Au fait, à quoi sert l’OMC exactement?

La conférence de l’OMC à Hong Kong s’est terminée, pour un bilan assez maigre. A ceux qui souhaitent se faire une idée approfondie du contexte et des enjeux de l’actuel round de Doha, je ne saurais que trop recommander la lecture du dossier consacré à ce sujet par Foreign Affairs (avant le début des négociations), et notamment les très bonnes analyses de Jagdish Bhagwati et Arvind Panagyria.

Cependant, tout au long de la semaine, l’impression qui est ressortie des articles et analyses sur l’OMC a traduit une assez grande incompréhension du rôle de cette institution. Cette incompréhension générale est assez compréhensible – en réalité, l’existence et le mode de fonctionnement de l’OMC défient l’entendement et la raison.

Lorsque l’on demande aux gens “à quoi sert l’OMC”, on a droit à des réponses parfois fleuries (ah, cet élève qui m’avait expliqué que l’OMC avait pour objectif la réalisation sur la planète de la concurrence pure et parfaite…) mais qui tournent autour de l’idée de libéralisation du commerce mondial, c’est à dire d’abaissement concerté des barrières douanières des différents pays membres. Sauf que cet objectif affiché semble être totalement à l’opposé de ceux des pays qui se rendent dans ces négociations, en voulant à toute force maintenir leurs barrières douanières. Pourquoi les gouvernements viennent-ils négocier des choses qu’ils ne veulent pas?

Plus étrange : si la réduction des obstacles aux échanges commerciaux et l’extension de ceux-ci est l’objectif de cette organisation, elle n’y parvient absolument pas. C’est le résultat surprenant obtenu par Andrew Rose. Premièrement, les pays membres de l’OMC ont-ils des politiques commerciales moins protectionnistes que les pays non-membres? la réponse est non, depuis l’existence du GATT (prédecesseur de l’OMC). Appartenir à l’OMC ne rend pas un pays moins protectionniste. Dans ces conditions, si l’on mesure le commerce entre pays membres de l’OMC et pays non membres, on constate que l’appartenance à l’OMC n’augmente pas les échanges entre pays. Ces résultats ont été discutés (voir cet article de the economist (€) sur le sujet) mais les conclusions sont restées : si le but de l”OMC est vraiment d’augmenter les échanges et de réduire les barrières commerciales, elle ne semble pas le faire de façon très efficace.

Et ce n’est pas très étonnant. Si vous vous demandez quelle est la politique commerciale la plus appropriée pour un pays, n’importe quel économiste (c’est d’ailleurs à cela qu’on les reconnaît) vous répondra : l’ouverture unilatérale, l’abaissement des barrières douanières, peu importe ce que font les autres pays. Comme le rappelait SM récemment, Joan Robinson avait résumé l’opinion des économistes de façon lapidaire : si les autres pays ont des côtes rocheuses inhospitalières, ce n’est pas une raison pour remplir nos ports de rochers… Ce qui génère des gains à l’échange, statiques et dynamiques, c’est d’acheter des produits importés moins chers que les productions nationales; les exportations n’ont pas d’autre intérêt que de payer pour les importations (car les étrangers veulent être payés en produits, pas en morceaux de papier avec des ponts dessinés dessus). Ce raisonnement, comme le rappelle Tim Hartford, chacun de nous l’utilise quotidiennement sans s’en rendre compte.

Mais pour pratiquer l’ouverture unilatérale, il n’y a pas besoin d’une institution internationale. Surtout d’une institution dont le fonctionnement est absurde. Par exemple, si un pays (mettons, les USA) décide de ruiner son industrie en augmentant ses droits de douane sur l’acier (par exemple, européen), les règles de l’OMC permettent à l’Europe d’à son tour, appauvrir sa population, à la même hauteur que les USA ont appauvri la leur, en adoptant à son tour des droits de douane “de représailles”. Quel est exactement l’intérêt d’avoir le droit de s’infliger des dommages parce que les autres le font? Et quel est l’intérêt de n’accepter d’accroître son bien-être (en réduisant ses barrières douanières) uniquement si les autres le font?
On retrouve cette aberration lors des négociations entre pays. Paul Krugman avait bien résumé l’état d’esprit des négociateurs en décrivant la “pensée GATT” comme obéissant aux trois principes suivants :
– importer, c’est mal.
– exporter, c’est bien.
– toutes choses égales par ailleurs, si importations et exportations augmentent en même temps, c’est bien.
En d’autres termes, la pensée GATT est du mercantilisme éclairé.

