Article au "Monde" du 14 novembre : la démographie ne résoudra pas le problème du chômage

Pendant mon absence, a été publié dans le supplément “économie” du Monde du 14 novembre un article que j’avais co-écrit avec Verel, camarade de Lieu Commun intitulé “emploi : le choc démographique ne résout rien“. L’article est accessible en ligne, mais nécessite un abonnement aux archives du journal; Verel en a publié le texte intégral sur son blog. Quelques éléments supplémentaires pour développer ce sujet.

On peut consulter deux graphiques montrant que les variations de la population active se répercutent sur l’emploi total, que de ce fait, une hausse de la population active n’augmente pas le chômage, et vice-versa.

De même, les études montrant que le marché de l’emploi absorbe très rapidement les fluctuations de population active, dans les cas du “Mariel Boatlift” en Floride, le rapatriement des français d’Algérie, de l’immigration russe en Israel, et des migrants yougoslaves en Europe, ont été présentées dans ce post consacré aux effets de l’immigration sur l’emploi; les différents liens peuvent être consultés pour plus d’informations.

Le cas de l’Irlande que nous avons cité est intéressant; il a servi d’illustration pour décrire l’effet des ratios de dépendance (le rapport entre population inactive et population totale) sur l’emploi et la conjoncture économique dans ce récent article du New Yorker par Malcolm Gladwell (l’étude originale du cas du “Tigre celtique”, par Bloom et Canning, est intitulée contraception and the celtic tiger). Les auteurs montrent que la forte réduction du ratio de dépendance (consécutive à la légalisation de la contraception en Irlande) a largement contribué au succès économique de l’Irlande au cours des 30 dernières années : le fait d’avoir moins d’inactifs à financer a permis de dégager les ressources nécessaires à la croissance et explique largement celle-ci. A l’inverse Malcolm Gladwell montrait les problèmes posés aux entreprises américaines par le ratio de dépendance que leurs systèmes de retraites d’entreprises leur impose.

Cette question de l’effet des ratios de dépendance est fondamentale parce qu’elle montre que loin d’arranger les choses, le choc démographique risque de considérablement dégrader la situation de l’emploi, en réduisant la croissance économique et en élevant le coût réel du travail. De façon générale, le raisonnement consistant à penser que l’emploi est un “stock fixe” et que de ce fait, le chômage ne vient que parce qu’il y a plus de gens qui veulent travailler que de travail disponible négligent une variable fondamentale : le prix, en l’occurrence le niveau des salaires.

Fondamentalement, si une personne est au chômage, c’est que les employeurs considèrent que l’embaucher couterait plus cher que ce que cette personne est susceptible de produire; ou, ce qui revient au même, que pour cette personne, travailler n’est pas avantageux parce que les salaires qu’on lui propose sont trop faibles. Le problème du chômage peut se résumer à cela : le prix du travail est à la fois trop élevé et trop faible. C’est sur cette équation que se cassent les dents toutes les politiques de l’emploi depuis des années. Le fait qu’il y ait moins d’actifs et plus d’inactifs retraités ne change strictement rien à cette équation : cela ne rend pas les chômeurs moins coûteux ou plus rentables à embaucher. Au contraire même : l’élévation du nombre de retraités constituera une charge supplémentaire pour les actifs, ce qui signifie que le coût du travail va augmenter (ou que sa rémunération nette va diminuer) : cela aura pour effet d’accroître le chômage, pas de le diminuer.

Etrangement, dans le même temps, il n’est pas rare de voir des gens expliquer qu’il ne va bientôt plus y avoir de chômage en France grâce à la diminution de la population active, ou qui expliquent la performance en matière d’emploi de tel ou tel pays par cet effet. Mais c’est l’effet soit d’une pensée paresseuse qui considère le chômage comme un problème de robinets, soit une version du keynésianisme hydraulique consistant à raisonner à prix et salaires fixes; dans ce cas, effectivement, les ajustements, en théorie, dépendent uniquement des quantités. Mais outre que ce genre d’hypothèse est franchement dépassée sur le plan analytique (et n’a jamais été vraie), le choc démographique et ses effets doivent s’analyser à long terme, dans une perspective ou salaires et prix s’ajustent. Et c’est cet ajustement qui produira ses effets.

Alexandre Delaigue

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5 Commentaires

  1. D’accord globalement avec l’analyse, les résultats des études micro (Card etc.) sont assez parlants. Néanmoins, le cadre institutionnel ainsi que l’intégration dans l’économie mondiale doit jouer un rôle non négligeable au niveau macro.

    J’ai fait quelques graphiques reliant l’évolution du rapport population en âge de travailler / population totale et taux de chômage (sources OCDE) sur un certains nombre de pays. Les graphiques sont visibles sur :
    img84.imageshack.us/my.ph… (Canada)
    img151.imageshack.us/img1… (France)
    img151.imageshack.us/img1… (GB)
    img167.imageshack.us/img1… (Corée du Sud)
    img82.imageshack.us/img82… (Pays Bas)
    img167.imageshack.us/img1… (USA)

    La corrélation dans le cas français est assez frappante sur toute la période, et est également marquée dans les autres pays auropéens au moins jusqu’aux années 1980.
    Aux US et Canada, les séries sont décorrélées à partir de la fin des 70’s, et en Corée du Sud, elles sont complètement décorrélées ; ce qui montre bien qu’effectivement les deux séries ne sont pas vouées à évoluer de concert ; et il serait intéressant d’étudier la cause de ces différences entre pays.

