Albert Camus et l’économie de la peine de mort

Bien qu’ayant régulièrement parcouru les articles de Steven Levitt ces dernières années, je n’ai lu que très récemment son livre, Freakonomics, co-écrit avec Stephen Dubner. Lorsqu’il examine les hypothèses pouvant expliquer la baisse de la criminalité aux Etats Unis durant les années 90, l’évocation de la peine de mort m’a rappelé les réflexions sur la guillotine de Camus. Je me suis replongé dans ce texte. Et là, j’y ai trouvé un lien de parenté avec les quelques pages que Levitt consacre à cette question dans son livre. J’ai pensé que ce pourrait être amusant de faire un parallèle entre les deux.

Rappelons en quelques mots que pour un économiste, l’acte criminel (au sens large, toute activité illégale), peut être vu comme le résultat d’un calcul rationnel. Le criminel en puissance calcule, avant de passer à l’acte, l’espérance d’utilité que lui apportera son crime. Son choix repose sur la valeur des gains liés au crime (plus exactement, l’écart entre les gains tirés du crime et les gains tirés d’une activité licite), la probabilité d’être condamné et le coût de la condamnation.
La peine de mort est une institution qui est supposée avoir pour effet direct de faire méchamment croître le coût de la condamnation. La mort est supposée avoir un effet assez déplorable sur l’utilité d’un individu et donc sur l’espérance d’utilité dudit individu.

Petit détour pour les non initiés : une espérance d’utilité se calcule comme une moyenne des utilités attachées aux diverses issues possibles pour l’individu, moyenne pondérée par les probabilités de réalisation des issues. Dans ce cas, les deux issues sont être condamné ou pas. Si la probabilité d’être condamné est p, celle de ne pas l’être est 1 – p. Soit U(*) la fonction d’utilité de l’individu, G le gain obtenu quand on n’est pas condamné et L la perte supportée si on est condamné. L’idée est que U(L) est très négative dans le cas de la peine de mort (voire infiniment négative). De sorte que l’espérance d’utilité, qu’on calcule en faisant pU(L) + (1-p)U(G) est très faible quand la peine de mort est appliquée. Et ce, même si la probabilité d’être condamné n’est pas très élevée. Fin du détour.
L’effet recherché de la peine de mort est clairement la dissuasion. Si vous êtes sur le point de tuer quelqu’un, un rapide calcul d’espérance d’utilité vous conduira à juger que c’est une mauvaise idée et vous lui ferez plutôt un petit bisou sur la joue. Des économistes ont estimé le nombre de vie sauvées par une exécution. La plus citée des études est celle d’Isaac Ehrlich (AER, 1975), qui estime que l’exécution d’un criminel permet de sauver sept vies en dissuadant les criminels qui les auraient prises sans elle. Une vie sacrifiée pour sept sauvées, ça vaut le coup, doit-on conclure.

C’est ici qu’Albert Camus intervient… Pour lui, l’argument de la dissuasion est fallacieux. L’Etat lui-même, quand il écrit en 1957, n’y croit pas. Sur quoi se base-t-il ? Sur le fait que les exécutions ne sont plus publiques en France à cette époque. La dernière exécution publique, en 1939, avait été couverte par le journal Paris-Soir, qui avait jugé opportun d’en publier les photos. L’affaire émut tellement le pays que l’administration pénitentiaire décida de cesser les éxécutions publiques. Pour Camus, c’est bien la preuve que la question de l’exemplarité, de la dissuasion, n’était pas traitée avec sérieux par l’Etat lui-même. Sans quoi, il ne se serait pas privé de cette formidable publicité que représente le spectacle d’un corps décapité. Dans notre présentation du problème, montrer l’horreur de la mort du condamné doit avoir un effet notable sur la perception de L par l’individu. Et, une fois encore, même si on estime que sans cela, l’effet est important, on voit mal pourquoi se priver d’enfoncer le clou. Comme le dit Camus, si on veut rendre maximal l’effet dissuasif, non seulement on ne doit pas priver la population de criminels potentiels du spectacle mais, mieux encore, on devrait lui faire passer le message suivant (déjà publié dans un billet liminaire) :