Ce mercantilisme est dit “éclairé” parce que sur la base des prémisses absurdes du mercantilisme (selon lesquelles le pays s’enrichit lorsqu’il accumule de l’argent et perd des biens et services – le Roi Midas en sait quelque chose), on peut aboutir à un résultat satisfaisant : l’abaissement progressif des barrières douanières dans tous les pays. Mais il faudrait se demander pourquoi les gouvernements des pays négociateurs ont besoin de faire reposer leur raisonnement sur des bases aussi absurdes pour arriver à un résultat qu’ils pourraient atteindre facilement, sans même négocier avec les autres pays. Mais le fait est que le libre-échange unilatéral n’est pas une politique commerciale très répandue (à l’exception de quelques pays, comme la Nouvelle-Zélande ou Hong Kong, qui d’ailleurs en bénéficient largement). Comment l’expliquer?

Il y a plusieurs explications potentielles. La première, peu plausible, c’est que la majorité des pays sont gouvernés par des ignorants en matière économique, qui adoptent de façon irrationnelle le mercantilisme. Cette explication peut fonctionner pour certains pays (suivez mon regard) mais n’est guère convaincante. Selon Krugman, le “GATT-think”, bien qu’aberrant sur le plan économique, fonctionne dans la mesure ou il prend en compte un élément très important : les processus politiques.

Le raisonnement est le suivant : l’ouverture commerciale a pour avantage de générer des gains nets pour l’économie nationale, mais ces gains ne sont pas répartis de façon uniforme : certains gagnent, d’autres perdent. Et surtout, les gains sont diffusés dans toute l’économie, alors que les pertes sont très localisées. Pour prendre un exemple, il est estimé que le protectionnisme sucrier aux USA apporte chaque année un milliard de dollars aux producteurs, pour un coût de 1,9 milliards de dollars pour les consommateurs. Mais il y a une dizaine de milliers de producteurs de sucre, qui gagnent donc en moyenne 100 000 $ chacun du fait de la protection; dans le même temps, supprimer celle-ci apporterait aux consommateurs américains un gain annuel moyen de moins de 7 dollars. Dans ces conditions, on comprend assez bien que les producteurs de sucre vont constituer un syndicat, subventionner les partis politiques, pour préserver les privilèges dont ils bénéficient au détriment de la population : il y a bien peu de citoyens américains, dans le même temps, qui vont changer leur vote ou protester beaucoup pour la suppression d’une mesure qui ne leur coûte que 7 dollars par an. Un gouvernement qui souhaite être réélu est donc biaisé en faveur des intérêts minoritaires, au détriment de la population dans son ensemble.

Dans cette perspective, si le gouvernement veut accroître la croissance du pays par l’ouverture des échanges, il doit se trouver des alliés. Quels sont les alliés potentiels? Les entreprises des secteurs exportateurs (qui apprécient l’abaissement des barrières douanières dans les autres pays) sont un bon exemple. Si le gouvernement obtient simultanément une hausse des importations et des exportations, il garantit que son accord aura l’approbation des salariés et des dirigeants des entreprises des secteurs exportateurs, qui viendront contrer les gens des secteurs importateurs qui se plaignent de voir leurs revenus diminuer et l’emploi baisser dans leur activité. Du point de vue d’un gouvernement qui cherche à éviter d’avoir une coalition contre lui, le gatt-think est compréhensible : au bout du compte, neutraliser les groupes de pression et abaisser les barrières douanières lui bénéficie. Faire cela au sein d’une institution internationale lui offre un autre avantage : celui de se lier les mains. De pouvoir dire si un groupe de pression vient lui demander des barrières (“pour créer des emplois” bien entendu) que ce n’est pas possible, sous peine de trahir les “engagements internationaux” de la nation.

Cette explication “politique” de la façon dont sont menées les négociations au GATT-OMC est plausible, et a quelques accents de réalité. Cependant, elle peut paraître incomplète, pour diverses raisons. La première, c’est que s’il est exact que les barrières douanières profitent à un petit nombre au détriment du reste de la population, il n’est pas si certain que les coûts soient très disséminés dans la population. Pour reprendre l’exemple du sucre aux USA, qui achète du sucre en pratique? Pour l’essentiel, ce sont des grandes entreprises agro-alimentaires, secteur assez concentré dont les dirigeants sont conscients des gains qu’ils pourraient réaliser en achetant leurs facteurs de production moins cher. En toute logique, le jeu des coalitions devrait, indépendamment de la question des exportations, aller dans le sens de la libéralisation commerciale.

