prendre un risque pour sa vie. La question n’est pas de savoir la désutilité qu’on associe à sa mort, mais celle qu’on associe au fait d’avoir une probabilité de l’avancer de quelques années. Il y a de bonnes chances pour qu’elle ne soit pas infinie. Moi, si on me propose de vivre gratuitement dans un grand château avec 15 domestiques, mais à côté d’une centrale nucléaire qui a une chance sur 100’000 d’exploser avant l’année de ma mort naturelle, je pense que j’accepte rationnellement (enfin, ne vous précipitez pas, il faut quand même que je réfléchisse un peu.)
Au fait, question : il y a combien de morts ? Les chiffres vont de 300 (chiffre officiel) à 10000. Je n’arrive pas à trouver de chiffres mis à jour.
rectification, l’extrait cité était de Posner
« The decision to abandon or not cannot be left to the market. »
L’ultra-libéralisme primaire n’est plus ce qu’il était.
citation hors contexte =>>
"It could be if federal, state, and local government could credibly commit not to provide any financial assistance………….."
Antoine Belgodere: "le résultat du modèle est le même, en moyenne, que s’ils étaient rationnels"
comme je suis un gros lourd, je répète encore cette petite phrase de Umberto Eco qui me fait toujours rire: "un économiste c’est un type qui, quand une personne a mangé deux hamburger et un autre aucun, vous dit qu’ils en ont mangé chacun un."
"Au fait, question : il y a combien de morts ? Les chiffres vont de 300 (chiffre officiel) à 10000."
C’est donc qu’il y en a eu 5150? 🙂
jck: "citation hors contexte"
Exact ! J’avais lu trop vite. Je me disais aussi…
Vulgos: "comme je suis un gros lourd, je répète encore cette petite phrase de Umberto Eco qui me fait toujours rire: "un économiste c’est un type qui, quand une personne a mangé deux hamburger et un autre aucun, vous dit qu’ils en ont mangé chacun un.""
Comme je ne suis moi-même pas très fin: qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Que les économistes raisonnent sur des moyennes ? Si c’est ça :
1) comme tout le monde
2) pas toujours
jck: "Si c’est ça : 1) comme tout le monde 2) pas toujours"
1) non, pas comme tout le monde. La manière "naturelle" de voir les choses n’est pas de réfléchir en termes de moyennes. Dans la petite phrase de Eco, le gars non-initié à l’économie s’attache au gars qui n’a rien bouffé et ne regarde même pas la moyenne. La plupart des économistes regarderont d’abord la moyenne, puis éventuellement qu’il y a un gars qui n’a pas bouffé. Ce qui fait qu’au lieu de réagir en essayant de nourir le gars qui n’a pas eu son hamburger, l’économiste caricatural va juger et essayer de comprendre pourquoi il n’a pas eu d’hamburger (ben oui quoi, la moyenne dit qu’il aurait dû en avoir un, donc quelque chose cloche chez ce type en-dessous de la moyenne).
2) oui, et c’est heureux.
Antoine :
– "La condition de survie de Arrow Debreu …"
Eh eh eh… Quelqu’un finit par me le sortir quand même… Avoue que c’était une réutilisation amusante, non ?
– "La rationalité est une propriété vraie en moyenne."
Indeed. Raison de plus pour se préoccuper d’aider les pas rationnels.
– "Il peut être tout à fait rationnel de prendre un risque pour sa vie."
Défendable. Pour ma part, sur ce point précis, j’ai quelques doutes sur la possibilité de prévisions rationnelles (histoire d’espace d’information) dans un groupe précis, celui des habitants qui sont restés et qui, visiblement, formaient un groupe homogène en dehors de ça.
Enfin, ,tout ceci est hautement spéculatif. Et, à mon avis, on touche aux limites du petit modèle écrit sur un coin de table (fût-il publié dans le JET). Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas traitable. Mais pas par moi… Je suis néanmoins satisfait du billet ; y a de l’écho.
Un article de l’inévitable Steven Landsburg sur le même thème :
http://www.slate.com/id/2125822/
Et voici la différence fondamentale entre Landbsurg et Becker. Landsburg : "So, I’ll use what economists call a model and humanists call a fable: a simple fiction that has enough in common with reality to focus our attention on some (but not all) of the key issues".
Et puis un type qui envisage de vivre à San Francisco ne peut pas être totalement bourrin…
Oui, il a l’air bien ce Landsburg. Mais concernant son modèle, j’ai une petite question à laquelle un spécialiste pourrait peut-être répondre. Il dit: "Now, suppose the government adopts a policy of taxing Magogians to restore the losses of Gogians after any earthquake. "
Pourquoi seulement taxer les Magogiens? Le plus logique n’est-il pas de taxer à égalité les deux villes? Pourquoi exempter Gog?
Les spécialiste peuvent-ils me dire si ça change quelque chose au niveau du partage des coûts des risques entre les deux villes et leur interchangeabilité? Moi il me semble que oui: à Gog, il y aura une taxe équivalente à celle de Magog, des prix à peu près équivalents et en plus le risque d’avoir à reconstruire sa maison (à moins, chose peu probable, que la perte de temps et le dommage moral soit lui aussi couvert?).
C’était idiot, mon dernier post? Pourquoi n’est-il envisagé qu’un impôt one-shot post-catastrophe (duquel sont forcément exempts les victimes) dans les modèles? Je veux bien qu’on utilise des modèles fictifs, mais pourquoi les prendre, à mon sens, aussi éloignés de la réalité?
Si vous raisonnez en net, c’est à un impôt one-shot que cela revient. Supposez une population de 100 divisée en deux groupes de 50, les A (sujets au risque) et les B (exempts du risque). Le risque génère un coût individuel de 10 une fois par an pour tous les A, soit un coût total de 500. Pour couvrir ce risque on prélève 5 par an et par personne dans la population entière; dans ce cas, le risque spécifique lié à la catastrophe disparaît puisque tout le monde paie 5 (en cas de cata, les A perdent 10 et sont remboursés, et ont payé 5; les B ne perdent ni ne gagnent rien, mais ont payé 5). Que vous apparteniez à la catégorie A ou la catégorie B, in fine, catastrophe comprise, vous aurez payé 5. Donc vous êtes incité à adopter un comportement risqué puisque vous subissez avec ce comportement le même coût que ceux qui sont prudents.
Merci, j’aurai dû le comprendre parce qu’effectivement le but de la taxe est de partager les coûts du risque entre tous. Je suppose qu’il applique le même raisonnement à d’autres risques tel que le chômage, la maladie, la retraite, etc?
Tient-on compte d’un surcoût collectif au cas où ce raisonnement individualiste est appliqué? Ex: dans le modèle, si Gog n’est pas aidée, elle disparaît probablement et entraîne un surcoût pour Magog (perte commerciale, afflux durable de réfugiés, etc).