“Si vous tuez, vous serez jeté en prison pendant des mois ou des années, partagé entre un désespoir impossible et une terreur renouvelée, jusqu’à ce qu’un matin, nous nous glissions dans votre cellule, ayant quitté nos chaussures pour mieux vous surprendre dans le sommeil qui vous écrasera, après l’angoisse de la nuit. Nous nous jetterons sur vous, lierons vos poignets dans votre dos, couperons aux ciseaux le col de votre chemise et vos cheveux s’il y a lieu. Dans un souci de perfectionnement, nous ligoterons vos bras au moyen d’une courroie, afin que vous soyez contraint de vous tenir voûté et d’offrir ainsi une nuque bien dégagée. Nous vous porterons ensuite, un aide vous soutenant chaque bras, vos pieds traînant en arrière à travers les couloirs. Puis, sous un ciel de nuit, l’un des exécuteurs vous empoignera enfin par le fond du pantalon et vous jettera horizontalement sur une planche, pendant qu’un autre assurera votre tête dans une lunette et qu’un troisième fera tomber, d’une hauteur de deux mètres vingt, un couperet de soixante kilos qiu tranchera votre cou comme un rasoir ?”

Pour appuyer ce point, il écrit :

“Effraie-t-elle au moins cette race de criminels sur qui elle prétend agir et qui vivent du crime ? Rien n’est moins sûr. On peut lire dans Koestler qu’à l’époque où les voleurs à la tire étaient exécutés en Angleterre, d’autres voleurs exerçaient leurs talents dans la foule qui entourait l’échafaud où l’on pendait leur confrère. Une statistique, établie au début du siècle en Angleterre, montre que sur 250 pendus, 170 avaient, auparavant, assisté personnellement à une ou deux exécutions capitales.”

Plus loin, l’auteur de la peste nous livre l’argument suivant :

“Toutes les statistiques sans exception, celles qui concernent les pays abolitionnistes comme les autres, montrent qu’il n’y a pas de lien entre l’abolition de la peine de mort et la criminalité. Cette dernière ne s’accroît ni ne décroît.(…) Tout ce que nous pouvons conclure des chiffres, longuement alognés par les statistiques, est ceci : pendant des siècles, on a puni de mort des crimes autres que le meurtre et le châtiment suprême, longuement répété, n’a fait disparaître aucun de ces crimes. Depuis des siècles, on ne punit plus ces crimes par la mort. Ils n’ont pourtant pas augmenté en nombre et quelques-uns ont diminué.”

Plus de quarante ans après, Steven Levitt commente la baisse de la criminalité aux Etats Unis en ces termes. Pour contester la validité de l’argument selon lequel c’est la hausse des exécutions qui a permis de réduire les crimes, il avance que :

“Considérant la rareté des exécutions dans ce pays et les délais qui les précèdent, aucun criminel doué de raison ne peut y voir une menace dissuasive. Bien que le nombre de peines capitales prononcées ait quadruplé en dix ans, les Etats Unis n’ont procédé qu’à quatre cent soixante-dix-huit exécutions dans les années 90.(…)
Dès lors que la vie est plus sûre dans le couloir de la mort que dans la rue, comment croire que le risque de finir exécuté pèse lourdement dans les calculs du criminel ?”

On notera évidemment que l’argument n’est pas similaire à celui de Camus sur ce point. Levitt suppose au fond que rien ne prouve que la peine de mort ne soit pas dissuasive. L peut très bien être très élevé. Simplement, p est trop faible (cette probabilité doit être comprise dans ce cadre comme la probabilité d’être condamné et que la peine soit appliquée effectivement). Il en résulte que l’élément négatif de l’espérance d’utilité du criminel, pU(L), est notoirement faible.
Mais ce n’est pas, à ses yeux, l’argument majeur. Dans un second temps, il suppose que la peine de mort est vraiment dissuasive. A partir du chiffre d’Ehrlich (7 morts évités par exécution d’un criminel), on devrait retrouver dans le cas des années 90, une baisse du nombre d’homicides proches du nombre d’exécutions multiplié par 7. Or :

“Quatorze exécutions ont été conduites aux Etats Unis en 1991 ; soixante dix en 2001. Selon les claculs d’Ehrlich, ces cinquante deux exécutions supplémentaires auraient dû valoir trois cent soixante quatre homicides de moins en 2001 qu’en 1991. L’économie n’est certes pas négligeable, mais elle représente moins de 4% de la baisse des homicides réellement enregsitrée cette année-là. C’est-à-dire que même si on s’en tient à la meilleure hypothèse avancée par un partisan de la peine de mort, cette dernière ne rend compte que du vingt-cinquième de la baisse des homicides des années 90.”