Il faut en effet constater que les gouvernements semblent accorder des protections à des populations peu représentatives, peu nombreuses, au détriment de groupes de pression dont on pourrait s’attendre à ce qu’ils aient de l’influence. Par exemple, lorsque le gouvernement Bush a élevé les barrières douanières sur l’acier, les industries consommatrices d’acier (qui comprennent beaucoup plus de personnel que les aciéries) n’ont pas manqué de lui faire remarquer que ces mesures allaient détruire 6 emplois chez elles pour un emploi “sauvé” dans la production d’acier. Pourquoi le gouvernement a-t-il insisté?
De la même façon, même en considérant le clientélisme, l’attitude du gouvernement français lors des négociations commerciales internationales est surprenante. Chaque soir, ont lieu des réunions surréalistes dans lesquelles des gouvernements jurer sur leurs grands Dieux aux agriculteurs et aux ONGs qu’ils agissent dans leur intérêt, et envoyer promener les représentants des syndicats patronaux (genre Medef) lorsque ceux-ci demandent que leurs intérêts soient aussi pris en compte (les marxistes qui croient que l’Etat est le bras armé du grand capital devraient aller assister aux points de situation durant les négociations commerciales, pour voir des ministres de droite cirer les bottes des agriculteurs et des altermondialistes, tout en envoyant balader le patronat).

Dans beaucoup de pays développés, on retrouve cette situation étrange, de gouvernements pratiquant et défendant becs et ongles un protectionnisme énorme dans un secteur – l’agriculture – qui correspond à une part dérisoire de l’emploi et de la production nationale, et ne prêtant qu’une attention discrète aux volontés des représentants de secteurs d’activité infiniment plus importants et déterminants pour l’emploi et la croissance du pays. Est-ce le résultat de systèmes électoraux qui privilégient de façon disproportionnée les électeurs ruraux? Ou ces systèmes électoraux préférentiels sont-ils eux-mêmes une autre conséquence d’un favoritisme plus général vis à vis des ruraux?

Toujours est-il que l’explication par le processus politique des politiques commerciales des gouvernements, pour séduisante qu’elle soit, semble incomplète. Il existe un troisième ensemble d’explications, fondées sur la distinction entre “grands pays” et “petits pays” et l’effet “termes de l’échange” de Robert Torrens. L’idée est la suivante : si un pays est suffisamment important pour que sa demande ai un impact sur les cours mondiaux d’un produit, il peut être avantageux de pratiquer un droit de douane non nul. Ce droit de douane, en réduisant la demande nationale, réduit le cours mondial du produit, ce qui améliore les termes de l’échange – la quantité d’importations qu’une unité d’exportation permet d’acheter – du grand pays. Pour un grand pays, en présence de ce type d’effet, il peut être avantageux de pratiquer des tarifs douaniers, au détriment des autres pays. Evidemment, ceux-ci peuvent à leur tour répliquer en adoptant des droits de douane, et au bout du compte tout le monde y perd. D’où l’intérêt d’un système de règlement des différends commerciaux entre pays qui dissuade les grands pays de mener ce genre de politique, en automatisant les sanctions commerciales. Cette explication présente l’avantage de correspondre aux règles de l’OMC; elle permet d’expliquer aussi pourquoi les grands pays sont plus spontanément protectionnistes que les petits. Elle suppose néanmoins de la part des gouvernements une dose de connaissance extrêmement élevée, ce qui la rend moins réaliste (pour un résumé des différents types d’explications de la façon dont se font les négociations commerciales, voir cet article).

Explicable ou non, le mercantilisme qui détermine les politiques commerciales des Etats dans le cadre de l’OMC pose des problèmes lorsqu’il est pris au pied de la lettre. On a pu le voir avec le discours d’ONGs rageuses qui font de l’abaissement du protectionnisme des pays riches la condition du développement des pays pauvres, tout en réclamant pour ces pays le “droit” d’être protectionnistes, “droit” qui aboutit le plus souvent dans les pays pauvres à des politiques aberrantes et clientélistes. Et qui contribuent à l’idée selon laquelle ce sont les pays riches qui sont responsables de la pauvreté des pays sous-développés. Alors que comme le rappelle Tim Hartford dans un récent article du New York Times, si les gouvernements des pays pauvres veulent faciliter l’accès de leurs entreprises aux marchés des pays riches, ils feraient mieux de s’attaquer à leur corruption, à leurs bureaucraties envahissantes, qui pour le coup constituent des obstacles à la fois à leurs entreprises exportatrices et à leur développement.
Dans tous les pays d’ailleurs, le discours mercantiliste, même éclairé, risque de conduire à des politiques contre-productives, et contribue à discréditer l’ouverture des échanges, l’une des principales sources de croissance et de prospérité de tous les pays. Pas étonnant, dans ces conditions, que les négociations commerciales soient de plus en plus difficiles.

Alexandre Delaigue

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