    Ce n’est evidemment pas une analyse toute choses égales par ailleurs sérieuse (crise des 70’s concommitante avec la hausse de la population, etc.), mais il y a à mon avis matière à creuser la question.

  2. On entendait souvent dire il y a quelques années que "les vieux doivent laisser la place aux jeunes". Ce credo semble passé de mode, comme l’atteste la campagne de pub du gouvernement sur l’emploi des seniors. Cependant, l’idée qu’un senior qui part à la retraite libère un emploi pour un jeune est encore bien ancrée. Ce serait oublier que, dans notre marché du travail bien particulier, ce n’est pas parce qu’on a un salaire qu’on a nécessairement un emploi (utile). Les obstacles mis aux réductions d’effectifs dans les entreprises et les administrations conduisent à maintenir certains salaires supérieurs à la productivité de l’emploi qui va avec. En conséquence, en cette période de papy boom, il est souvent plus simple pour les employeurs d’attendre le départ "naturel" à la retraite des personnes concernées, voire de les y encourager par un "congé de fin de carrière", que de tenter de supprimer un poste. Dans ces conditions, il n’y a aucune chance que l’entreprise embauche autant de jeunes qu’il y a de départs de seniors. La sécurité de salaire dont les papy boomers ont bénéficié, et la difficulté de trouver un emploi des plus jeunes, ne sont-elles pas les deux facettes d’une même politique de l’emploi?

  3. @ Antoine: l’explication ne vient elle pas des filets de protection sociaux placés, sans contraintes de résultat, a un niveau élevé et rendant une recherche de travail moins intéressante?
    L’inflexion résulterait alors, chez les autres pays Européens (hélas), de la remise a plat de leurs systèmes a la fin des années 80 , début 90, alors que nous préférons tester les limites de notre possibilité d’endettement?

    Je suis tout a fait d’accord avec l’argument du ratio de dépendance qui rend le travail a la fois plus couteux et moins rémunérateur.

    Si vous parvenez a faire passer le message que ce n’est pas le travail qui manque (il suffit de constater le nombre de produits qui n’existaient pas il y a 1, 5, 10 ans), mais que c’est l’emploi qui est bridé par des contraintes complètement dépendantes de notre volonté, alors vous aurez ma voix aux élections présidentielles.

  4. Article très intéressant. Les liens entre variation de la population active et variation du chômage sont complexes à analyser.
    L’élément de votre article qui me parait le plus discutable concerne les études que vous citez pour illustrer que "le marché de l’emploi absorbe très rapidement les fluctuations de population active", même lorsque ces dernières sont brutales. En effet, si l’on considère que le chômage est dû à des difficultés d’ajustement des prix (de salaire) pour les raisons que vous expliquez, aussi bien du côté de la demande que de l’offre de travail, alors on peut comprendre pourquoi des afflux même important de population ne déstabilisent pas le marché du travail du pays d’accueil. De mon point de vue, l’explication tient au fait que les mouvements de population concernés se font toujours dans le même sens, à savoir d’un pays dont le niveau de vie (au moment du mouvement) est inférieur à celui du pays de destination. Ainsi, les populations "arrivantes" ont de fortes chances d’avoir un salaire de réserve (celui auquel je suis prêt à travailler) inférieur à celui des populations au chômage dans ces pays (lorsque le chômage est lié à des salaires trop faibles du point de vue de l’offre).
    Autre argument, plus conjoncturel celui-ci, ces mouvements de population sont intervenus dans une période où le chômage n’atteignait pas des niveaux comparables à ceux d’aujourd’hui. L’argument du niveau du chômage n’est pas un argument en soi, néanmoins il peut-être interprété comme le signe d’un marché de l’emploi très flexible(avec un niveau de chômage structurel faible) et qui par nature, peut s’adapter aux variations de quantités de travail disponbiles Cet argument est peut-être plus discutable pour l’Irlande, mais d’autres éléments conjoncturels peuvent l’expliquer…
    Enfin, un argument qui mériterait d’être un peu plus développé est celui de l’inadéquation des qualifications de l’offre avec celui de la demande. Dans cette situation, quelle que soit le niveau des prix l’ajustement ne peut pas se faire rapidement (sauf à importer des travailleurs possédant ces qualifications)…

  5. est-ce que ça n’a pas d’influence tout de même sur le secteur publique, puisque les embauches ne dépendent pas alors de l’équilibre du marché du travail mais de la volonté politique de voir telle ou telle activité réalisée? Ce d’autant plus que les embauches ont été plus importantes à certaines périodes pour cause de développement de nouvelles missions l’Etat, sans que cela corresponde forcément à des variations de la population nationale. On a beaucoup parlé du nécessaire recrutement de profs lié au fait que la massification scolaire (école et université) à mené à des recrutements nombreux entre les années 50 et les années 70. Je suis prêt à croire que ça ne pèse pas lourd sur le marché du travail en général, mais est-ce que ce raisonnement ne fonctionne pas dans certains secteurs?

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