Conclusion logique : la peine de mort ne dissuade pas grand monde. Et il vaut mieux utiliser d’autres méthodes pour lutter contre le crime. D’autant que, bien évidemment, les coûts sociaux de la peine de mort ne sont pas évoqués ici : coûts financiers de gestion du système, coût de l’erreur judiciaire, coût moral, etc.
Alors, où veux-je en venir ? Oh, pas bien loin, pour tout dire. Rien d’extraordinaire, au fond. Et il y a bien sûr dans le texte de Camus d’autres éléments pour refuser la peine de mort. Mais ceux que j’ai évoqués sont intéressants car on ne s’attend pas nécessairement à les voir chez lui. Néanmoins, Camus était aussi journaliste et, pour tout dire, son texte, comme il le précise, est le fruit d’une réflexion très documentée. Or, dans ces documents, les travaux de criminologues de l’époque ont joué un rôle intéressant. Bref, un peu de futilité ne nuit pas…

Quelques textes, utiles eux, en ligne :
Becker croit au caractère dissuasif de la peine de mort et ne valorise pas beaucoup la mort des innocents (à l’inverse de Camus, du reste).
Alexandre n’est pas d’accord avec certains points du raisonnement de Becker.
Steven Landsburg livre une analyse intéressante de la peine de mort ; puis s’enlise dans une conclusion idéologique.
Une revue de la littérature sur l’économie du crime qui date un peu mais donne les bases.
– Une rapide présentation des coûts et bénéfices de la peine de mort.
– Une revue de la littérature sur l’économétrie de la délinquance, par Kramarz, Fougère et Pouget.

5 Commentaires

  1. On pourra ajouter que la plaidoirie de Badinter avait usé du même exemple: Patrick Henry avait, selon Badinter crié avec la foule "mort à Bontems, mort à Buffet" (quelle foule? où ça? je ne sais pas, j’ai juste entendu Badinter expliquer que ça avait été le cas). Si bien qu’on peut penser que Henry n’avait pas seulement expliqué qu’il était favorable à la peine de mort pour l’assassinat de Philippe Bertrand par simple stratégie, mais peut-être par conviction, ou au moins, comme règle générale…

    NB: rapidement trouvé sur wikipédia, une citation de Buffet:
    "Comme vous l’ont dit mes avocats, Maître Thierry Lévy et Maître Crauste, on dit que je vous réclamerais la peine de mort…JE VOUS LE CONFIRME, et vous me la donnerez ! Mardi, quand j’ai quitté le Palais de Justice dans les fourgons, la foule réclamait A mort fumier ! Si elle savait qu’au fond, ca me rendait service…" Buffet lui-même paraît encore moins sensible aux arguments utilitaristes…

  2. Dans toute l’histoire de France, il me semble que le crime qui fût à son époque jugé par l’institution comme étant le plus hideux qui puisse être fût le régicide commis par Robert-François Damien sur la personne de Louis XV. La lecture (déconseillée aux âmes sensibles) de la notice de la Wikipedia est à cet égard très instructive mise en regard de la théorie énoncée par Camus sur la caractère éventuellement dissuasif des pires sanctions judiciaires imaginables :

    fr.wikipedia.org/wiki/Rob…

    Il n’est alors pas étonnant de constater que Michel Foucault, dans son classique "Surveiller et punir" ( fr.wikipedia.org/wiki/Sur… ), se serve de cet exemple pour expliquer quelles stratégies assez différentes (incluant l’exécution sans public des sentences et l’isolement de l’individu au milieu d’un code moral porté par l’individu lui-même) furent par la suite jugées bien plus efficaces au sens économique de la chose pour assurer à la société la tranquilité nécessaire à sa prospérité.

  3. Excellent texte, merci ! Je me permet de rajouter aux références un texte qui devrait être offert à tous ceux qui militent pour la peine de mort (et donc aux membres du Congrès américain). Je n’arrive pas à imaginer que l’on soit encore en sa faveur à la sortie de cette lecture. évidemment, je veux parler du Dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo.

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